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eft original, la penfée & le ftyle, on le dénature, parce que la création & l'effet font prefque toujours dans les détails, & qu'en ne détachant que les idées principales, on fait plutôt connoître la matière qui eft à tout le monde, que l'Ouvrage qui n'eft qu'à l'Auteur. C'est trop fouvent l'art perfide de ceux qui veulent faire paroître commun un Ouvrage où tout eft neuf. Un tel art se fut jamais à mon ufage. J'ai pensé que ceux qui font peu accoutumés à ces lectures qui demandent de la méditation, trouveroient quelques fecours dans une analyfe où je rapproche des vues féparées dans le Livre par d'autres vies de détail, trop belles encore pour ne pas arrêter l'attention & l'admiration, & les détourner de l'enchaînement qui conflitue l'enfemble.

Mais dans cet extrait même, il eft difficile peut-être de ne pas appercevoir la manière neuve & profonde dont eft traitée la queftion la plus importante, pour le genre

humain.

Beaucoup de gens avoient dit que l'opinion feule de l'exiflence d'un Dieu pou voit donner une bafe & une fanction à la morale; M. Necker eft le premier qui ait fongé à mefurer le degré de force de toutes les caufes qui peuvent agir fur l'ef prit & furle cœur de l'homme, pour lui infpirer des vertus ; & indépendamment même de la queftion qu'il agite, c'eft une grande vûe philofophique & légiflative, que cette

appréciation de la puiffance des Loix, de l'opinion publique, de l'eftime, de l'édu cation, des affectations naturelles qui nous. portent au bien. C'est une manière nouvelle de confidérer la nature humaine, la Société, & les refforts qui peuvent agir fur l'une & fur l'autre.

On peut croire qu'il n'accorde pas toujours affez à la force de chacune de ces puiffances; qu'il ne recherche pas quel feroit le réfultat de toutes ces puillances agiffant à la fois, lorfque de bons Légiflateurs leur donneroient à toutes le mouvement par une feule impulfion, & les feroit tendre de concert au même but. Mais les difficultés mêmes qu'on peut lui faire à ce fujet, naîtront de la manière nouvelle dont il a vu ces chofes, & il faudroit lui en rapporter le mérite."

Il eût pu paroître plus naturel & plus philofophique d'établir la vérité des Opinions religieufes avant leur néceffité; mais fi elles font néceffaires, c'eft déjà une grande préfomption de leur vérité; & nous fommes difpofés à recevoir plus facilement & plus favorablement des Opinions fi utiles à notre bonheur.

Par-tout dans cet Ouvrage règne une fagacité d'efprit prodigieufe; & ce qui donne à la fagacité de l'Auteur un caractère qui lui eft propre, c'eft que tantôt elle fe manifefte par des idées que feul il a eues, & tantôt par la force qu'il découvre ou qu'il

donne à des idées communes à tout le genre humain, mais négligées par les Philoiophes à caufe de leur familiarité même..

Il n'y a pas dans tout l'Ouvrage un feul Chapitre fans des idées & des beautés fupérieures; mais il y a un Chapitre qui nous a paru très-fupérieur à tous les autres. C'eft celui qui porte pour titre que la feule idée d'un Dieu fuffiroit pour fervir d'appui à la morale. Nous ne connoiffons point de morccau où la Philofophie ait percé plus avant dans les mystères des facultés & des deftinées de l'homme.C'eft là que l'Auteur traite les queftions de la liberté & de la prefcience divine, & il n'a pas feulement fondé cet abîme, il l'a éclairé. Que les autres difend ce qu'ils ont éprouvé, moi, c'eft un grand étonnement.

Par ces juftes éloges, qui ne font que l'énoncé des impreffiors que nous avons reçues, on voit combien nous craignons peu d'affliger la haine, l'envie, & l'indifférence même qui ne pardonne pas à qui la veut forcer d'admirer. Ce n'eft pas pour les con foler que nous ferons quelques obfervations à M. Necker, mais parce que nous fommes perfuadés que la vérité doit être fur- tout chère à un efprit qui la découvre fi fouvent, lorfqu'elle eft inacceffible aux autres hommes.

L'ordre focial, dit M. Necker, n'est pas une chofe affez parfaite, affez harmonieuse, pour fervir de base à la morale;

la multitude qui n'a rien, ne peut pas voir facilement l'accord de l'intérêt particulier avec l'intérêt général. Il trace (page 35) un tableau énergique de toutes ces inégalités qui féparent les hommes & leurs conditions dans nos Empires, & il paroît croire qu'il n'y a aucun moyen de les éviter; il prononce formellement que ce font-là des effets infeparables des Loix de propriété. Quelle vérité terrible, s'il n'y avoit aucun moyen d'en douter! Mais l'ordre focial n'eft pas une chofe abfolue & toujours la même; il varie & fe modifie de cent manières, fuivant les différences des Nations, des Gouvernemens, des murs, & des lumières. L'ordre focial n'eft pas le même dans une République & dans une Monarchie; dans la même Monarchie & dans la même République, il change avec les Monarques, avec les mœurs & les Loix. Il fe perfectionne, il se corrompt; & il s'en faut bien que chez aucun peuple, & dans aucun fiècle, il ait jamais atteint le degré de perfection qu'il pourroit recevoir. Si cè qu'on appelle l'ordre focial n'eft que la tyrannie du petit nombre & le malhent de tous, il eft bien vrai que la vertu & la morale ne pourront pas naître de cet ordre prétendu, qui eft lui-même la plus grande de toutes les injustices, & la fource de toutes les autres. Mais faites que l'ordre focial ait l'objet qu'il devroit avoir, le bienêtre du plus grand nombre, & vous verrez DS

alors que les intérêts particuliers & l'intérêt général s'accorderont enfemble, puifqu'ils ne feront qu'un feul & même intérêt.

Mais cet accord, dit M. Necker, ne se démontre que par des raifonnemens hors de la portée de la multitude

Quand cet accord n'exifte pas dans les chefes même & dans les Loix, il ne fe démontre d'aucune manière : tous les raifonne- . mens du monde ne font alors que des menfonges, lorfqu'ils font faits par les Politiques, & des fictions, lorfqu'ils font faits par les Philofophes. Quand cet accord exifte réeldement dans les Loix & dans les chofes, on n'a nul befoin de le démontrer, l'ordre focial le montre de lui-même aux yeux par des faits éclatans & qui renaiffent tous les jours.

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Je ne fçaurois, je l'avoue, ajoute M. Necker, me repréfenter qu'avec une forte -de dégoût & même d'épouvante, une Société politique, dont tous les Membres fans motif dominant, ne feroient contenus que par une prétendue liaifon de leur inté ret particulier avec l'intérêt général. Que de Juges ifolés! quelle multiplicité innombrable d'opinions, de fentimens & de volontés! Tout feroit en confufion, fi on laissoit aux hommes la liberté de faire de pareils calculs

Dans une Société où cette liaifon ne feroit pas une chofe prétendue, mais réelle,

par-là même très-fenfible, ce ne feroit pas un réfuktat caché & qu'il fallût dé

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