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richesses, qui procurait à 20,000 ouvriers une honnête subsistance, n'est plus aujourd'hui, pour eux, que l'objet d'un travail pénible et forcé, dont le salaire ne saurait suffire aux deux tiers des besoins de la vie. » Ils accusaient surtout une loi récente qui, d'après eux, les livrait « totalement à la merci du fabricant, » et forçait » et forçait des pères de famille en travaillant, eux, leurs femmes et leurs enfants, dix-sept à dix-huit heures chaque jour, à ne pouvoir subsister sans recevoir les bienfaits de citoyens, par les souscriptions ouvertes en leur faveur1. »

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Nulle part on n'avait tenu un pareil langage. Il en passa quelque chose jusque dans le cahier de la sénéchaussée, qui prescrivait aux députés de mettre « sous les yeux de l'assemblée nationale l'excessivité des droits qui renchérissent à Lyon les subsistances et la misère extrême des ouvriers de nos fabriques. Ce n'était pas que les maîtres-ouvriers de Lyon fussent plus désintéressés que les maîtres des autres corporations; car au milieu de leurs plaintes sur la situation présente, se trouve le regret qu'on eût admis à travailler aux métiers d'autres femmes que les filles de maîtres, auxquelles ce privilége avait été réservé jusqu'alors. Mais ils avaient des intérêts différents, qui, sans les confondre avec les compagnons, les rapprochaient d'eux et leur inspiraient les mêmes sentiments d'animosité contre les fabricants. Là, comme partout, une ligne de démarcation profonde séparait les entrepreneurs et les salariés.

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Ces derniers n'avaient pour ainsi dire pas de place marquée dans la hiérarchie sociale. A une époque où les individus étaient presque tous groupés en communautés, ils ne jouissaient eux-mêmes des bénéfices d'aucun corps légalement reconnu. Ils restaient dans l'ombre, dépendant du corps de métier, protégés, il est vrai, contre la concurrence par les règles limitatives de l'apprentissage, mais n'ayant le droit de s'établir qu'en gravissant le difficile sentier de la maîtrise, et poursuivis avec rigueur quand ils tentaient de se

1. Voir, plus haut, page 18. Voir aussi M. Chassin, le Génie de la Révolution, T. I, p. 189 et suiv., 427 et suiv. Toutes les questions relatives aux élections de Lyon y sont très-bien traitées.

dérober au long et coûteux noviciat que les statuts imposaient. Annulés dans les communautés d'arts et de métiers, ils avaient cherché une protection particulière dans les associations secrètes. Le compagnonage était toujours proscrit et toujours florissant. Les ouvriers l'aimaient d'abord, parce que, malgré ses nombreux inconvénients, il leur rendait des services réels dans leurs fréquentes pérégrinations, ensuite parce qu'ils y étaient seuls, maîtres d'eux-mêmes, souvent en désaccord les uns avec les autres, mais toujours en parfaite harmonie de sentiments dans leur défiance à l'égard des patrons.

L'État ne voyait pas sans quelque souci cette population flottante, rejetée en quelque sorte hors de la société légale et organisée contre elle. Au dix-huitième siècle surtout, depuis que le nombre des ouvrier's s'était accru avec les manufactures, il avait porté de ce côté sa sollicitude, soit pour fortifier l'autorité des corps de métiers, soit pour superposer sa propre surveillance à celle des jurés. A plusieurs reprises, il avait défendu les confréries, les sociétés secrètes, les cabales; il avait imposé aux compagnons l'obligation de ne quitter leur patron qu'après avoir terminé l'ouvrage commencé, prévenu au moins huit jours d'avance et obtenu un congé par écrit. Une ordonnance de 1781 avait récemment renouvelé ces diverses prescriptions, et astreint les ouvriers à avoir un livret sur lequel seraient enregistrés les congés 1.

Les ouvriers orfévres n'étaient pas affiliés aux associations de compagnonage; mais quand à Paris ils avaient tenté de fonder une confrérie particulière, les maîtres s'étaient plaints, les magistrats étaient intervenus et la confrérie avait été supprimée.

Il est du droit et du devoir de l'État de prendre des mesures contre les associations secrètes et de prêter son autorité à l'observation des contrats; mais il faut qu'il tienne la balance égale entre les parties et il était loin de le faire. Il ne reconnaissait que les associations de maîtres, et les

1. Ord. du 12 décembre 1781.

conditions que ses ordonnances imposaient pesaient presque exclusivement sur l'ouvrier. « Si la sûreté publique exige qu'on prenne quelques précautions contre les citoyens ne possédant aucune propriété qui réponde de leurs actes, l'équité exige, de son côté, qu'on protége le faible contre le fort et qu'on veille avec plus de sollicitude encore aux intérêts de l'ouvrier qui a besoin souvent, pour vivre, du salaire du lendemain, qu'à ceux du patron, qui est plus riche et qui a plus de lumières pour bien diriger ses affaires. C'est ce que le dix-huitième siècle semble avoir ignoré. Il n'a considéré dans ses ordonnances que la question de police, sans regarder s'il n'outre-passait pas les bornes de la justice, et il a presque livré l'ouvrier à la merci du patron qui pouvait l'enchaîner à son atelier par des avances habilement calculées 1. »

