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des moyens diamétralement opposés, et qui néanmoins ne cessa jamais de fonctionner concurremment avec le premier. Nous prouverons dans ce travail qu'il en était de même sous les Carolingiens, et que le grand nom de Charlemagne ne recouvre guère, quoi qu'on en ait, qu'une création à demi-féodale. Il en résultera encore un fait bien autrement curieux, puisqu'il donne la clef d'une situation que l'on s'est obstiné si long-temps à regarder comme inexplicable : c'est que le gouvernement féodal n'était que le gouvernement de la famille; qu'il ne comprenait guère que des institutions domestiques; que les institutions politiques, rares, intermittentes, isolées les unes des autres et sans liaison nécessaire avec l'ensemble, n'y apparaissent que comme des créations parasites et n'y ont qu'une vie d'emprunt; que ces institutions politiques ne sont d'ailleurs qu'une répétition de celles qui régissaient la famille: ce sont les institutions domestiques élevées pour ainsi dire à une autre puissance; que la famille enfin y subsistait par elle-même et sans aucune dépendance absolue et permanente de l'État, ou, pour mieux dire, que l'État et la famille s'y confondaient perpétuellement. Aussi, lorsque l'écorce impériale dont Clovis et Charlemagne avaient entouré l'institution primitive se fut desséchée comme d'ellemême, et tomba comme un vêtement incommode que le temps a usé, la création antérieure reparut dégagée de son enveloppe et dans un état parfait de conservation; mais on prit pour une forme nouvelle, laborieusement élaborée dans le cours des siècles (et c'est en cela que consiste l'erreur), la vieille et indestructible construction contre laquelle toutes les attaques du génie impérial étaient venues échouer tour à tour. On crut que l'étrange société que l'on avait sous les yeux était née par fragments et par lambeaux, au milieu des déchirements qui avaient précédé cette triste apparition, et dont on sentait encore toutes les douleurs; mais la vérité est qu'il n'y avait rien dans tout cela, du moins si l'on veut se renfermer dans les choses essentielles, qui ne fût pour le moins aussi vieux que l'histoire même des peuples germa

niques. Seulement tout cela avait été voilé, obscurci et à moitié étouffé pendant plusieurs siècles par d'informes essais de centralisation qui en troublèrent l'harmonie, et qui néanmoins ne sauraient être considérés que comme des accidents dans un drame dont la fable restait toujours la même

L'illusion était permise alors; car l'esprit humain, déjà trop faible, au milieu des tristesses de cette cruelle époque, pour suffire aux épreuves et aux nécessités du présent, semblait avoir perdu tout souvenir de son passé, et renonçait par impuissance à en remonter le cours. Plus tard, lorsque la vie eut recommencé à couler, et qu'il eut repris toutes ses forces, il se remit avec une incroyable ardeur à rechercher un à un les souvenirs perdus de son berceau; mais longtemps encore après qu'il en eut retrouvé la longue et poétique histoire, la liaison même des faits et leur filiation lui échappèrent; et il en est encore aujourd'hui à réunir péniblement les anneaux dispersés de la chaîne. Nous croyons en avoir retrouvé quelques-uns, ou plutôt nous nous croyons en mesure de prouver que la chaîne elle-même n'a jamais été brisée, et qu'elle traverse sans interruption tout l'intervalle qui s'étend depuis la première apparition de César sur le Rhin, jusqu'à la formation des gouvernements modernes au milieu du xve siècle. Ainsi, les époques mérovingienne et carolingienne reprendront dans notre histoire la physionomie qui leur est propre, et que tant d'altérations successives en sens opposés ont rendue méconnaissable. Elles ne paraîtront, comme elles ne sont en réalité, que comme des couleurs mal broyées, appliquées sur un tableau dont le ton général est en complet désaccord avec elles, qui vont s'effaçant de jour en jour, et qui, en se détachant, laissent voir à nu les teintes primitives qu'elles avaient un moment dérobées aux regards. Ainsi enfin disparaîtra de notre histoire, si l'illusion ne nous a point gagné à notre tour, un problême autour duquel la science s'est long-temps arrêtée avec crainte, et sur lequel elle ne se prononce encore aujourd'hui qu'avec hésitation.

:

« C'est un beau spectacle que celui des lois féodales. Un >> chêne antique s'élève; l'œil en voit de loin les feuillages; >> il approche, il en voit la tige; mais il n'en aperçoit point » les racines il faut percer la terre pour les trouver1. » . C'est par cette belle image que Montesquieu a exprimé l'idée que lui avait laissée l'imposant spectacle des institutions féodales. C'est aux racines mêmes de ce chêne gigantesque que nous aurions voulu pénétrer.

