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chesses que donne la terre aux richesses plus apparentes de l'industrie; il accusait le gouvernement d'avoir développé d'une manière factice les manufactures et détourné de la culture du sol l'activité des citoyens. Contre le système de Colbert, Arthur Young a raison sans aucun doute; mais il a tort de méconnaître le mouvement qui, de son temps, ramenait déjà les esprits vers la terre, et il ne tient pas assez compte de l'influence salutaire que doit exercer sur les produits de l'agriculture une industrie prospère.

Les tissus occupaient alors, comme aujourd'hui, le premier rang dans le travail manufacturier. Le lin et le chanvre étaient cultivés dans presque toutes les provinces, et partout on faisait de la toile; peu de grands ateliers d'ailleurs; chaque chaumière, pour ainsi dire, avait son métier 1 dont le produit, après le prélèvement nécessaire pour les besoins de la famille, était vendu au marché de la ville. Aussi, les ordonnances de 1762 et de 1765 qui, en autorisant légalement cette fabrication rurale, l'avaient soustraite aux persécutions jalouses des corps de métiers, avaient-elles été un grand bienfait 2. Les toiles fines elles-mêmes étaient tissées dans les campagnes et recevaient à la ville leurs derniers apprêts. Saint-Quentin y excellait; ses linons, ses batistes, ses gazes de fil faisaient alors les délices de la mode et occupaient, dit-on, 60 000 fileuses et 6000 tisserands". On estimait à 200 millions la valeur des toiles fabriquées *; l'exportation seule atteignait 20 millions, et, l'agriculture ne suffisant pas à fournir la matière première, on achetait chaque année à l'étranger pour 6 ou 8 millions de chanvre et de lin. Aussi le prix du chanvre brut s'était-il élevé, depuis le commencement du règne de Louis XVI, de 30 à 40 livres le quintal ®.

1. Arthur Young, Voyages en France, t. II, p. 381.

2. Levasseur, Hist. des classes ouvrières avant 1789, t. I, p. 364.

3. Dict. du Commerce et des March., V° Saint-Quentin, p. 1988.

4. Enc. mét. Arts et Mét. Vo Toileries.

5. Arthur Young, Voyages en France, t. II, p. 351 et suiv. Il est vrai que par compensation l'étranger nous vendait de son côté pour 9 à 12 millions de toiles.

6. Enc. mét., ib., p. 270.

Le coton n'était encore qu'un annexe de la toilerie, mais un annexe déjà fort important. Dans le principe, la France l'avait reçu tout filé du Levant et ne l'avait employé qu'en le mélangeant avec d'autres fils. Le dix-huitième siècle avait vu les premiers succès de cette matière textile; il avait appris à le filer et à en faire des tissus variés, siamoises, rouenneries, toiles peintes, que le goût des femmes pour les parures légères avait mis en vogue. Rouen et Mulhouse étaient déjà à la tête de cette fabrication; Amiens faisait des velours d'Utrecht; mais Mulhouse ne comptait pas encore dans l'inventaire de la richesse française, et c'étaient la Normandie et la Picardie qui filaient et tissaient la plus grande partie des 11 millions de livres de coton en laine que nous importions en 1788 1.

La draperie était aussi une industrie répandue dans la plupart de nos provinces et dont les origines étaient aussi anciennes que l'histoire du pays, comme le sont d'ailleurs les origines de la plupart des grandes industries ayant pour objet de vêtir ou de nourrir l'homme avec des produits indigènes. Les types étaient nombreux, et chaque canton restait fidèle à celui qu'il avait coutume de fabriquer depuis de longues années 2; ici des draps fins, des londrins, là de gros draps, ailleurs des camelots, des droguets, des serges, des étamines3. Il y avait cependant des manufactures; quelquesunes même étaient assez considérables et avaient été libéralement encouragées par Colbert; mais la majeure partie des étoffes de laine provenait des métiers isolés des tisserands de campagne. La fabrique de Sedan, avec ses 10000 ouvriers et ses 713 métiers, occupait le premier

