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même tems combien il s'étoit méconté en établiffant fon bonheur fur des biens qu'unc infinité d'accidens pouvoient luy enlever, & que leur propre fragilité ne pouvoit manquer de détruire.

C'eft depuis ce tems-là qu'on s'apperçoit dans fes Lettres qu'il change de fentimens. On y voit des penfées & des defirs de converfion; mais des pensées foibles, & des defirs informes, qui n'avoient ny fond ny folidité, & que la moindre tentation étoit capable de détruire. Tout fervoit auffi à les fortifier, un contre-tems, un mauvais fuccés, une difgrace, l'infidelité ou l'indifference d'un ami, le dégoût même qui eft comme infeparablement attaché à la joüiffance de tout ce qui n'eft. point Dieu. Tout le rappelloit à luymême, tout fervoit à le détromper fout contribuoit à rompre le charme des creatures, & à en diffiper l'illufion. Il étoit dans cette difpofition lorfqu'il luy arriva ce qu'il raconte luy-même P. 192. dans fon Traitté des obligations des Chrétiens.

» Un jour, dit-il, je joignis un Ber»ger qui conduifoit un troupeau dans une grande campagne,par un tems qui l'avoit obligé de fe retirer à l'abti

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d'un grand arbre pour fe mettre à « couvert de la pluye & de l'orage. « Comme je luy remarquay un air qui me parut extraordinaire (il avoit « environ foixante-ans, ) je luy de- « manday s'il prenoit plaifir à l'oc- « cupation dans laquelle il paffoit fes a jours. Il me répondit qu'il y trouvoit une paix profonde, que ce luy étoit une confolation bien fenfible « de conduire ces bêtes fimples & in- « nocentes; que les jours ne luy du- « roient que des momens; qu'il trou- « voit tant de douceur dans fa con- « dition, qu'il la préferoit à toutes << les chofes du monde ; que les Rois « n'étoient ny fi heureux ny fi contens << que luy, que rien ne manquoit à ce fon bonheur, & qu'il ne voudroit pas quitter la terre pour aller dans « le Ciel, s'il ne croyoit y trouver « des campagnes & des troupeaux à « conduire.

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J'admiray continue l'Abbé de « Rancé, la fimplicité de cet hom- « me, & le mettant en parallele avec « les Grands dont l'ambition eft infa- « tiable, & qui ne trouveroient pas « de quoy fe fatisfaire, quand ils joüi- a roient de toutes les fortunes, des

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→ plaisirs, & de toutes les richeffes d'icy-bas; je compris que ce n'étoit point la poffeffion des biens de ce » monde qui faifoit nôtre bonheur, » mais l'innocence des mœurs, la fim

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plicité & la moderation des defirs, » la privation des chofes dont on-fe "peut paffer, la foumiffion aux vo»lontez de Dieu, l'amour & l'eftime » de l'état dans lequel il luy a plû

» de nous mettre.

Ces reflexions étoient comme des femences de falut que Dieu jettoit dans fon cœur. Mais fes paffions, fes foins & fa complaifance pour le monde, qui y prévaloient encore, retardoient cette divine femence & l'empêchoient de porter tout le fruit qu'elle eût dû produire.

L'amour de la verité ne laiffoit pas de faire de grands progrés dans fon cœur ; c'eft ce qui parut dans l'occafion qu'on va rapporter. Il s'entrete-> noit un jour avec quelques-uns de fes amis choifis, qui ne le quittoient pref que point. On tomba fur un fujet de la pluralité des Benefices; l'un d'eux qui étoit dans le cas, foûtint qu'elle étoit permife: il allegua fur cela l'usage & les difpenfes qu'il prétendoit

f'autorifer; le long-tems qu'il y avoit qu'on accordoit ces Difpenfes, & enfin l'exemple de quantité de grands hommes qui s'en étoient fervis fans fcrupule. Je craindrois ( ajoûta-t-il ) de m'égarer fi je marchois feul; mais quand on voit tant de gens qui fçavent le chemin qu'il faut tenir, qui ont paffé devant nous, & qu'on fe trouve accompagné de tant d'autres, qui ne font ny moins fages ny moins éclairez, pourquoy craindre de fe tromper? Car enfin combien y a-t-il de chofes où l'ufage, l'exemple, & l'autorité font les feules regles de la conduite?

Quoique l'Abbé de Rancé eût l'interêt que l'on fçait à foûtenir le parti que fon ami avoit pris, il fe déclara fortement pour le fentiment contraire. Il foutint que l'ufage & l'exemple n'étoient pas des regles sûres de conduite; qu'on autoriferoit par là toute forte d'abus, & que la verité feule étoit la regle infaillible de nos actions; qu'il étoit vray que les Difpenfes dans le fait dont il s'agiffoit, étoient d'un usage affez ancien; mais que ceux qui les accordoient, fuppofoient toûjours qu'on avoit des fujets legitimes de les demander; que quand on n'en avoit point

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d'autres qu'une avarice infatiable,qu’une cupidité fecrette que rien n'étoit capable de contenter, les Difpenfes n'exemptoient pas de peché ; que la multitude "étoit un tres-mauvais guide, qu'on ne pouvoit que s'égarer en la fuivant ; que tous les hommes quelque éclairez qu'ils fuffent, étoient fujets à fe tromper, à féduire, & à être féduits; qu'il étoit d'autant moins fûr de fuivre leur exemple, › que dans le fait, dont il étoit queftion, la plus-part alloient contre leurs propres lumieres. Que l'Eglife, dont les fentimens devoient l'emporter fut l'exemple de qui que ce fût, avoit toûjours condamné la pluralité des Benefices, qu'en effet c'étoit un abus des plus étranges qu'un feul homme, le plus fouvent tres-inutile à l'Eglife (pour ne rien dire de pis) eût luy feul autant de Benefices qu'il en faudroit pour faire fubfifter tant de bons fujets, dont le travail & l'exemple luy feroient d'une tres-grande utilité. En parlant de la forte (continua-t-il) je me condamne moy-même; mais je ne puis méconnoître la verité; je pourrois dire pour ma juftification que je ne me fuis point procuré les Benefices dont je joüis & que je les poffedois avant que j'euf

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