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tantes, & ne prononce rien fur les actions les plus ordinaires de la vie humaine. Sa puiffance, qui fe concentre fur un petit nombre de fairs & fur un petit nombre d'hom mes, quoique très forte, eft donc trèsbornée. Bien différente de l'opinion publique, les opinions religieufes s'étendent des palais des Rois aux cabanes des pauvres; elles réfervent des triomphes aux vertus les plus humbles, comme aux vertus qui frappent les hommes d'étonnement & d'admiration; elles n'attendent pas que le bien foit achevé, pour le récompenfer ;. elles tiennent compte d'un défir, d'une intention, d'un effort: elles n'ont point ce danger de l'opinion publique, qui fait de la vertu une espèce de jeu de théatre, où l'on fait les plus héroïques facrifices pour un battement de mains.

Pour les hommes qui vivent, non fous les regards d'une Nation, mais fous les yeux de leurs voisins, l'eftime femble remplacer l'opinion publique; mais cette estime, obfcure prefque toujours comme ceux qui la diftribuent, n'a pas, comme l'opir nion publique, des figues certains qui la: manifeftent; elle n'amène pas, comme l'opinion publique, des récompenfes à fa fuite, des places, de la fortune, du pou voir; chacun refte donc le maître de juger de fon prix comme il lui plaît, & de lui préférer fouvent la fatisfaction de fes -pallions & de fes défirs.

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Quelques Philofophes ont penfé qu'il ne falloit pas tant d'efforts & d'inftitutions pour infpirer à l'homme des vertus, qui naîtront facilement & abondamment de fa nature, fi on n'en altère pas la pureté. Ils ont fait l'homme très-bon, pour prouver qu'il peut fe paffer d'un Dieu; mais il eft difficile de reconnoître fa nature primitive. au milieu de tant d'inftitutions, qui l'ont modifiée tantôt en bien, tantôt en mak; il eft poffible qu'on attribue à la nature les inclinations heureufes qu'il doit à fon éducation; qu'on fe ferve pour lui perfuader que l'opinion d'un Dieu ne lui eft pas néceffaire, des vertus qui lui ont été infpirées par cette opinion. L'idée la plus favorable qu'on puiffe prendre de fa nature, c'eft que, femblable à un fol heureux & fertile, elle eft difpofée à fe couvrir des plus belles productions, lorfque la culture aura ouvert fon fein & y aura dépofé des germes féconds. Dans la Société où des hommes oififs ne fe raffemblent que pour s'occuper de leurs frivoles plaifirs, on eft facile fur les vertus; la feule qu'on exige avec rigueur, c'eft cette indulgence qui difpenfe de toutes les autres; mais les vertus qui peuvent faire la profpérité de tout un peuple, commandent de grands facrifices, & ce n'eft que fous le regard d'un Dieu que les Empires peuvent fe couvrir de ces vertus.

L'exemple des hommes qui ont adoré la

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Vertu fans adorer un Dieu, cette objection fi fouvent reproduite pour combattre la néceflité des opinions religieufes, eft une objection bien foible. Ces hommes, toujours en petit nombre, n'ont rejeté que dans un âge avancé le Dieu dont on s'étoit fervi pour infpirer l'amour des vertus à leur enfance: ils ont le grand intérêt de foutenir par l'exemple de leurs mœurs, leur fyftême, qui ne peut pas l'être par des raifonnemens ils font, pour la plupart, des Philofophes étrangers, par leur vie retirée & ftudieufe, à tous les grands intérêts qui conduifent aux grands crimes; & dans aucun cas, l'exemple d'un très-petit nombre d'hommes qui ont eu quelques vertus fans croire en Dieu, ne peut fervir à prouver qu'une Nation entière, fans l'opinion de l'existence d'un Dieu, peut avoir toutes les vertus fur lefquelles doit s'élever fa félicité.

Telle eft donc pour l'ordre focial l'infuffifance de toutes les bafes naturelles ou politiques fur lefquelles on voudroit établir la morale; mais la plus grande partie du bonheur des hommes n'a point été mise en communauté; elle n'eft point le produit des relations qu'ils ont les uns avec les autres dans la Société; elle prend naiffance dans leurs fentimens les plus intimes, dans leurs affections, dans leurs penfées, dans la manière diverfe dont leur imagination eft émue; & c'eft ici qu'on

découvre une puiffance admirable dans la Religion, & qui n'appartient qu'à elle.

C'eft un phénomène très-remarquable de la nature de l'homme, que, quoique dans les diverfes époques de fa durée, le préfent feul foit à lui, quoique le paffé ne foit plus, & que l'avenir ne foit pas encore, ce n'est jamais cependant par le charme des jouiffances préfentes qu'il eft heureux. Son ame eft toujours dans l'avenir, toujours occupée, non de ce qu'elle pofsède, mais de ce qu'elle efpère. Ce n'eft pas feulement dans une paffion que l'homme montre ce caractère, c'eft dans toutes les paflions, dans l'amour, dans l'amour de la gloire, dans l'ambition: tout ce qui limite nos jouiffances les détruit, & dans tous les genres, la borne qu'on apperçoit eft comme un tombeau dans lequel notre bonheur eft enfeveli. La Religion, qui déploie aux regards de l'homme des efpérances immortelles & des avenirs inépuifables en quelque forte, s'accorde donc merveilleufement avec la nature de l'homme. C'est la Religion qui, en promettant des plaisirs éternels, répand leur plus grand charme fur les plaifirs mêmes de la terre, parce que c'eft elle qui en ôte ou qui en efface les limites; c'eft la Religion feule qui offre des confolations pour ces pertes que la Nature a rendues irreparables: c'eft, elle feule qui fait continuer de doux entretiens entre un fils qui n'eft plus, & fa mère défolée qui

le pleure; par elle les tombeaux même font peuplés de vivans; la mort, dont l'image attrifte la création, par elle n'eft plus qu'une apparence, & c'eft la vie feule qui eft réelle.

C'est par ces espérances fi hautes, fi illimitées & univerfellement promifes, que la Religion attache tous les hommes à la vertu, & fur la terre même, la vertu feule peut affurer leur bonheur. Les plaifirs des fens font paffagers, & leurs longs intervalles remplis de langueurs; les jouiffances de l'opinion, telles que celles du pouvoir & de la gloire, font prefque toujours des fantômes qui s'évanouiffent fous la main qui eft prête à les atteindre. Ce n'eft pas au Triomphateur, trop fouvent fatigué fur fon char de victoire, que la pompe du triomphe paroît le plus magnifique. La vertu, qui feule a des projets conftans & un but fixe, peut feule auffi épargner à l'homme cette inftabilité & ces variations continuelles de fes défirs, qui font un des plus grands tourmens de fon existence ; sans la vertu, toutes nos opinions flottent incertaines, & c'eft la morale qui arrête à jamais nos idées dans cet équilibre qui conftitue la raifon c'eft elle encore qui étend les vues de notre efprit ft les befoins & fur la félicité de tout un peuple. Par un enchaînement admirable de fes heureuses: influences, la vertu, qui par elle-même mériteroit les adorations de la terre, donne

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