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d'août 1776, après la crise que leur avait fait subir Turgot. L'édit de 1776 avait sans doute simplifié; mais toute la partie de la France dans laquelle les parlements avaient victorieusement résisté à Turgot n'eut pas à subir la simplification de 1776; et, dans l'autre partie, si quelques abus disparurent, le fond et le cadre des anciens corps subsistèrent. Nous retrouvons les orfévres dans leur maison commune, au coin de la rue Jean-Lantier : ils ont conservé leurs archives, et le nouvel inventaire qu'ils en font montre qu'ils n'ont renoncé à aucun de leurs souvenirs, à aucune de leurs prétentions1. Il est, à la vérité, une corporation avec laquelle ils n'auront plus de démêlés, celle des batteurs et tireurs d'or et d'argent, que l'édit d'août 1776 a réunie à eux; mais les batteurs et les tireurs, qui n'admettaient à la maîtrise que les seuls fils de maîtres, ne leur enseigneront pas à pratiquer la liberté du travail. Au lieu de six gardes, il y en a huit2; c'est un des changements les plus importants; mais les gardes tiennent le bureau et font les visites comme par le passé. Non-seulement ils saisissent les objets d'or fourrés d'argent, ce qui est de bonne police, mais ils poursuivent avec leur ancien acharnement les compagnons sans qualité travaillant dans leur chambre, ce qui était une des plus fâcheuses conséquences du monopole. Dans le second semestre de 1785, je ne trouve pas moins de huit procès-verbaux de ce genre dressés par l'huissier de la communauté, assisté d'un commissaires. Je trouve de pauvres orfévres qui présentent des placets pour obtenir pension, et qu'on est obligé d'ajourner. Sans doute les droits de réception avaient été diminués, et les corporations ne devaient plus, disait-on, servir à la répartition et à la perception de l'impôt. Mais on se plaignait que les veuves, autrefois exemptes, fussent assujetties à un droit pour continuer l'industrie de leur mari";

1. Arch., T. 14903. Inventaire de 1779. 2. Décl. du 3 juillet 1777, T. 149013.

3. Arch., T. 149039, fol. 35, 49 et suiv.

4. Cahier du Tiers à Paris, intra muros, art. 18. Cahier de Reims, art. 18. Voir aussi dans les Archives, à ce sujet (T. 1492, carton) les comptes des maîtres distillateurs-limonadiers-vinaigriers,

et bientôt, dès les premiers embarras du Trésor, à l'époque de la guerre d'Amérique, nous voyons les communautés de Paris contribuer, sous forme de don gratuit, emprunter, constituer des rentes comme par le passé, et obtenir, pour payer une partie de leurs dettes, l'autorisation d'augmenter les droits de réception1.

Les racines du mal n'étaient pas dans quelques détails de statuts, mais dans l'esprit même de ces institutions surannées; et cet esprit, on ne l'avait pas extirpé; l'intérêt privé des maîtres et la force des choses devaient promptement en faire refleurir les abus.

L'association est un des plus puissants instruments de la vie sociale. Elle se retrouve partout, depuis la famille jusqu'à l'État; elle enlace l'humanité de ses réseaux multiples, et les nœuds qu'elle forme sont le lien même des sociétés; elle centuple les forces de l'homme et permet à ses efforts combinés d'atteindre à des hauteurs qui seraient l'éternel désespoir de l'effort individuel. Par une défiance qu'autorisait le passé, la Révolution de 1789 s'est montrée peu favorable à l'association. Par une réaction contraire, le temps présent la prône jusqu'à l'admirer même sous ses formes vicieuses. Les anciennes communautés ont inspiré à quelques écrivains des regrets, et c'est pourquoi j'ai cru utile de pénétrer dans le détail, afin de les bien montrer telles qu'elles étaient. Au dix-huitième siècle, elles pouvaient, elles devaient avoir des défenseurs dans les parties intéressées. Au dix-neuvième, nous avons franchi l'obstacle que présentait à l'établissement du droit commun l'existence de droits particuliers consacrés par une longue possession; et les corporations de l'ancien régime ne peuvent trouver de partisans que dans l'illusion qui résulte d'une connaissance imparfaite ou dans une rancune systématiqne contre les sociétés modernes.

1. E. Levasseur. Hist. des classes ouvrières avant 1789, t. II, p. 405.

IV. LA MANUFACTURE.

La grande industrie. Les règlements. Leurs inconvénients. Témoignage de Roland de la Platière. Réforme de 1776. Les priviléges et les manufactures royales. La manufacture des Van Robais. Prix et Le bon côté des priviléges royaux.

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encouragements à l'industrie.

L'industrie n'était pas emprisonnée tout entière dans les cadres de la communauté. Le corps de métier était une institution du moyen âge, sous l'égide de laquelle le travail naissant s'était abrité contre les violences des temps féodaux; aussi toute la petite industrie était-elle groupée sous cet abri devenu, même pour elle, trop étroit au dix-huitième siècle. La grande industrie était fille des temps modernes, et, en France comme en Angleterre, elle avait le plus souvent dédaigné de s'enfermer dans ces forteresses, déjà surannées à l'époque où elle prenait ses premiers développements. Mais elle n'avait pas échappé à la tutelle de la royauté qui, dans le même temps, commençait à devenir toutepuissante. Les rois et les ministres l'avaient protégée, stimulée, dotée; mais ils l'avaient astreinte à de nombreux règlements qui, dictés par le désir de perfectionner le travail, en avaient souvent gêné les allures et rivé les procédés à la stérilité de la routine.

