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Il est certain que la classe ouvrière vit de son travail : voilà une vérité évidente à laquelle il faut s'attacher. Mais il n'est pas moins certain qu'elle vit d'une existence toujours disputée, toujours menacée. On a dit que le fléau du prolétariat était né de l'industrie du dix-neuvième siècle. Il est de tous les siècles parce qu'il vient de la nature même des choses que le progrès seul de la richesse peut modifier d'une manière durable, et il n'est pas inutile de montrer qu'il existait avant 1789.

Il occupait une place moindre, parce que la manufacture était beaucoup moins étendue que de nos jours; mais le prolétariat n'est pas la seule forme de la misère. Qu'un grand nombre d'individus vivent du labeur manufacturier, agglomérés autour des fabriques, suspendus au salaire de chaque jour, sans épargne, sans lendemain, sous la menace toujours instante d'une diminution ou d'une cessation de travail, c'est-à-dire d'une privation du pain quotidien, sans qu'ils puissent régler ni même prévoir les fluctuations du marché dont dépend leur existence, voilà ce qu'on désigne ordinairement sous le nom de prolétariat: c'est un spectacle qui frappe les yeux, qui émeut et effraie. Mais qu'une population tout entière languisse dans une commune indigence, attachée à la terre qui ne lui fournit qu'une maigre pitance, ou courbée, de père en fils, sur le même établi, et que les générations se succèdent, végétant et mourant les unes après les autres, sans espérer ni même concevoir la pensée d'une situation meilleure, le silence de l'histoire cachera à la postérité ces misères muettes. Cependant les souffrances n'en seront pas moins réelles; et, si une main curieuse vient à soulever le voile, le tableau sera bien plus affligeant pour l'humanité que celui du prolétariat dans une société industrieuse, parce que la lèpre de la misère y sera plus générale et moins facile à guérir.

La moyenne de la vie était alors de 28 ans environ; elle dépasse aujourd'hui 37 ans, c'est-à-dire qu'avant 1789 beaucoup plus d'enfants ou de jeunes gens, faute de soins, d'aliments, de bien-être, étaient moissonnés avant l'âge: signe de misère. Les générations qui s'élevaient étaient, quoi qu'on

en dise, plutôt chétives que robustes. Un homme de 5 pieds (1 m. 625), était bon pour la milice, et le quart, ou 25 pour 100 de ceux qui tiraient, étaient exemptés pour défaut de taille1. Aujourd'hui, la taille moyenne de l'armée est de 1 m. 65.

L'instruction primaire, source féconde de l'amélioration des masses, était très-négligée. Une ordonnance du dix-huitième siècle avait prescrit aux seigneurs d'entretenir deux écoles dans chaque paroisse et les canons des Conciles obligeaient chaque église cathédrale ou collégiale et chaque monastère à fonder une prébende pour entretenir un instituteur2. Ces prescriptions étaient généralement mal suivies. Il y avait bien quelques écoles; ainsi, dans la région qui devint plus tard le département de l'Indre, on en comptait 843, et si l'on juge d'après les rares documents que nous avons sur cette matière, on peut estimer le total à 8,000 ou 10,000 dans la France entière*. Plusieurs jouissaient de dotations et avaient leur maison particulières; la plupart étaient installées au presbytère. Le plus souvent il y avait seulement un clerc chargé d'apprendre aux enfants le Pater et quelques prières; le curé, dans sa paroisse, n'en faisait pas davantage; et, quand il y avait un instituteur laïque, c'était un grossier paysan, se contentant d'apprendre aux enfants, garçons et filles, les éléments de la lecture, rarement l'écriture, et rien au delà, sinon le catéchisme et le calendrier. Les communautés religieuses valaient mieux et c'était principalement à leurs soins qu'était dû le peu d'instruction qui se répandait alors dans les campagnes. L'Assemblée provinciale du Berri se plaignait à juste titre, en 1786, que l'instruction des paysans fût nulle. En 1789, la grande majorité des bailliages

1. Journal de la Soc. de stat. de Paris, déc. 1863, p. 323. 2. M. Dareste, Hist. des classes agricoles, 1re éd., p. 152. 3. Voir le mém. statistique du département de l'Indre, rédigé par le préfet sur l'ordre du gouvernement et publié en l'an XII, p. 100 à 104. · Ces mémoires écrits par des hommes qui avaient vécu sous l'ancien régime peuvent être considérés comme des documents contemporains pour 1789.

