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été un fait nécessaire avec une religion incomplète qui mortifiait la chair1. Les temps allaient changer. « La loi de César est arrivée à son terme; elle va disparaître pour faire place à la loi de Dieu, c'est-à-dire du Dieu saint-simonien, à la fois esprit et matière, intelligence et force, sagesse et beauté, et fort suspect de panthéisme, malgré les dénégations de ses adorateurs. Au sommet devait être le Prêtre Social, représentant la religion, recevant les produits du monde entier et répartissant ensuite produits et capitaux entre la science et l'industrie, enfin consacrant le Prêtre de la science et le Prêtre de l'industrie, qui seraient son bras droit et son bras gauche, et qui donneraient, sous son inspiration, le branle à la société. « Déterminer le but de l'activité humaine, commander les travaux par lesquels ce but peut être atteint, les coordonner en les rapportant à leur fin, classer les hommes, les unir, voilà la fonction religieuse et politique, qui se résout tout entière dans la fonction sacerdotale". » Cette fonction, quant à la répartition du capital, serait accomplie par un système de banques locales reliées à la banque centrale. Au lieu d'une répartition incertaine et désordonnée faite par des capitalistes ignorants, et accompagnée de crises fréquentes, on verrait les capitaux proportionnés partout aux besoins par la toute-puissance d'une volonté douée d'intelligence et d'amour, et planant sur l'ensemble de la production".

1. « L'homme est un, » disaient-ils, corps et esprit. Le progrès à faire dans la conception religieuse consiste à recomposer l'unité. (Ibid., p. 87.) C'est, du reste, une des parties les plus vraiment philosophiques de la doctrine saint-simonienne.

2. Ibid., p. 26.

3. « Dieu est un. Dieu est tout ce qui est; tout est en lui, tout est par lui.... C'est l'amour infini qui se manifeste à nous comme esprit et comme matière, ou, ce qui n'est que l'expression variée de ce double aspect, comme intelligence et comme force, comme sagesse et comme beauté. » - - Ibid., p. 88. 4. «Dans le système d'organisation industrielle que nous venons de présenter, l'actif du budget est la totalité des produits annuels de l'industrie, son passif est la répartition de tous les produits aux banques secondaires, chacune de celles-ci établissant son propre budget de la même manière. » Ibid., p. 208.

6. Expos. de 1829, p. 205.

5. Ibid., p. 162. 7. « Pour que le travail industriel parvienne au degré de perfection au

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Pour atteindre ce merveilleux résultat, il fallait une grande autorité dans le prêtre, une grande docilité dans le fidèle. L'éducation devait produire la docilité, parce qu'elle développerait tout d'abord le sentiment et transformerait << en une idée de devoir, en un objet d'affection, les obligations qui sont imposées par les directeurs véritables, par les chefs légitimes de la société. Quant à l'autorité, le saint-simonisme lui fait place nette. Il hait l'antagonisme et, par conséquent, la résistance. Le libéralisme moderne et en particulier l'institution du jury excitent sa pitié. La loi écrite elle-même ne trouve pas grâce devant sa critique; car elle suppose une défiance à l'égard du juge ou de l'administrateur. Dans l'avenir, dit-il, toute loi est la déclaration par laquelle celui qui préside à une fonction, à un ordre quelconque de relations sociales, fait connaître sa volonté à ses inférieurs, en sanctionnant ses prescriptions, par des peines ou des récompenses2. « C'est le prêtre qui GOUVERNE; il est la source et la sanction de l'ORDRE.... Toute fonction sociale est sainte; car elle est donnée au nom de Dieu, par l'homme qui le représente.... Enfin, le repos lui-même est SAINT, car il est sanctionné, ordonné comme le travail3. »

