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faisoit en Angleterre et que les Anglois vendoient partout, même en France, et cela parce que les règlements de France ne faisoient mention que de pannes en poil.

« J'ai vu, sentence en main, huissiers et cohortes poursuivre à outrance, dans leur fortune et dans leur personne, de malheureux fabricants pour avoir acheté leurs matières ici plutôt que là, à telle heure plutôt qu'à telle autre 1.... »

Ce qu'il avait vu à Rouen sous le règne de Louis XV, il ne l'aurait sans doute plus vu, en 1788, à Villefranche où il était alors inspecteur. Les temps n'étaient plus les mêmes, et la réforme de 1776, qui n'avait pas changé l'esprit des corporations, avait du moins modifié les allures administratives. Le règlement n'était plus une chaîne aussi rigide. Il continuait à prescrire des règles minutieuses à la fabrication, mais il n'exigeait plus que toute étoffe lui fût soumise; les manufacturiers étaient autorisés à livrer au commerce des types nouveaux et non conformes aux règlements, à la seule condition de les faire marquer du plomb d'étoffe libre, afin que le public ne pût y être trompé ; il était même permis aux manufacturiers ayant exploité « pendant soixante ans de père en fils et avec une réputation soutenue la même manufacture, » d'apposer eux-mêmes le plomb d'étoffe libre et le plomb de visite, sans avoir besoin de présenter leurs pièces au bureau de l'inspecteur. De plus, on savait que les gardes jurés des métiers organisés en corporations étaient en général fort mal disposés à l'égard des inspecteurs, et on avait, dans une instruction particulière, recommandé à ceux-ci de chercher « à se rendre utiles aux fabricants et à gagner leur confiance 3. >>

L'administration, devenue soucieuse de l'opinion publique, craignait le reproche de tyrannie, et cependant, malgré la sincérité de ses efforts, elle n'y échappait pas, parce qu'il est impossible de réglementer de pareilles matières sans gêner et sans mécontenter : c'est le châtiment de toute loi

1. Mém. relatif aux manufactures de France, présenté au ministre, le 11 juin 1778.- Enc. mét., Arts et Man., t. II, p. 291.

2. E. Levasseur, Histoire des classes ouvrières avant 1789, t. II, p. 407. 3. Instruction de 1781 aux inspecteurs, art. 18.

qui fait violence à la nature des choses. En dix mois, il fallut ajouter au règlement général vingt-trois règlements particuliers pour la fabrication des étoffes de laine ou de fil dans les diverses généralités du royaume1. Il fallut établir des bureaux de visite et de marque, astreindre les manufacturiers à y apporter leurs étoffes, même celles qui devaient porter la marque libre; servitude fâcheuse qui nécessitait des déplacements, des frais et causait des retards. La faveur de marquer soi-même ses produits ne pouvait être réclamée que par un bien petit nombre de fabricants; c'était d'ailleurs un privilége conféré par le bon plaisir administratif et dont les privilégiés pouvaient être tentés d'abuser. Bientôt on avait cru devoir établir des bureaux de marque, même dans les généralités qui n'avaient pas de règlements particuliers; puis on avait contre-marqué les plombs de teinture; puis on avait, pour prévenir les fraudes, apposé deux plombs, un à chaque bout de la pièce et, pour payer les agents de leurs services, on avait demandé d'abord un sou par empreinte, puis deux, puis trois2. Le règlement appelle le règlement, et, quelque réservée que voulût être l'administration de Louis XVI, elle commençait à glisser sur la pente des abus qu'elle avait essayé de remonter.

Il avait fallu donner aux inspecteurs le droit de pénétrer seuls ou avec les jurés dans tous les ateliers, de vérifier les lisières qui devaient distinguer les étoffes libres des étoffes réglementaires, d'ordonner des saisies, de faire procéder au débouilli des étoffes qu'ils supposaient mal teintes. Avec quelque modération qu'ils usassent de ces pouvoirs, leur

1. E. Levasseur, Hist. des classes ouvrières avant 1789, t. II, p. 408. 2. « Un droit qui gêne fort les opérations de commerce est un plomb indicatif de la visite de chaque pièce d'étoffe, pour assurer la libre circulation dans toute l'étendue du royaume. Autrefois les gardes prélevaient 1 sol par chaque pièce pour le droit de marque; en juin 1780, ce droit fut porté à 2 sols, et c'est sur le pied de 3 sols que se fait la perception actuelle. Il se fabrique dans la ville de Lisieux une quantité considérable d'étoffes de qualité très-inférieure qui sont assujetties au même droit de visite et de marque que les draps de première qualité, et le préposé ne manque jamais d'exiger que les pièces et les coupons même soient marqués par les deux bouts. >> Rapport du bureau de commerce de la gén. d'Alençon, cité par M. de Lavergne, les Ass. prov. sous Louis XVI, p. 262.

intervention ne pouvait être que fort désagréable aux fabricants, et l'impopularité qui s'y attachait était loin d'être compensée par les propositions de prix ou d'encouragements qu'ils étaient chargés de faire au ministre.

