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monde idéal qu'il s'était créé; il s'y complaisait. Il en connaissait les moindres détails, comme il en réglait les plus petits mouvements, quoiqu'il n'en ait jamais fait une exposition complète et suivie. Il ne souffrait pas qu'on y voulût introduire les moindres changements. Il pensait avoir régénéré le monde par la découverte de l'attraction passionnée. « J'ai marché seul au but, écrivait-il en commençant son premier ouvrage, sans moyens acquis, sans chemins frayés. Moi seul j'aurai convaincu vingt siècles d'imbécillité politique, et c'est à moi seul que les générations présentes et futures devront l'initiative de leur immense bonheur!1»

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Une fois lancé dans le rêve, il s'y était donné libre carrière, et il avait étayé son système sur une cosmogonie nouvelle. Le monde, formé ou perfectionné par des créations successives, devait durer en tout 80 000 ans, « chiffre calculé à un huitième près, comme toutes les évaluations qui tiennent au mouvement social2 » Nous avons déjà vécu 5000 ans, et nous avons traversé les périodes de « séries confuses d'édenisme, de sauvagerie, de patriarcat, de barbarie et de civilisation qui composent l'enfance du globe; nous touchons à la seconde phase, celle de l'accroissement ascendant qui doit durer 35 000 ans, et nous entrerons d'abord, guidés par Fourier, dans la période du garantisme, qui nous conduira bientôt dans celle de l'harmonie. Des signes précurseurs de ce second âge de la création se font déjà voir3. En pleine harmonie, quand le globe ne sera plus encroûté de civilisation, » on pourra voir la mer se transformer en << une sorte de limonade,» des anti-baleines s'atteler aux vaisseaux pour les remorquer avec une vitesse dont n'approche pas la vapeur, des « anti-hippopotames» servir de pilotes à l'entrée des fleuves, des « anti-lions» et autres << porteurs élastiques » nous servir de montures, une « couronne

1. Théorie des quatre mouvements, p. 285.

2. Ibid., p. 28.

3. α Cependant la terre est violemment agitée du besoin de créer; on s'en aperçoit à la fréquence des aurores boréales qui sont un symptôme du rût de la planète. Ibid., p. 60.

boréale permanente réchauffer les pôles, et mille autres merveilles dont les civilisés ne peuvent pas avoir la moindre idée. Dans des limites restreintes, cette proposition n'eût pas été déraisonnable; car les travaux de l'homme exercent sur les climats une influence incontestable. Fourier ne connaissait pas de limites.

Il supprimait, bien entendu, la guerre. Mais, comme il fallait satisfaire toutes les passions, il conservait les armées, armées toutes pacifiques qui, fortes de 5 à 600 000 hommes, tantôt iraient dans les plaines de Babylone, lutter pour la détermination d'une série de petits pâtés en orthodoxie hygiénique', c'est-à-dire jouter dans un immense concours de tous les peuples du globe, à qui ferait les meilleurs petits pâtés; tantôt se répandraient dans le monde pour restaurer les climatures altérées par la civilisation, » c'est-à-dire pour défricher le Sahara, ou boiser et réchauffer les régions polaires.

Du reste, Fourier ne cherchait pas à défendre ses excentricités cosmogoniques; il trouvait même injuste qu'on s'en servit pour condamner tout son système, puisque Newton, auquel il aimait à se comparer, n'en avait pas moins de partisans de l'attraction pour avoir écrit des rêveries sur l'Apocalypse 2. Mais, au fond, il devait y tenir; car ces excentricités étaient encore la conséquence logique de toutes ses hypothèses; l'harmonie matérielle qui eût mis les baleines et les hippopotames au service de la navigation, n'était pas plus invraisemblable que l'harmonie morale mettant le travail et la paix dans le phalansthère.

Fourier eut, jusqu'en 1830, moins de disciples encore que Saint-Simon. Il avait écrit son premier et principal ouvrage en 1808 3; il passa une partie de sa vie à chercher un capitaliste, qui voulùt bien, à l'aide de son argent, donner au monde le modèle d'un phalanstère : c'est ce qu'il appelait son candidat de fondation". » Il avait aussi cherché

1. Fourier, Traité de l'Association domestique et agricole, tome V, p. 353. 2. M. L. Reybaud. Et. sur les réformes contemporains, t. I, p. 174. 3. La Théorie des quatre mouvements.

4. « Au fait je suppose un roi ennuyé de la stérilité des philosophes et qui

un Omniarque, et songé un instant à Napoléon 1. Il trouva enfin, au commencement de la Restauration, un fidèle qui lui fournit les fonds nécessaires pour publier, en 1822, son Traité de l'Association domestique et agricole. Il y promettait de rapides merveilles à qui voudrait l'aider dans la régénération du monde. En 1822, préparation d'un canton d'essai, dans lequel devait être établi le premier phalanstère; en 1823, installation définitive de ce phalanstère; en 1824, imitation générale par tous les peuples civilisés; en 1825, adhésion des sauvages et des barbares; en 1826, organisation de la hiérarchie sphérique, c'est-à-dire de l'empire unitaire; en 1827, versements d'essaims coloniaux dans les contrées inhabitées et distribution des souverainetés des régions à coloniser 2. Malgré la magnificence et la promptitude des résultats annoncés, les capitaux n'osaient pas encore s'engager et la Restauration passa sans que le monde fût régénéré3.

Les utopies sociales n'étaient pas nouvelles dans le

se dirait: voyons si avec le secours du sens commun je saurai atteindre aux divers biens d'où nous éloignent les controverses philosophiques, prévenir l'indigence, éteindre les dettes publiques, réprimer la banqueroute et l'agiotage, établir la vérité dans le commerce à la place du mensonge. » Nouv. monde industriel, p. 428.

