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couvrir par des calculs ce ne feroit pas une chofe incertaine, abandonnée à la variété des opinions. Ce feroit un ordre. affez fimple, mais magnifique & touchant qui fe manifefteroit par des bienfaits à tous les regards & à tous les cœurs comme l'ordre de la Nature. Les Juges n'en feroient pas ifolés. Un pareil jugement feroit prononcé par un fentiment univerfel de bienveillance & de reconnoiffance, qui feroit dans toutes les ames, qui pafferoit des unes aux autres, & les uniroit toutes enfemble par une forte de paffion à la Patrie adorée, fource inépuifable de tant de bienfaits. Loin qu'un pareil tableau pût infpirer quelque degoût, & quelque épouvante, je n'en conçois pas fur la terre de plus digne des re-, gards même de cct Etre Suprême, qui auroit les moyens de récompenfer tant de félicités par des félicités infinies.

Mais, ajoute M. Necker, tous ces défordres font des effets inféparables des Loix de propriété.

Si j'avois à répondre ici à un de ces prétendus hommes d'Etat, par qui les Etats font toujours opprimés, qui, jetant à peine un regard fur ce qui eft, n'ont aucune connoiffance de ce qui a été, ni aucune idée de ce qui pourroit être; je ne fais trop ce que j'aurois à lui dire.

Avec M. Necker, que la Philofophie a élevé au Ministère, & qui, après une adminiftration pleine de gloire, eft rentré

dans le fein de la Philofophie; avec celui qui dépenfe en grande partie, par fes vertus, une fortune acquile par fes talens, qui pouvant être au rang des plus grands propriétaires, dès les premiers Ecrits à élevé la voix contre la tyrannie des grandes proprietés, je me trouve à mon aife, & je n'ai pas befoin de voiler må pensée fous les ménagemens des bienféances, ou de la taire par la crainte de ne paroître qu'un faiseur de Romans politiques, à l'homme qui à tenu en main les deftinées d'un grand Empire.

J'oferai donc diré d'abord, qu'il n'eft point du tout prouvé que là propriété foit nécef faire à l'ordre focial.

Plufieurs Empires ont fubfifté fans propriété pendant des fiècles.

Je fais que la Politique moderne & même. la moderne Philofophie affecte un grand dédain pour les inftitutions des Crétois & des Spartiates. Mais il y a deux faits pourtant qui méritent quelque confidération; c'eft qu'il n'y a point d'inftitutions fociales qui aient infpiré plus d'admiration à l'Univers, & plus d'amour à ceux qui leur étoient foumis. Dans l'impoffibilité. de révoquer en doute l'exiftence de la Crète & de Lacédémone, on a dit que c'étoient des plans de fociété extraordinaires, bizarres, & hors de la Nature & au contraire, fi on confulte l'Hiftoire. & les Voyageurs, on voit que prefque toutes les Sociétés naiffantes, celles qui fuivent encore dans leurs ufages

,

l'inftinct de la Nature, ne connoiffent point ou prefque point la propriété. Si on confulte la nature de l'homme on voit que l'état le plus heureux pour lui eft celui où il défire beaucoup; qu'il eft fait pour pofféder paffagèrement & pour défirer conftamment; que les befoins & les défirs font les véritables enchanteurs qui embelliffent l'Univers à fes regards, & rempliffent toute l'étendue de la plus longue vie, des vives impreffions de l'enfance & de la jeuneffe. La propriété a deux effets bien remarquables: ou content de ce qu'on pofsède, on s'y horne, & alors, 'us d'avenir, plus de défirs, plus de plaifirs; fame tombe dans cet affaiffement où l'on meurt d'ennui au milieu de tous les objets de jouiffance, état si commun dans les pays des grandes propriétés, & ignoré par-tout ailleurs : ou infenfible à ce qu'on poffède déjà, on en fent croître le befoin d'obtenir ce qu'on ne poffede pas encore, & alors les ames forbles deviennent avares, les ames énergiques, avides. On les blâne beaucoup; mais ce font celles qui ont confervé le mieux l'instinct de la Nature, qui veut que nous craignions & que nous défirions fans cefle.

L'homme n'cft fait ni pour tout voir ni pour tout avoir, ni pour tout favoir ă la fois.

Je ne crois pas, en fecond lieu, que toutes ces inégalités odieufes qui règnent pármi

nous, foient des fuites néceffaires & inévitables de la propriété : les inégalités des propriétés ont d'autres fources que la propriété elle-même. On les voit naître de la conquête, qui donna les deux tiers des terres à une armée, & ne laiffa que le tiers aux Nations vaincues; du droit d'aîneffe, Loi barbare, qui donne tout à un enfant, pour en laiffer cinq ou fix dans la misère, des Loix plus barbares encore, des fubftitutions, qui permettent à la vanité d'un mourant de laiffer fur la terre une volonté tyrannique, qui fera des victimes & des pauvres pendant plufieurs générations; des priviléges exclufifs, qui concentrent dans un petit nombre de mains les fruits que l'induftrie & le commerce devroient répandre fur les Empires; des fortunes de la finance, qui ont fait paffer dans les mains de quelques particuliers les tréfors de tout un Peuple; des vices de notre éducation, ou plutôt de ce qui nous manque abfolument, une éducation nationale, qui, en donnant quelque égalité aux efprits & aux talens, en mettroit auffi bientôt dans les fortunes & dans la condition des hommes. Tous ces vices de l'ordre focial ne naiffent point de la propriété; ce font au contraire tous ces dfordres qui rendent la propriété fi inégale, tyrannique.

On peut m'objecter que M. Necker parle des fociétés actuelles; mais non, il parle de l'ordre focial; & il faut bien confidérer

Fordre focial dans ce qu'il a été & dans ce qu'il pourroit être, fur tout quand on le rapproche de la notion de Dieu, d'un Etrè éternel.

Je voulois difcuter avec la même fincérité quelques autres raifonnemens de M. Necker; mais je n'attaquerois que fes preuves, & l'on croiroit que j'attaque fes dogmes.

Un efprit original ne peut pas être un Ecrivain imitateur; des penfées neuves fe préfentent naturellement fous des expreffions & fous des formes nouvelles: mais c'eft un inconvénient de ce double mérite, d'étonner également le commun des. Lecteurs, & par les idées, & par fon ftyle.

Il est très vrai que le génie & les principes de goût, qui font à l'ufage de la multitude, fe trouvent fouvent en contradiction..

Un efprit très-étendu, par exemple, ne peut fe défendre de quelque amour pour les termes abftraits & généraux; ces termes raffemblent un grand nombre d'idées, & ils femblent faits pour le génie, qui a befoin d'en énoncer beaucoup à la fois; mais ils fatiguent l'efprit de la multitude, qui ne peut faifir à la fois que très-peu d'idées.

Un efprit très pénétrant et ému par des idées très-profondes; il fera paffionné & métaphyfique, parce que pour lui rien n'eft métaphyfique, ou que tout l'eft; mais fon émotion ne fera pas toujours partagée par le grand nombre, qui n'eft remué que par les fens, que, par des images,

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