Au moyen âge et au seizième siècle, l'État s'était fréquemment immiscé dans les questions de salaires, toujours pour déterminer un maximum, et pour prêter l'appui de la loi au consommateur contre le marchand, au patron contre l'ouvrier. Il était revenu de cette erreur au dix-huitième siècle, et laissait en général les intéressés débattre euxmêmes le prix de la journée; le système des corporations donnait d'ailleurs aux maîtres contre les exigences de leurs salariés un assez grand avantage pour que le gouvernement n'y ajoutât pas encore le poids de son autorité. Il crut pourtant devoir intervenir à Lyon. Il le fit en 1731 pour limiter le nombre de métiers qu'un maître-ouvrier et un compagnon pourraient posséder, puis en 1737 pour rapporter son ordonnance de 1731 et accorder plus de liberté aux maîtres-ouvriers. Néanmoins les salaires baissaient, la misère était grande. En 1744, maîtres-ouvriers et compagnons, faisant cause commune dans cette circonstance, se mirent en grève, puis en insurrection, réclamant une augmentation d'un sou par aune et des réformes dans les sta-* tuts de la grande fabrique. Pendant huit jours, les ouvriers restèrent maîtres de la ville, et le Consulat ne put calmer

1. E. Levasseur, Hist. des cl. ouv. av. 1789, t. II, p. 363.

la tempête qu'en rétablissant le règlement de 1737, tombé en désuétude; mais le gouvernement cassa l'arrêt des consuls et envoya des troupes qui firent rentrer par la terreur les mécontents dans le silence. En 1786, la crise sévissait et la misère s'était abattue de nouveau sur Lyon. Les ouvriers réclamèrent deux sous par aune, arrêtèrent leurs métiers et parcoururent 'la ville en bandes menaçantes. Comme la première fois, le Consulat céda, et il fut désavoué par le gouvernement qui fit occuper militairement les faubourgs de Vaise, de la Croix-Rousse et de la Guillotière.

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L'administration comprit que la principale cause des souffrances et des désordres était dans les entraves mises à la liberté du travail et des contrats. Elle s'étonna de l'usage qui est particulier à cette ville de taxer par des tarifs généraux le prix des journées d'ouvriers, tandis qu'il est nécessairement variable et subordonné aux circonstances, et elle rendit un arrêt déclarant que le salaire serait désormais débattu de gré à gré, que le nombre des métiers cesserait d'être limité, et que les femmes ne seraient plus exclues des ateliers; d'un autre côté, elle proscrivit les attroupements, les cabales et les coalitions d'ouvriers pour faire hausser le prix des salaires. L'administration avait assurément des intentions excellentes, à demi éclairées par des idées justes; elle n'oubliait qu'une chose, c'est qu'en face des ouvriers désarmés de leur tarif et de leurs moyens de concert, elle laissait les marchands organisés.

C'est pourquoi les maîtres-ouvriers se plaignirent dans leur mémoire aux états-généraux. A l'appui de leurs doléances, ils présentaient un budget détaillé des recettes et des

1. Arrêt du 3 septembre 1786, Enc. mét. Arts et Man. T. II, p. 31 : << Le roi étant informé des troubles qui se sont élevés récemment dans la ville de Lyon, et s'étant fait rendre compte des causes qui avaient pu les occasionner, Sa Majesté a reconnu que les contestations qui se renouvellent sans cesse entre les fabricants et les artisans, provenaient principalement de l'usage qui est particulier à cette ville, de taxer par des tarifs généraux le prix des journées d'ouvriers, tandis qu'il est nécessairement variable et subordonné aux circonstances; elle a vu aussi avec étonnement que d'anciens règlements avaient limité le nombre de métiers que les fabricants de cette ville peuvent employer, et, par un autre abus, les filles et les femmes étaient exclues des ateliers.... >>

dépenses d'un chef d'atelier possédant trois métiers, le premier occupé par le chef, le second par sa femme, le troisième par un compagnon. La recette, avec 272 journées de travail effectif, était estimée à 1,944 livres 16 sous; la dépense, y compris le salaire du compagnon, du dévideur et de la caneteuse, à 2,301 livres 8 sous, et l'on mettait les marchands au défi de « contester la vérité de ce tableau: » déficit 356 livres 12 sous. Déjà un budget du même genre, dressé en 1744, avait accusé un déficit de 239 livres, 17 sous 2 deniers.

Alors, comme aujourd'hui, quand on essayait de traduire en chiffres précis la situation de l'ouvrier, on arrivait souvent à conclure que le salaire ne suffisait pas aux nécessités de la vie. Conclusion exagérée sans aucun doute; car une société dont tous les membres seraient dans un état de déficit, permanent, consommant plus qu'ils ne produisent, s'amoindrirait chaque année et ne tarderait pas à être anéantie. Ce qui est vrai, c'est que tandis que les patrons cherchent à obtenir le travail au moindre prix possible et que les ouvriers, tout en désirant voir ce même prix s'élever, sont contenus dans leurs prétentions par la concurrence qu'il se font entre eux, la lutte s'engage aux limites des nécessités de la vie, et le salaire, malgré ses oscillations, se maintient dans le voisinage de cette limite. Qui ne possède pour vivre que ses deux bras, a son niveau marqué dans l'échelle du bienêtre. Il est comme le liége dans l'eau ; qu'on l'enfonce, il revient promptement de lui-même à la surface, mais il ne saurait s'élever au-dessus ; il ne peut monter que par une crue générale qui élève le niveau des eaux. Or, en industrie, ce niveau s'élève avec l'abondance des capitaux, mais il représente toujours à peu près la subsistance journalière du manouvrier. Pour peu qu'on ait par complaisance omis quelque recette ou accusé trop fortement certaine dépense, pour peu seulement qu'on ait voulu apporter une précision mathématique dans le calcul de ces existences qui se resserrent ou se dilatent au moindre changement de fortune, on passe aisément la limite et on aboutit à une conclusion dont la conséquence logique serait horrible.

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