1. Ouin Lacroix, p. 113.

2. Enc. mét., Manuf. et Arts. V° Draperie.

3. Les londrins étaient des étoffes tissées avec des laines de Ségovie, drapées, et généralement destinées au commerce du Levant; les londres, espèce plus grossière, se fabriquaient en général avec des laines du Languedoc. On désignait sous le nom de camelots des étoffes de poils de chèvre ou de laine, non croisées et simplement tissées comme la toile avec le métier à deux marches. Les droguets, qui étaient surtout employés pour vêtements d'homme, étaient tout laine, ou trame de laine sur chaine de fil, et croisés ou non croisés; les serges étaient des étoffes croisées, non drapées; les étamines n'étaient ni croisées ni drapées.

rang dans la draperie fine, et jouissait depuis longtemps de la réputation qu'elle a toujours su conserver à travers les vicissitudes de notre industrie; derrière elle venaient Lorient, Elbeuf, Abbeville, Darnetal 1. La draperie commune était fabriquée surtout dans le centre de la France et dans le Languedoc, où Lodève avait déjà le privilége d'habiller les troupes et où Carcassonne approvisionnait encore une partie des marchés du Levant. Sous le nom de petite. draperie, on faisait en Flandre, en Picardie, en Champagne, diverses étoffes de laine peignée; mais cette fabrication était dans l'enfance, tandis que celle de la laine cardée donnait dans les qualités supérieures des produits excellents. On avait pour 23 livres un fort beau drap noir de Sedan 2.

De notre temps le progrès a été beaucoup moins sensible pour cet article que pour les draperies communes d'une consommation générale. J'ai eu entre les mains des échantillons de draps du Languedoc qu'au dix-huitième siècle quelque inspecteur des manufactures avait sans doute adressés au

Au Nord,

1. Voici la liste des principales fabriques de lainage en 1789. Rethel fabriquait des étamines, des burates, des croisés, des flanelles; Sedan, des draps superfins noirs ou de couleur, draps amarante, écarlate, pourpre, marron, puce, etc., bleu de Saxe, vert de Saxe, etc., des casimirs, des serges, des Londres; Troyes, des ratines, des molletons, des espagnolettes, des serges; Semur, des draps, des droguets, des tricots; Reims, des silésies, des impériales, des ras castors, des flanelles, des étamines, des burats; Beauvais, Grandvilliers, Breteuil, des sommières, des ratines, des molletons; la Flandre, des draps et des pinchinas; Amiens, Abbeville, des pannės, des serges, des crépons, des baracants, des camelots; Rouen, Darnetal, Elbeuf, des flanelles, des espagnolettes, des draps ordinaires et de gros draps; Louviers, des draps fins, des casimirs; Lisieux, Vire, des couvertures, des molletons, des tiretaines; Dreux, Nogent-le-Rotrou, des serges, des étamines, des couvertures; Angers, des étamines et des flanelles.

Dans le centre on faisait des pinchinas; des cadis dans la Saintonge; des serges et des droguets dans la Marche; quelques draps dans le Berri; quelques serges, tiretaines et draps communs en Bretagne; des étamines, des serges et des droguets dans le Bourbonnais; des couvertures à Orléans.

Dans le Midi, la Provence faisait des cadis, des cordelats et des pinchinas; le Dauphiné, quelques draps de billard; Lodève, Montpellier, des draps pour la troupe, des draps d'exportation, des couvertures; Saint-Gaudens, Toulouse, Rieux, La Réole, Bagas, des cadis, des burats, des droguets, des couvertures, des draps; Montauban, des draps; le Vivarais et le Gévaudan des cadis, des draps fins d'Aubenas, des rases, des flanelles; le Rouergue, des cadis, des sergettes et des rases. (Voir pour plus de détails les tableaux du maximum.) 2. Enc. mét., Manuf. et Mét., t. II, p. 273.