Les saint-simoniens aboutissaient ainsi à une monstruosité, après une route toute semée de vues historiques ingénieuses, de critiques pénétrantes, d'erreurs morales et de sophismes économiques. Ils ne voyaient pas que la propriété est la rémunération même du travail qu'ils préconisaient et le fruit de l'épargne, sans laquelle le travail, privé de capitaux, est réduit à l'impuissance. Ils ne voyaient pas que l'hérédité est la conséquence et l'extension de la propriété; que l'homme travaille et amasse, non-seulement

quel il peut prétendre, les conditions suivantes sont nécessaires.... Il faut : 1° que les instruments soient répartis en raison des besoins de chaque localité et de chaque branche d'industrie; 2° qu'ils le soient en raison des capacités individuelles, afin d'être mis en œuvre par les mains les plus capables; 3° enfin que la production soit tellement organisée que l'on n'ait jamais à redouter, dans aucune de ses branches, ni disette ni encombrement.» Expos, de 1829, p. 191.

1. Ibid., p. 280.

2. Expos., 2° année, 1829-1830, p. 170.

3. Expos. de 1829-1830, 2° année, p. 165.

pour lui, mais pour sa famille, qui est un autre lui-même; que la plupart, s'ils n'avaient l'espérance de transmettre leurs biens à leur postérité, consommeraient et détruiraient de leur vivant une richesse sans avenir; qu'enfin, si la propriété acquise par le travail est le résultat de la loi économique qui donne à chacun selon ses œuvres, cette propriété est sacrée, que c'est une partie de la matière sur laquelle le propriétaire a mis le cachet de sa personnalité et que nul n'en peut disposer hors lui-même, ou celui qu'après lui il a saisi de son droit. Les saint-simoniens étaient dans une profonde illusion, quand ils croyaient régénérer le monde affranchi par un pareil principe et qu'ils répétaient avec orgueil « Jésus a dit: Plus d'esclavage; Saint-Simon s'écrie: Plus d'héritage1. »

Les capitaux se consomment et se renouvellent sans cesse ; c'est une transformation continue qui féconde la matière. Quand le Prêtre Social aurait confisqué tous les capitaux existant à un moment donné, et les aurait distribués à ses fidèles, comment aurait-il réparé les brèches et fourni au monstre dévorant de la production ses aliments de chaque jour? Par les apports que seraient venus lui faire chaque jour les producteurs? C'est là une des plus naïves illusions de la doctrine et en même temps une des plus dangereuses, parce qu'elle est de nature à séduire les classes pauvres. Celui qui n'a rien est porté à goûter un système qui lui promet quelque chose, et celui qui ne jouit qu'à titre onéreux est flatté de la perspective d'être délivré de ses charges; c'est un puissant attrait pour l'emprunteur de penser qu'il n'aura plus à payer d'intérêts, pour le fermier qu'il ne devra plus de fermage, pour l'ouvrier que le salariat sera aboli et que tous auront à leur disposition des instruments de travail et des jouissances en proportion de leur mérite, c'està-dire de la chose dont chacun s'imagine manquer le moins.

1. «< Ils nous disent que le fils a toujours hérité de son père, comme un païen aurait dit que l'homme libre avait toujours eu des esclaves; mais l'humanité l'a proclamé par JÉSUS, PLUS D'ESCLAVAGE! par SAINT-SIMON, elle s'écrie: A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres, PLUS D'HÉRITAGE ! » D- Expos. de 1829, p. 41.

Mais, en admettant que la société fût ainsi constituée, nul ne viendrait faire ces apports, à moins toutefois qu'on n'apportât un dans la conviction de recevoir deux. L'intérêt personnel aurait bientôt appris au cordonnier et au boulanger qu'il leur est avantageux de soustraire une partie du cuir et de la farine qui leur sont confiés, pour faire entre eux un échange direct, au lieu de porter respectueusement toute leur production au Prêtre; il s'établirait ainsi un commerce clandestin qui ruinerait la communauté et le Prêtre Social. Au lieu de s'accumuler, le capital national fondrait, en quelque sorte, dans ses mains, et il ne lui resterait bientôt plus que la terre et la terre appauvrie, faute de labeurs prévoyants.

