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nistration était vicieuse; la plupart étaient des asiles insuffisants, dont les frais généraux se trouvaient hors de proportion avec les services réels. Les grands établissements dépendant de l'État présentaient alors eux-mêmes un bien triste spectacle. On connaît le rapport que Tenon publia sur l'Hôtel-Dieu à la suite de l'enquête ordonnée au commencement du règne de Louis XVI. On mettait ordinairement quatre malades, quelquefois huit dans le même lit; à peine six pouces et demi de largeur pour chacun; il fallait de toute nécessité se tenir sur le flanc ou attendre pendant une partie de la nuit son tour de sommeil. L'un d'eux venait-il à mourir, son cadavre restait des heures entières avant qu'on l'enlevât et répandait autour de lui la contagion de la mort. A Bicêtre, à la Salpêtrière, même incurie. Le cœur des ministres se souleva quand ils surent ces horribles détails, et ils apportèrent quelques améliorations à ce régime barbare. Necker fonda à ses frais un hôpital modèle. Mais la révélation du mal et l'exemple d'un homme de bien avaient à peine porté leurs premiers fruits, lorsque la révolution éclata. Le comité de mendicité trouva encore les hôpitaux de Paris dans un état affligeant, plusieurs individus dans le même lit, des enfants sans éducation et sans travail, des malades sans air, des infirmes sans soin, des pauvres entassés dans des «< cloaques infects.» « Chaque pas fait dans les hôpitaux, disait La Rochefoucauld, persuade davantage que ces maisons sont l'asile des préjugés qui s'y conservent bien des années après qu'ils ont disparu du reste du monde 1. »

L'amour de l'humanité qui avait distingué la philosophie du dix-huitième siècle commençait néanmoins à pénétrer, quoique lentement, dans les institutions. Pendant qu'on ordonnait une enquête dans les hôpitaux, on fondait un Montde-Piété à Paris, puis à Metz, à l'image de ceux qui existaient déjà depuis un ou deux siècles dans diverses villes de France. Ressource toujours coûteuse et souvent pleine de séductions

ment 700 hôpitaux, contenant 110,000 personnes et ayant 20 millions de revenu, Adm. des fin. t. III, p. 155.

1. 1er Rapport du comité de mendicité; chapitre de la Pitié.

et de périls, le Mont-de-Piété n'en était pas moins, à défaut de tout autre moyen de crédit, un bien pour les artisans auxquels il offrait, pendant les crises et le chômage, un asile temporaire contre l'indigence.

Le compagnonage était proscrit, les confréries de compagnons rarement autorisées. Il en existait pourtant. D'abord les petits corps de métiers, tels que ceux de fripiers, de savetiers, où les maîtres, pauvres artisans, travaillaient sans compagnons, seuls ou avec leur apprenti, peuvent être considérés comme de véritables communautés d'ouvriers à façon. Dans les communautés moyennes il y avait des maîtres sans fortune qui ne s'élevaient guère au-dessus de cette condition d'ouvriers à façon. L'exercice de certaines professions, surtout le transport des fardeaux, le chargement et le déchargement, étaient d'ordinaire réservés à des sociétés d'ouvriers qui, sans former un corps de métier, étaient tolérées ou même autorisées par l'administration, et jouissaient, à titre de confrérie, de certains priviléges tels étaient, par exemple, à Paris, les forts de la halle, au Havre, les calfats et les pilotes lamaneurs, à Marseille, les portefaix.

La confrérie des portefaix de Marseille a été surtout citée; simple association de prières dans le principe, elle était devenue, vers la fin du dix-septième siècle, une association de secours, alimentée par la générosité des fondateurs, par les cotisations des membres et par les contributions des négociants. Mais les négociants refusèrent de payer et obtinrent du parlement d'Aix une sentence favorable; l'association, réduite à ses propres ressources, subsista néanmoins et rendit encore des services. Elle avait un grave défaut, c'est que les recteurs ne rendaient pas de comptes, et, quand on voulut, en 1789, les y astreindre, leur mécontentement amena une scission dans la société 1.

Mais, dans ces diverses formes d'associations, on chercherait en vain à découvrir la charité faite par l'entrepreneur au salarié, et le patronage unissant les membres, riches et pauvres, de la grande famille ouvrière : ce sont partout des

1. Voir Les portefaix de Marseille, par M. Rondelet, Revue contemporaine,

artisans petits ou grands, travaillant pour leur compte, s'associant et se soulageant. Assurément cette forme de secours n'eût pas été la moins louable, si à côté de l'assistance ne s'étaient rencontrées les prétentions du monopole.

Il existait aussi certaines confréries de salariés, les unes anciennes et vivant depuis longtemps dans l'ombre comme les confréries ouvrières de Lille; d'autres nées au souffle de l'esprit nouveau, enveloppant dans une même association de secours mutuels soit les ouvriers d'un métier, soit même les habitants d'un quartier. Celle de Sainte-Anne, par exemple, qui recevait des compagnons menuisiers et des habitants du Temple datait de 1694; mais elle ne comptait guère que 60 à 80 membres, et subvenait en partie à ses dépenses par une quête faite dans le quartier. La société panotechnique de prévoyance, confrérie qui datait de 1720, avait pris en 1780 un caractère mieux accusé de mutualité en créant dans son sein une caisse spéciale pour les malades et les vieillards aux indemnités de laquelle on acquérait droit par une cotisation mensuelle de cinq sous. En 1789, il existait à Paris deux petites sociétés de ce genre, constituées d'après des vues différentes, mais se proposant à peu près le même objet la société des menuisiers en meubles, datant de 1760, et la société fraternelle de Saint-Eustache, datant de 1782 1.