Quelquefois, le règlement se superposait au corps de métier, et l'industrie portait alors double chaîne ; d'autres fois, il pesait seul sur des manufactures isolées ou sur des tisserands de campagne. De toute façon, il n'étendait guère son autorité que sur les filatures, les tissages et les teintureries. Il y avait bien certains règlements relatifs à d'autres industries, en petit nombre toutefois. La réglementation de Colbert s'était attachée presque exclusivement aux tissus, comme à la source principale de la richesse. Mais ni Colbert ni, après lui, l'administration du dix-huitième siècle n'avaient eu la pensée de laisser les autres manufactures livrées à elles-mêmes, sous la simple tutelle des lois générales du royaume. Là où on n'avait pas réglementé, on avait encouragé, protégé, octroyé des priviléges. On avait créé force manufactures royales, manufactures d'ordinaire subventionnées, toujours exemptes de quelques-uns des impôts les plus vexatoires et jouissant du monopole de la fabrication dans la France entière ou dans un rayon déterminé. C'était une manière de brevet d'invention ou d'importation; Colbert en avait souvent usé avec perspicacité, et avait ainsi naturalisé plusieurs industries étrangères. Mais, entre des mains moins pures ou moins habiles, ce n'était plus qu'une faveur administrative capable d'enrichir l'intrigue et d'étouffer les espérances du travail libre.

Au milieu du dix-septième siècle, le Hollandais Van Robais avait introduit chez nous la fabrication des draps fins, et Colbert avait cru devoir lui concéder un privilége exclusif. Ce monopole temporaire pouvait, dans le principe, être considéré comme le prix légitime d'un service. Mais on aime à garder ce qu'on possède, et les Van Robais, enrichis, avaient obtenu une suite de prolongations qui les mettaient encore, en 1767, en possession de fabriquer seuls, à Abbeville, les draps fins. Le public en profitait-il? Nullement. Depuis un siècle, cette industrie n'était plus un secret; d'autres au

raient pu l'exercer, et les acheteurs auraient eu les bénéfices de la concurrence. Et les ouvriers? Dépendant du monopole, ils pliaient sous sa loi. Une enquête constata que « de tous les ouvriers qui travaillent dans les manufactures du royaume, il n'y en a point qui soient payés aussi peu què ceux des sieurs Van Robais. » Le rapport expliquait d'une manière très-naturelle cette infériorité : « Depuis l'établissement de la manufacture exclusive des draps à Abbeville, le prix des denrées, le prix de la main-d'œuvre, celui des draps même de Van Robais s'est accru de près de moitié; le salaire des ouvriers de cette fabrique est seul resté invariable; le tisseur, le drousseur, le cardeur qui paye aujourd'hui bien plus cher les choses nécessaires à sa subsistance, n'est pas payé plus qu'il n'était dans le principe1. » A cet égard, la manufacture privilégiée a le même inconvénient que les grandes administrations. Commandant seule le travail, elle ne craint pas les fluctuations de l'offre et de la demande; l'habitude retient ses ouvriers longtemps encore après que l'équilibre des salaires est rompu à leur détriment. Elle fait elle-même la règle, et prétend la faire immuable, autant par esprit de routine que par calcul d'intérêt.

Le privilége des Van Robais tomba devant l'enquête, et deux autres fabriques ne tardèrent pas à s'ouvrir à côté d'eux. Mais il avait duré plus d'un siècle! Et combien d'autres avaient été créés ou prolongés, et l'étaient chaque jour, qui le méritaient moins!

Les administrateurs du règne de Louis XVI étaient trop éclairés pour ne pas voir l'abus et le danger. A la création de manufactures royales ils préféraient d'ordinaire des encouragements d'une autre nature: examen des procédés par l'Académie des sciences, prix décernés par elle ou par le ministère, instructions administratives sur les découvertes

1. Les Van Robais employaient 1,547 personnes; 317 étaient chefs de famille; sur ce nombre 151 pouvaient être taxés à une capitation de 20 sous : 167 étaient hors d'état d'être capités et se trouvaient rangés parmi les indigents. La manufacture avaient 100 métiers, mais qui travaillaient alternativement, par moitié, et les ouvriers chômaient la moitié de l'année. (Voir Enc., Met., Man. et Arts, t. II, p. 345.)

étrangères ou sur les applications, alors à leur début, des méthodes scientifiques à l'industrie. Ce mode d'action était légitime et préférable, quoique les prix et les faveurs pécuniaires n'allassent pas toujours récompenser le vrai mérite. C'est ainsi que commencèrent à être connus les procédés anglais pour la fabrication des velours de coton, la mécanique d'Arkwright et l'application du moteur hydraulique à des métiers de 50 et de 60 broches.

Mais le principe des manufactures royales, quoiqu'amendé à la veille de la Révolution par un édit de 1788, subsistait, et ceux qui avaient l'appui de quelque commis influent, savaient encore obtenir des concessions de ce genre. Il faut le dire, l'organisation industrielle était telle alors que le privilége était quelquefois le seul chemin par où pût passer la liberté; quand Erard commença à fabriquer des pianos, la communauté des tabletiers-luthiers-éventaillistes le persécuta, fit saisir chez lui, et il n'échappa à la ruine que grâce au brevet royal qu'il obtint par la protection de la reine. Ces cas exceptionnels semblaient justifier la loi, et l'administration y puisait des arguments pour maintenir règlements et priviléges, malgré la gêne évidente que les uns et les autres mettaient au développement général de la production.

Mais l'évidence qui se montre avec tout son éclat aux yeux de la postérité, dans la perspective de l'histoire, ne frappe pas également les contemporains, engagés dans les querelles et dans les intérêts complexes du présent. Les populations sentaient le mal; les observateurs le voyaient et le signalaient; c'est de leurs réclamations que nous avons tiré les principaux traits de notre tableau. Mais les privilégiés de tout genre étaient comme les nobles dont parlait Arthur Young; les six corps de marchands étaient sincères dans la défense des maîtrises; beaucoup d'inspecteurs croyaient à l'utilité des règlements et de la surveillance. Tous avaient accommodé leur existence à l'ordre de choses au milieu duquel ils avaient longtemps vécu. L'esprit de la révolution que nous voyons aujourd'hui miner de loin, dans sa lutte contre les priviléges, les assises mêmes

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