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Colbert avait imaginé la plupart des règlements; le dixhuitième siècle les avait aggravés. L'industriel cherchait à s'y soustraire, l'administrateur cherchait à y plier l'industriel, et, dans la lutte qui s'engageait, la royauté intervenait pour fortifier l'autorité de ses agents. Elle s'apercevait qu'elle n'avait pas embrassé tous les cas, et elle publiait de nouveaux règlements, parce que les précautions prises par les précédents n'étaient pas suffisantes. Ainsi grossirent les codes déjà volumineux de l'industrie, lesquels, pour ne pas prêter à la fraude, ne laissaient plus aucune place à la liberté. En même temps ils augmentaient en nombre à mesure que des procédés étaient découverts ou que des branches d'industrie se développaient. La législation allait toujours se compliquant et s'embrouillant. Au milieu du dix

huitième siècle, le moindre fabricant aurait eu besoin d'être un jurisconsulte consommé pour ne pas se perdre dans la multiplicité des prescriptions auxquelles il était soumis.

En 1780, un inspecteur des manufactures fut chargé par le ministre de lui faire une analyse des règlements généraux et particuliers concernant la bonneterie en France. Quoiqu'il dût faire lui-même exécuter la loi, il ne les avait jamais lus, non plus que ses collègues sans doute, et il fut effrayé de l'énorme fatras dans lequel il dut se plonger. • Quel est, dit-il, celui des administrateurs qui eût eu le temps de les lire, qui eût pu en supporter la lecture1? »

Que contenaient, en effet, ces règlements qui, pour la plupart, avaient rapport à la fabrication des tissus? Des prescriptions minutieuses sur la forme des lames et des rôts, sur le nombre des portées d'une chaîne et des fils d'une portée, des instructions ou des défenses, quelquefois sages, quelquefois puériles, toujours gênantes parce qu'elles étaient générales et qu'elles assujettissaient à une loi unique l'infinie diversité des besoins et des goûts. Les règlements formaient un obstacle souvent insurmontable au moindre progrès. Ils proscrivaient, par exemple, les cardes de fer qui, dans certains cas, commençaient à remplacer avec économie les chardons, le mélange des laines de diverses qualités dans une même étoffe, bien que parfois ce mélange eût été reconnu fort avantageux. On faisait des frocs aux environs de Lisieux. Les règlements avaient admis deux qualités différentes dans cette fabrication. Les besoins du commerce ne tardèrent pas à introduire deux qualités intermédiaires dont fabricants et acheteurs se trouvèrent fort bien. Mais les inspecteurs craignirent que des espèces peu distinctes ne produisissent quelque confusion, et, par suite, des fraudes. Un arrêt de 1730 déclara que l'on ne pourrait fabriquer de frocs que dans les deux qualités prescrites par les règlements antérieurs, et que les pièces ne pourraient avoir plus de 24 à 25 aunes, à peine d'être l'excédant coupé et donné aux pauvres ouvriers'. »

1. Enc. mét. Arts et Manuf., Vo Bonneterie, p. 7.

2. E. Levasseur, Hist. des classes ouvrières avant 1789, t. II, p. 357.

Les manufacturiers résistaient sourdement, et si l'administration avait la force de son côté, ils avaient pour eux cette inépuisable fécondité de détours et de ruses que suggère l'intérêt personnel. Les prescriptions étaient souvent violées et plus souvent éludées; les marchandises n'étaient pas conformes et l'acheteur était d'autant plus facilement trompé, qu'il se croyait garanti par la surveillance administrative; les statuts relatifs à l'apprentissage étaient méconnus. On se plaignait; les inspecteurs et les agents sévissaient, soit parce que leur devoir l'exigeait, soit parce qu'ils y trouvaient leur profit particulier. On disait que les jurés peseurs de fils d'Amiens avaient tant fait de contraventions que la finance de leur office s'était élevée de 300 à 13 000 livres. Un inspecteur qui a longtemps assisté à cette oppression du travail et qui en gémissait, Roland de la Platière, fit connaître au ministre, dans un mémoire qu'il lui remit en 1778, les tristes abus de cette réglementation.

« J'ai vu, dit-il, couper par morceaux, dans une seule matinée, 80, 90, 100 pièces d'étoffes; j'ai vu renouveler cette scène chaque semaine, pendant nombre d'années; j'ai vu les mêmes jours en confisquer plus ou moins, avec amendes plus ou moins fortes; j'ai vu en brûler en place publique, les jours et heures de marché; j'en ai vu attacher au carcan avec le nom du fabricant et menacer celui-ci de l'y attacher lui-même en cas de récidive; j'ai vu tout cela à Rouen, et tout cela étoit voulu par les règlements ou ordonné ministériellement, et pourquoi? Uniquement pour une matière inégale ou pour un tissage irrégulier.

« J'ai vu faire des descentes chez des fabricants avec une bande de satellites, bouleverser leurs ateliers, répandre l'effroi dans leur famille, couper une chaîne sur le métier.... et pourquoi? Pour avoir fait des pannes en laine, qu'on

1. Voici ce que disait à ce sujet Roland de la Platière : « J'ai avancé et je soutiens: 1o qu'on n'observe aucun règlement dans la bonneterie en France; 2o que les fabriques et le commerce de ce genre y sont plus florissants que jamais. D'après cela, je dois avouer mon étonnement à la lecture du projet des nouveaux règlements. » Enc. mét., Arls et Man. V° Bonneterie en fil, P. 11. Voir aussi, au sujet des toiles de Mortagne, M. de Lavergne, les Assemblées prov. sous Louis XV1, p. 262.

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