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ment, sur tous les biens, biens d'église, biens nobles ou biens de roture, l'impôt du vingtième avec le produit duquel il se proposait d'amortir la dette les privilégiés, le clergé en tête, se coalisèrent contre lui et l'évincèrent. Silhouette avait imaginé une subvention générale qui atteignait tous les revenus, fonciers ou mobiliers, et même la rente des offices: l'opposition des privilégiés, conduite par la magistrature, le renversa. La réforme ne put réussir que dans quelques détails, comme l'introduction des toiles peintes; la liberté même du commerce des grains à l'intérieur du royaume ne tint pas longtemps contre les attaques des intéressés et l'ignorance des consommateurs. C'est qu'il ne suffit pas que quelques philosophes aperçoivent le mal et le fassent voir à leurs concitoyens avec toute la clarté de l'évidence; il ne suffit même pas que les regards soient tournés vers eux et que le public applaudisse; il faut que l'idée nouvelle soit devenue assez forte pour renverser des institutions et des coutumes qui s'appuient sur la solide assise d'une durée séculaire et pour triompher de la masse des intérêts qui, vivant de l'abus, comprennent rarement qu'il puisse être nuisible, et qui, quand ils viennent à le comprendre, ne se résignent pas volontiers à s'immoler eux-mêmes pour l'intérêt général.

Le plus illustre des ministres réformateurs du dix-huitième siècle, Turgot, était trop clairvoyant pour ne pas discerner ces obstacles. C'était un grand esprit d'une haute portée philosophique; mais il eut la témérité de croire que la force de la vérité suffirait pour les vaincre et il se brisa contre eux. Dans sa généreuse ardeur pour le bien, il embrassa presque tout le programme de la révolution, beaucoup plus qu'un homme, au lendemain de son entrée aux affaires, sans appui à la cour, ne pouvait étreindre, économie dans les dépenses, égalité et uniformité dans la répartition de l'impôt, libre circulation des grains à l'intérieur du royaume, suppression de la corvée, abolition des jurandes et des maîtrises, rachat des offices nuisibles à la liberté du commerce. C'était ameuter contre soi la foule des privilégiés, depuis le noble et le bénéficiaire que l'impôt menaçait, ou le

courtisan qui redoutait l'économie, jusqu'au plus humble artisan, chagrin de voir tomber avec la maîtrise la barrière qui le séparait du compagnon. Il s'éleva un concert de malédictions contre lequel la voix de quelques économistes ne pouvait prévaloir. Turgot, attaquant tant d'intérêts à la fois, aurait dû trouver au moins des partisans dans ceux qui, placés au plus bas de l'échelle, ne profitaient d'aucun privilége et les subissaient tous, dans les ouvriers par exemple; mais les ouvriers, nous l'avons vu, n'avaient pas alors voix dans les manifestations de l'opinion publique, et ils restèrent trèsindifférents à la proclamation d'une liberté qu'ils ne comprenaient pas.

Turgot tomba; mais la nécessité d'une grande réforme subsista. Le courant y poussait. Calonne fut entraîné, et après avoir repu quelques années la cour de fastueuses prodigalités et d'illusions, il en vint, comme Machault, comme Silhouette, à une subvention territoriale, et il fut renversé comme eux. Brienne, élevé par la faveur des privilégiés, fut entraîné à son tour, proposa de nouveau le timbre, la subvention, ameuta le Parlement et disparut pour laisser la place aux états généraux. Les ministres les moins amis de la réforme rendaient un hommage éclatant aux idées nouvelles par l'aveu de leur impuissance.

Ces idées s'infiltraient dans la pratique. Turgot avait imaginé les municipalités; Necker avait institué la première assemblée provinciale, et Calonne en avait appliqué le principe à toutes les généralités. La France commençait à discuter ses affaires, à régler le mode des impositions; plusieurs de ces assemblées avaient déjà introduit de sages réformes dans leur province, remplacé la corvée, formé des projets de dessèchement ou de canalisation, travaillé à l'extinction de la mendicité 1. La justice était améliorée et les dernières traces de la torture disparaissaient par les mémorables édits du 8 mai 1788. La charité devenait plus éclairée; l'administration moins tyrannique. Le bien essayait de percer la couche des abus.

1. Voir M. de Lavergne, Les assemblées prov. sous Louis XIV, passim.

Les institutions qui ont longtemps abrité les pères ne conviennent pas toujours aux arrière-petits-fils. Souvent le temps les a dégradées pendant que les générations croissaient et multipliaient; il ne suffit pas de les réparer, il faut chercher un toit plus vaste et plus hospitalier. Heureuses les nations qui ont le bon sens de modifier peu à peu par une suite de légers changements les lois, afin de les accommoder sans cesse à leurs mœurs! Heureux les gouvernements qui ont la sage prévoyance d'élargir à propos l'édifice pour en prévenir la chute!