La société, d'ailleurs, qui aurait ainsi consenti à sa ruine, se serait laissé prendre à des jeux de mots. Il n'y aurait plus de prêt à intérêt; mais on devrait légalement donner au Prêtre, au lieu de 5 ou 6 pour 100, le produit intégral de tous les capitaux. Il n'y aurait plus de fermage; mais, à la place, il y aurait un métayage, ou, pour mieux dire, un servage de la pire espèce, puisque tous les fruits appartiendraient en droit au Prêtre. Le salariat, loin d'être supprimé, deviendrait la loi universelle du genre humain1. Au-dessous du Prêtre Social, détenteur et répartiteur de la richesse, il n'y aurait que ses agents auxquels il distribuerait à son gré les aliments, les travaux et les jouissances; un maître unique et des ouvriers qui n'auraient plus même le bénéfice de la concurrence des patrons. Voilà le rêve formé par les saint-simoniens dans l'intérêt des classes pauvres.

On ne pouvait réaliser cet idéal que dans un couvent. Mais le maître avait méconnu la liberté. Les disciples ne s'en préoccupèrent pas beaucoup plus que lui et la nièrent en croyant la définir2. Ils pensèrent, en effet, que le monde pouvait devenir une sorte de couvent, dans lequel, l'éducation développant le sentiment de l'amour, façonnerait les

1. « Ce qu'on nomme aujourd'hui le revenu n'est plus qu'un appointement ou une retraite. » Expos. de 1829, p. 208.

2. « La liberté pour l'homme consiste à aimer ce qu'il doit faire. Expos 2 année, 1829-1830, p. 103.

jeunes générations à l'obéissance, sans alanguir le nerf de l'émulation', et dont le prêtre maintiendrait l'unité morale par la confession, c'est-à-dire par une communication entière et continuelle avec la pensée des fidèles'. C'est ainsi qu'ils empruntaient, hors de propos, au christianisme quelques-unes de ses méthodes de discipline, et que méconnaissant la nature des ressorts de l'âme humaine, que le progrès des temps, comme ils le remarquaient avec justesse, peut ouvrir à de nouveaux sentiments, mais dont il ne saurait changer l'essence, ils bâtissaient leur système sur le plus odieux despotisme.

L'Église avait pu prétendre à fonder une théocratie, parce qu'elle parlait au nom de la révélation et de la vie future. Mais à quel titre le Prêtre Social pouvait-il prétendre que la vérité s'incarnat en lui et qu'il fût la loi vivante, si le saint-simonisme hésitait sur la question de l'existence d'un Dieu personnel et devait être logiquement conduit à la nier? Sur quels fondements reposait une morale qui n'avait ni la sanction religieuse de la crainte de Dieu, ni la sanction humaine de la conscience et de l'intérêt bien entendu ? Car, à l'intérêt bien entendu qui commande d'être probe, de devenir capable, de faire valoir sa capacité par des œuvres, afin d'être estimé et rémunéré par ce juge qui a mille yeux et mille oreilles et qui s'appelle tout le monde, on avait substitué la faveur d'un homme qui n'était pas présent partout, qui pouvait commettre des erreurs, avoir des caprices et dont les jugements pouvaient être, à chaque instant, surpris par la mauvaise foi. A la conscience on avait dit : « Les

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1. Ils voulaient que toute éducation eût pour objet la morale, la science et l'industrie, et ils regardaient la première comme la clef de voûte du système; car, lorsqu'on a « amour et désir pour le but général de la société, › on est content de la place qu'on y occupe, quelle qu'elle soit. Expos. de 1829, p. 250 et suiv. Ils se défendaient de tomber dans l'erreur des communistes, qui tuent toute émulation, et ils donnaient comme preuve l'inégalité résultant du classement selon les capacités et de la rémunération selon les œuvres. Ibid., p. 185.

2. Voir Expos. de 1829, p. 275.

3. « A chaque rénovation sociale, la sensibilité humaine développée écarte de la législation pénale ou rémunératoire certains faits qui ont cessé d'être nuisibles ou utiles; mais en même temps elle y fait entrer d'autres faits.... Les oisifs, voilà les lâches de l'avenir. » — Ibid., p. 304.

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