1. «< Déjà le nouvel Hercule a paru: ses immenses travaux... », dit-il dans sa Théorie des quatre mouvements, publiée en 1808; plus tard il mit en note : « Cet article fut composé pour me conformer aux usages de 1808 qui exigeaient dans tout ouvrage une bouffée d'encens pour l'Empereur. » Édition de 1851, p. 150.

2. En 1829, quand il publia le Nouveau monde industriel dans lequel il résume toute sa doctrine, il promit, comme effet immédiat de la fondation du phalanstère d'essai les quatre résultats suivants :

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Moyen de quadrupler subitement le produit effectif et de vingtupler le relatif, la somme de jouissance;

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D'opérer l'affranchissement des nègres et esclaves, convenu de plein gré avec les maîtres;

« L'accession générale des sauvages à l'agriculture, et des barbares aux mœurs policées;

« L'établissement universel des unités de relations, en langage, mon naies, mesures, typographie, etc. »

L'installation de cette phalange d'essai « ne laissera aucun doute sur la chute prochaine de la civilisation », (p. 104). « On réservera des places aux enfants que les princes et les grands offriront en foule. » (p. 107.)

3. C'est en 1829 que Fourier, pour la mieux faire adopter, exposa de nouveau, en la résumant avec plus de clarté et de ménagements, sa théorie dans le Nouveau monde industriel.

monde. Pythagore, Platon, Campanella, Morus, ne sont que les noms les plus illustres de la longue liste des faiseurs de systèmes. Mais, à l'exception de Pythagore et de quelques sectes religieuses, les réformateurs n'avaient été que des philosophes de cabinet et n'avaient eu que des philosophes pour disciples. Saint-Simon et Fourier eurent la prétention d'être des politiques, d'exercer une action immédiate sur la société dans laquelle ils vivaient. Quand leurs doctrines se propagèrent, ce fut principalement dans les masses qu'elles se répandirent; elles eurent dans les classes ouvrières leurs plus fervents adeptes, moins des disciples que des fidèles qui y crurent comme à une foi nouvelle et comme à l'espérance de leur bonheur sur terre.

C'est que les utopies du dix-neuvième siècle avaient un caractère nouveau. Le bonheur avait toujours été le but de ces rêveries; mais les uns cherchaient le bonheur dans la. justice et dans la vertu ; d'autres, dans la simplicité ; d'autres, dans une combinaison politique. Au dix-neuvième siècle, on le chercha dans l'abondance de la production d'où devait résulter l'abondance des jouissances. C'était la glorification de l'industrie conduisant au bien-être.

C'est par là aussi que ces systèmes obtinrent une certaine faveur dans une société dont l'industrie prenait possession et qui marchait à la poursuite du bien-être. Le spectacle du développement manufacturier avait inspiré leurs auteurs; la réflexion ou l'imagination, appliquées à cet ordre particulier de phénomènes sociaux, leur suggéra, à son tour, plus d'une idée et d'une combinaison que la logique des faits semblait appeler, mais que le temps n'avait pas encore mis en pleine lumière. A ce titre, SaintSimon et Fourier ont pu être considérés comme des précurseurs. Les disciples de Saint-Simon, hommes actifs et intelligents, qui créèrent le système que le maître n'avait fait qu'entrevoir, ouvrirent des aperçus ingénieux sur les banques, sur les commandites, montrèrent les avantages que pouvait procurer l'association des capitaux, concurent de grandes entreprises, en étudièrent plusieurs, s'appliquèrent, dans leurs publications, à développer l'essor du

génie commercial et donnèrent aux producteurs et aux négociants des leçons dont quelques-unes étaient excellentes et qui ne furent pas perdues. Fourier propagea le goût de l'association, fit voir quelle économie elle apportait dans la vie, comment, par elle, le bien-être des classes aisées et celui des classes pauvres pouvaient s'accroître; l'industrie lui a emprunté plus d'un modèle.

Mais, malgré la justesse de certaines vues de détail, les deux systèmes n'étaient pas moins radicalement faux au point de vue philosophique, parce qu'ils méconnaissaient, l'un la liberté, l'autre la volonté, et entièrement détestables ou impossibles au point de vue politique, parce que l'un étouffait la société sous le despotisme et que l'autre la ruinait par l'anarchie. Les disciples éclairés se firent illusion, parce que la doctrine parlait du progrès, qu'elle prétendait en avoir trouvé le formule et posséder les moyens de régénérer la société par une réforme complète, tandis que les conservateurs se contentaient, disait-on, d'en préconiser les abus et les libéraux d'en saper les fondements1. La masse fut séduite, parce que la doctrine s'élevait avec violence contre les maux présents, déclamait contre la concurrence et promettait aux travailleurs et aux classes pauvres des capitaux et des jouissances. De là, la persistance de ces systèmes et l'importance que nous avons donnée à leur analyse: c'est qu'elles étaient un signe des temps.

La Restauration ne s'en inquiéta nullement et ne les connut pour ainsi dire pas. Elle vivait dans une sphère supérieure. Elle aima et favorisa l'agriculture, parce que la possession de la terre intéressait l'aristocratie. Elle prodigua les faveurs douanières aux grands manufacturiers, parce que leurs voix, unies à celles des propriétaires, étaient prépondérantes dans la Chambre des députés. Elle accepta l'administration impériale, parce qu'il n'était pas possible d'imaginer un instrument mieux approprié au gouvernement

1. Fourier parle à cet égard comme Saint-Simon. « Partout la fortune se déclare contre le libéralisme, avis à lui de quitter sa position qui n'est plus tenable, et de recourir aux inventions de progrès réel qui lui sont apportées. » Nouveau monde industriel, p. 417,

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