Il en existait aussi dans les provinces, à Lyon, à Bordeaux, en Flandre. Chamousset avait le premier en France, sans succès, il est vrai, essayé à plusieurs reprises de fonder, au dix-huitième siècle, une maison d'association et des compagnies d'assurances pour la santé, fondées sur les données régulières du calcul des probabilités.

Dans ces faibles débuts était le germe d'une des institutions les plus efficaces que la prévoyance puisse opposer aux progrès du prolétariat. Mais le germe n'avait pas encore fructifié.

La solitude des ouvriers vivant à l'écart au-dessous de

1. M. Hubbard, De l'org. des soc. de prév. p. 4, et M. Émile Laurent, Le paupérisme et les assoc. de prév., t. I, p. 263.

2. M. Emile Laurent, t. I, p. 264 et 265.— Voir aussi les arrêts du Conseil d'Etat, du 3 novembre 1787 et du 27 juillet 1788.

l'échafaudage des priviléges, contribuait à entretenir leur malveillance, à leur faire prendre pour des réalités les chimères qui flattaient leurs désirs. Leur silence ne prouvait pas leur résignation. Déjà pénétraient dans leurs imaginations ardentes ces théories que leur soufflent quelquefois des avocats complaisants, mais qui le plus souvent naissent spontanément du sentiment de la privation à la vue des jouissances d'autrui. A Lyon, ils eurent la parole. A Paris, où le mode de convocation les laissa, comme presque partout, en dehors des assemblées primaires, ils exhalèrent leurs plaintes par des brochures, et n'en furent que plus hardis dans l'expression. Dans le cahier des pauvres, ils formulent en ces termes leurs principales exigences:

<< 1° Que les salaires ne soient plus aussi froidement calculés d'après les maximes meurtrières d'un luxe effréné ou d'une cupidité insatiable;

« 2° Que la conservation de l'homme laborieux et utile ne soit pas pour la constitution un objet moins sacré que la propriété du riche;

« 3° Qu'aucun homme laborieux et utile ne puisse être incertain de sa subsistance dans toute l'étendue de l'empire. »

Dans les quatre cris d'un patriote, ils font entendre par avance les menaces brutales de la faim contre l'édifice de la liberté que doit construire l'assemblée.

«

Que servira une constitution sage à un peuple de squelettes qu'aura décharnés la faim?... Il faut vite ouvrir des ateliers, fixer une paye aux ouvriers, forcer le riche d'employer les bras de ses concitoyens que son luxe dévore.... nourrir le peuple.... Garantir les propriétaires de l'insurrection terrible et peu éloignée de 20 millions d'indigents sans propriété. »

Il semble que l'on entende déjà gronder l'émeute en guenilles qui ira demander du pain à Versailles ou qui viendra en poussant le même cri, étouffer les derniers restes de la liberté dans la Convention décimée. « Quand je vois, disait alors le père Duchêne, des hommes manger en un seul repas ce qui suffirait à la subsistance de dix familles dans un an, cela me f...âche et beaucoup.

>>

Le sac de la manufacture de Réveillon est le prélude de ces tristes scènes populaires. La conciliation si désirable du patron et de l'ouvrier est de tout temps un des problèmes sociaux les plus difficiles; mais les barrières que le régime des corporations et des priviléges mettait entre eux n'étaient assurément pas le moyen de le résoudre.

VI. LES RÉFORMES.

Contraste des mœurs et des institutions.

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Turgot. L'esprit de réforme. - Les institutions vieillies. Jugements pessimistes et optimistes. - Progrès des idées et de la richesse au dixhuitième siècle. La révolution aurait-elle pu être prévenue? Supériorité de la société moderne.

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D'un côté, une industrie qui prospérait, un commerce qui s'étendait avec les relations internationales et le progrès de la marine, des procédés nouveaux dont la mécanique commençait à armer les manufactures, de l'autre, des entraves à la production, des priviléges, des jalousies qui étouffaient l'invention; d'un côté, une grande activité de la pensée cherchant à pénétrer les secrets de la nature ou à déterminer les lois de la morale; de l'autre, nulle liberté d'écrire, la publicité des livres soumise à l'examen et au privilége royal, des théories hardies qui s'affichaient dans les livres et dans la conversation à côté d'une étroite routine administrative, qui sous Louis XV s'obstinait le plus souvent à exagérer les prescriptions du grand siècle, et qui sous Louis XVI ne s'ouvrait encore que sur un petit nombre de points à des pratiques meilleures, voilà le singulier contraste que présentait alors le dix-huitième siècle. Les lois n'étaient plus en har monie avec les mœurs et avec les besoins.

Les philosophes l'avaient proclamé, les uns en frondant gaiement les abus, les autres en s'élevant avec indignation contre la corruption sociale ou en rêvant des utopies. Des ministres l'avaient compris et avaient tenté des réformes. Machault avait voulu mettre des conditions à l'accroissement des biens de main-morte qui tarissait les sources du revenu public, et faire porter également, sans rachat ni abonne

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