4. Dans les treize mémoires statistiques qui ont été publiés en l'an XII, on voit qu'il y avait au moins une centaine de ces petites écoles dans chacun de ces départements.

5. Voir le mém. stat. de l'Eure, p. 55.

6 lbidem., et mém. stat. de la Moselle, p. 97.

tinrent le même langage et, de toutes parts, demandèrent • des écoles dans les paroisses, des maîtresses d'école dans les villages, l'instruction gratuite pour les paysans, la création d'un système d'éducation publique.

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Les villes étaient un peu mieux partagées. Nancy, par exemple, indépendamment du collége royal, du collége militaire et de quatre colléges particuliers, possédait six écoles salariées pour les garçons, quatre pour les filles, et plusieurs petites écoles gratuites ou à peu près, celle des frères de la doctrine chrétienne, celle des orphelines, celle de l'hospice Saint-Charles et celle des religieuses de la congrégation. Nancy, il est vrai, était alors, grâce au gouvernement de Stanislas, une ville privilégiée; mais des villes moins favorisées comptaient aussi plusieurs écoles 2. Larochefoucauld donnait un modèle dans sa petite école de la Montagne, près de Liancourt. Les sœurs de charité et quelques autres communautés tenaient des écoles de filles; les frères des écoles chrétiennes, dont la congrégation avait été fondée vers la fin du dix-septième siècle par un homme, doué du génie persévérant du bien, l'abbé de la Salle, comptaient un millier de membres et avaient de bonnes écoles de garçons; enfin, parmi les cinq ou six cents colléges qui existaient alors en France, beaucoup n'étaient en réalité que des écoles fréquentées par la petite bourgeoisie. Sur ce point comme sur bien d'autres, l'esprit de réforme s'éveillait. A l'étranger, Pestalozzi avait déjà fondé l'institut de Neuhof, et, en France, l'abbé Gaultier propageait, à Paris, depuis 1783, ses ingénieuses méthodes pour rendre clair et attrayant l'enseignement primaire.

Une demande qui revient aussi fort souvent dans les cahiers, est celle de sages-femmes; les campagnes en étaient presque entièrement privées, et la naissance des enfants se trouvait en quelque sorte abandonnée au hasard comme leur éducation.

La charité ne faisait pas défaut au dix-huitième siècle,

1. Voir le mém. stat. du dép. de la Meurthe, p. 121.

2. Mém. stat. du dép. de l'Eure, p. 70; de l'Indre, p. 104.

mais elle manquait de cette intelligence qui peut rendre le secours aussi profitable à celui qui le reçoit qu'il est méritoire pour qui le donne. Les couvents nourrissaient un grand nombre de pauvres. Les églises distribuaient libéralement les secours, surtout dans les villes où elles avaient de grandes ressources; la paroisse de Saint-Sulpice, par exemple, qui disposait de 35,000 livres, assistait 20,000 personnes, sur une population totale de 80,000 ouailles'. Mais ces aumônes entretenaient la misère au moins autant qu'elles la soulageaient. Les mendiants pullulaient et pouvaient devenir un danger public'. On s'en défiait; les cahiers des bailliages réclamaient la prohibition de la mendicité avec non moins d'instance que l'établissement des écoles, et, avant 1789, la police sévissait souvent avec une rigueur outrée contre ce fléau. Il fallait, disait-elle, « enfermer les gueux valides, les punir par la perte de leur liberté, les faire travailler 3, » et dans ses accès de sévérité intermittente, elle les envoyait aux galères; elle en arrêta 50,000 dans une année; puis elle établit dans chaque généralité une maison de correction distincte des hôpitaux dont on trouvait la discipline trop douce".