bureau du commerce; ce sont des ratines de Limoux, des draps façon d'Elbeuf, de Carcassonne, des draps blancs et gris-blancs de Lodève qui valent en moyenne de 6 à 10 livres l'aune1, grossières étoffes pour la plupart, dont les meilleures présentent un tissu épais et sans souplesse, et dont les plus communes sont ou mal peignées ou grossièrement foulées ou mélangées de brins de paille, et n'ont guère plus d'apparence qu'une mauvaise couverture de lit. Dans les mêmes qualités et dans les mêmes prix, on obtient aujourd'hui, sinon plus de solidité, du moins beaucoup plus d'élégance et de commodité. Encore ces étoffes communes étaientelles en trop petite quantité; on en exportait, il paraît, pour près de dix millions par an; mais à l'intérieur du royaume une partie des paysans ne portait que des haillons de toile. Un des écrivains de l'Encyclopédie se plaint de cette misère1, et ses observations sur ce point confirment celles d'Arthur Young.

La soierie était, au dix-huitième siècle, bien plus encore qu'aujourd'hui, une industrie de luxe; car elle était presque exclusivement à l'usage des classes riches. Aussi cette belle fabrication était-elle fort sujette aux caprices de la mode, et la mode la délaissait alors pour combler de ses faveurs les toiles peintes. Lyon souffrait et aurait souffert davantage sans le succès de ses gazes de soie. Sur les 14 777 métiers que recensait la communauté en 1788, 5442 avaient cessé de battre. En temps ordinaire on comptait environ 30000 personnes, maîtres, ouvriers ou enfants vivant de cette industrie, et on y employait 2250 000 livres de soie, c'est-à-dire à peu près la moitié de la consommation totale de la France 3.

La bonneterie employait les mêmes matières que le tissage, fil, coton, laine et soie, et formait, comme lui, une des branches importantes de notre industrie. La Picardie seule possédait 66 000 métiers, et produisait une valeur de 66 millions. Lyon avait eu 2000 métiers à faire des bas de soie;

1. Archives de l'Emp., H. 748222.

2. Enc. mét., Manuf. et Arts. V° Lainage. 3. Ibid., V° Bonneterie, p. 43 à 45.

Paris, presque autant; Nîmes, plus de 3000. Orléans et Poitiers fabriquaient des bas drapés; Rouen et la Champagne des bas de coton1. On retrouve encore aujourd'hui les mêmes industries à peu près fixées dans les mêmes lieux. Les hommes et les institutions passent, mais il est des usages qui persistent sans qu'on puisse toujours marquer une cause précise qui les ait fait naître et qui les fasse durer. La différence n'est pas aussi grande qu'on pourrait se l'imaginer dans la géographie industrielle de notre pays entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle; la plupart des grands centres de fabrique de notre temps étaient déjà des centres avant la Révolution de 1789. Il y a eu développement plus que déplacement; il y a eu un mouvement de concentration dans les grands ateliers; il y a eu surtout de nouveaux modes d'activité qui ont donné naissance à de nouvelles entreprises; mais on peut affirmer hardiment que les progrès accomplis depuis cent ans ont allumé beaucoup plus de foyers de travail qu'ils n'en ont éteint.

Même avant 1789, l'énumération de toutes les sources de la richesse industrielle de la France serait bien longue. Aux tissus il faudrait rattacher les tapisseries, celles des Gobelins, de Beauvais, de Flandre, d'Aubusson, qui faisaient toujours l'admiration de l'Europe, les tentures d'appartement dont la valeur avait, il est vrai, bien baissé, depuis que la perse avait détrôné la soie2, les modes que nous avions, comme aujourd'hui, le privilége de fournir au monde élégant dans l'Europe entière, et que nos marchands, comme aujourd'hui, se plaignaient de voir copiées par des plagiaires étrangers3. Il faudrait citer l'ébénisterie qui produisait alors ces jolis ouvrages de marquetterie, longtemps dédaignés, aujourd'hui ardemment recherchés par un caprice de la mode, non moins que par un retour au bon goût". La porcelaine avait à peu près les mêmes qualités et se distinguait par la coquetterie quelque peu mignarde de la forme et des peintures. La verrerie et la faïence suivaient de loin; mais on remar

2. Ibid. V° Ameublements.

1. Enc. mét., Manuf. et arts, p. 8 à 12.
3. Ibid. V° Modes. - 4. Ibid. V° Ébénisterie.

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