Les institutions du siècle dernier apparaissent sous deux aspects bien différents à qui ne les envisage pas avec le calme de l'histoire. Ceux qui croient nécessaire pour la justification du présent de ne voir au delà de la limite de 1789 que du mal, des abus et des misères, représentent la noblesse arrogante et licencieuse, le clergé de cour corrompu, celui des campagnes réduit à la portion congrue, les cultivateurs courbés sous le faix des droits féodaux et de la taille, le commerce paralysé par les entraves fiscales et administratives, l'industrie stérilisée par le système des corporations, et ils peignent un tableau dans lequel ils ne mettent que des ombres. D'autres, par mauvaise humeur contre le présent ou par piété pour les souvenirs du passé, vantent cette société d'autrefois où la distinction des classes contenait les ambitions et maintenait à tous les degrés de l'échelle le respect traditionnel des inférieurs pour tout ce qui était au-dessus d'eux, où les supérieurs de leur côté, obéissant à la loi chrétienne, ne craignaient pas de tendre une main charitable à leurs inférieurs, parce qu'ils ne voyaient pas en eux des envieux et des ennemis, où, dans l'industrie en particulier, les règlements et les statuts faisaient une loi de la bonne confection des marchandises, le noviciat et les épreuves garantissaient l'habileté de l'artisan, les obstacles placés à l'entrée des métiers empêchaient l'affluence des populations vers les villes, et servaient de barrière contre le prolétariat.

Nous avons vu comme ce fantôme d'harmonie sociale s'évanouissait à la lumière des faits économiques. Toutefois le spectacle que nous avons eu, à le juger sans prévention,

n'était assurément pas celui de la misère et de la dégradation. Un homme qui avait été magistrat au Parlement, et, qui, après avoir occupé des postes éminents sous l'Empire, sous la Restauration et sous Louis-Philippe, avait eu le rare privilége de survivre à tant de révolutions, et de conserver dans ses vieux jours toute la fraîcheur de sa mémoire, avait coutume de dire qu'on ne se doutait guère maintenant de l'activité industrielle qui animait Paris vers 1784. Déjà, avant 1784, les marchands combattant les projets de Turgot et les reproches des économistes, rappelaient dans leur mémoire qu'il y avait dans la seule ville de Paris, sans les faubourgs, 3,207 marchands merciers ou veuves de marchands, ce qui fait un tiers de plus qu'en 17501. »

Or, cette activité croissante était la raison même des réformes auxquelles on aspirait. Les nations appauvries et languissantes peuvent s'agiter sur le lit de douleur; mais elles sont incapables d'accomplir une grande révolution sociale. Parce que les méthodes de culture s'amélioraient, parce que l'industrie et le commerce se développaient, parce que les idées de justice se répandaient, la nation française se sentait plus blessée par les inégalités sociales, et plus gênée par les barrières que les institutions lui opposaient. A mesure qu'elle grandissait, elle était plus mal à l'aise dans un vêtement devenu trop étroit.

Pour l'élargir, fallait-il le jeter au feu? Grave question qu'il n'est pas de notre sujet de débattre ici. Ce qui est certain, c'est que l'accommoder aux besoins nouveaux était une œuvre bien difficile : l'échec des ministres réformateurs le prouve. Cependant si la France avait eu au dix-huitième siècle un roi à la fois éclairé et énergique, assez ami du bien pour vouloir, dès le principe, les réformes et en concevoir avec netteté le plan et la suite, assez politique pour ne pas les aborder de front toutes ensemble, et pour prendre toujours son point d'appui dans l'opinion publique en évitant de froisser trop d'intérêts à la fois, qui saurait dire quelle action une intelligence droite, unie à une volonté ferme, avec

1. Cité par M. Léon Gautier, Études hist. pour la déf. de l'Église, p. 245.

l'aide du temps, aurait pu exercer sur les destinées de notre pays!

Ce roi ne se rencontra pas, et aux réformes avortées succéda la Révolution d'où date notre société moderne. Qu'elle eût pu ou non être prévenue par d'opportunes concessions ou accomplie par des moyens différents, elle s'est faite et s'est faite au non des principes de justice, d'égalité et de liberté que froissaient maintes institutions de l'ancien régime. Ne l'oublions pas, et quelles qu'aient été ses erreurs et ses défaillances, attachons-nous aux idées premières qui l'ont inspirée et qui la légitiment.

Interrogeons l'expérience de tous les siècles et la tradition de nos ancêtres; nous y trouverons de précieux enseignements. Mais ne cherchons pas de ce côté le modèle d'une organisation de la classe ouvrière. Sachons qu'il est plus vrai et plus consolant de placer son idéal devant soi que derrière, et que c'est par conséquent vers les voies de l'avenir qu'il convient de tendre ses regards et ses vœux. De cet avenir, l'histoire du travail, durant les soixante-quinze années qui ont suivi immédiatement la Révolution, nous ouvre déjà les premières avenues.

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