Le règne de Louis XVI, plus éclairé et plus humain, avait fort adouci cette législation, tout en consacrant le sage principe que « les secours ne sont dus qu'à ceux qui ne peuvent gagner leur vie et sont dus par chaque paroisse.» Pendant la crise commerciale aggravée par deux hivers rigoureux, nécessité fut de se départir de cette règle : il y a des lois qui doivent se taire durant les grandes calamités publiques. On établit dans chaque province des ateliers de charité; on permit de prendre dans les bois de l'État les matériaux du travail ; on laissa un libre cours à la charité des particuliers, et Lyon se distingua par la bienfaisance éclairée de ses magistrats.

Au moyen âge, les enfants trouvés étaient à la charge du

1. De Gérando, De la bienf. publ., t. IV, p. 196.

2. En 1791 le recensement à Paris donnait 118,784 indigents pour 650,000 personnes; en 1864, il y avait pour une population triple (1,800,000 h.) 117 000 indigents.

3. Ord. du 23 mars 1720. 5. Ord. du 11 mai 1786.

4. Ord. de 1764 et du 21 septembre 1767.

seigneur du fief; mais les seigneurs, qui n'avaient plus la puissance, se souciaient peu de supporter les charges. Il avait fallu des ordres réitérés du Parlement ou du Roi pour les rappeler à leurs devoirs ou les obliger à contribuer aux frais que faisait l'État pour ce service. On avait fondé l'hospice des enfants trouvés. Les enfants affluèrent bientôt, non-seulement des environs de Paris, mais des provinces éloignées; on en expédiait plus de 2,000 chaque année, par l'entremise des voituriers, et, la plupart de ces pauvres créatures périssaient: sur dix, il en mourait en moyenne neuf dans les trois mois de leur arrivée. Le nombre des dépôts augmentait néanmoins et s'était élevé à 6,703 2. « Insensiblement, écrivait Necker3, on s'est accoutumé à envisager les hôpitaux d'enfants trouvés comme des maisons publiques, où le souverain trouvait juste de nourrir et d'entretenir les enfants des plus pauvres d'entre ses sujets; et cette idée, en s'étendant, a relâché, parmi le peuple, les liens du devoir et ceux de l'amour paternel. L'abus grossit chaque jour et ses progrès, embarrasseront un jour le gouvernement. Et défense fut faite aux voituriers de se charger de ce genre de bagage. Mais le mal subsista en grande partie. En 1790, sur 15 enfants déposés, 13 mouraient avant d'être envoyés en nourrice, et ceux qui étaient élevés jusqu'à l'adolescence à la maison de Saint-Antoine, devenaient presque tous des vagabonds 5.

Les hôpitaux étaient nombreux; on en comptait, d'après le rapport fait à l'Assemblée Constituante, 2,185, jouissant, à divers titres, de 40 millions de revenu 6. Mais leur admi

1. Voir entre autres l'arrêt de 1782 qui fut mal exécuté, parce que les seigneurs se plaignirent, disant qu'il était dangereux de faire savoir au peuple que les mœurs n'étaient plus assez surveillées, et que l'impôt était mal réparti. Voir le rapport fait par Larochefoucault au nom du comité de mendicité, p. 20.

2. En 1770, M. Arm. Husson, Consomm. de Paris, p. 46. En 1864, le nombre des enfants assistés a été de 4,056.

3. Necker, De l'adm. des fin., t. !II, 112.

4. 1er rapport du Comité de mendicité à l'Ass. nat.

5. Il existait encore d'autres hospices pour orphelins, tels que l'hospice Beaujon, l'Enfant-Jésus, l'école des orphelins militaires.

6. M. P. Boiteau, État de la France en 1789, p. 441. Necker donne seule

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