Occupons-nous d'abord de la famille germanique; car la propriété qui plus tard conquit sur l'homme un véritable empire, était encore essentiellement subordonnée à la famille. C'est autour de ce noyau, et en quelque sorte sur ce modèle, que nous verrons s'élever graduellement, et par couches, tout l'état social des nations germaniques; car, si nous les prenons à leur berceau, et lorsque les institutions romaines ne s'étaient point encore mêlées à celles des peuples d'outre-Rhin, on peut dire qu'il ne se trouve pas un seul élément dans l'État qui ne se retrouve sur une moindre échelle dans la famille. Et lorsqu'enfin le mélange des peuples et des institutions se sera accompli au milieu de la Gaule soumise, le triage sera d'autant plus facile, et l'on essayer, sans trop de présomption, de restituer à chacune des deux organisations primitives les éléments et, pour ainsi dire, les parties que la création hybride leur a empruntées.

pourra

Voyons donc quels étaient ces éléments germaniques, et dans quel rapport ils se trouvaient les uns à l'égard des

autres.

1 Montesquieu, Esprit des lois, xxx. 1.

CHAPITRE PREMIER.

DES GENTES GERMANIQUES. - LEURS LIMITES LÉGALES. - COMPARAISON AVEC LES CLANS CELTIQUES.

César et Tacite, les deux plus grands génies et les peintres les plus fidèles de l'antiquité romaine, nous montrent déjà, dès le premier et le second siècle de l'ère chrétienne, parmi les Germains d'outre-Rhin, quelque chose qui ressemble singulièrement aux gentes de la vieille Italie, mais qui offrent néanmoins, sous cette uniformité apparente, des différences essentielles et organiques qui ne permettent point de les confondre avec elles.

« Les Germains, nous dit César 1, s'occupent peu d'agri>> culture, et leur principale nourriture consiste dans le lait, » le fromage, la chair de leurs troupeaux. Les propriétés fixes » et limitées à la manière romaine y sont absolument in>> connues. Ce sont les magistrats et les princes du peuple » qui, chaque année, assignent, dans l'endroit où ils veu>> lent et dans la mesure qui leur convient, une certaine éten >> due de terrain aux familles, et à de certaines associations qui » en ont tous les caractères. L'année suivante ils les forcent à >> aller s'établir ailleurs. >>

« La terre, dit Tacite 2, se partage proportionnellement >> au nombre de ceux qu'elle doit nourrir, et toutes les terres >> sont successivement occupées par toutes les familles. En»> suite, dans chaque division, la part de chacun se mesure » sur son importance. Ces partages multipliés sont d'autant

1 Cæs. Comm. vI. 22. Agriculturæ non student; majorque pars victus eorum in lacte, caseo, carne consistit: neque quisquam agri modum certum aut fines habet proprios; sed magistratus ac principes in annos singulos gentibus cognationibusque hominum, qui una coierunt, quantum et quo loco visum est, agri attribuunt, atque anno post alio transire cogunt.

2 Tacit. Germ. 26. Agri, pro numero cultorum, ab universis per vices occupantur, quos mox inter se secundum dignationem partiuntur. Facilitatem partiendi camporum spatia præstant. Arva per annos mutant, et superest ager; nec enim cum ubertate et amplitudine soli labore contendunt, ut pomaria conserant, et prata separent, et hortos rigent: sola terræ seges imperatur. Unde annum quoque ipsum non in totidem digerunt species: hiems, et ver, et æstas intellectum ac vocabula habent; autumni perinde nomen ac bona ignorantur.

>> moins difficiles, que rien ne borne l'immense étendue des » plaines. Ils changent donc de guérets chaque année, et le >> sol reste à un autre. Aussi ne se donnent-ils pas la peine » de tirer parti de la fécondité naturelle et de l'étendue de » leurs terres, en y plantant des vergers, en y entretenant >> par des eaux courantes des prairies et des jardins : on ne » demande à la terre que des moissons. C'est pour cela en>> core que l'année elle-même n'est point partagée chez eux » en autant de saisons que parmi nous. L'hiver, le prin>> temps et l'été ont une signification dans leur pensée et un » nom dans leur langue; mais le nom et les bienfaits de » l'automne leur sont également inconnus. »><

Ces familia, ces cognationes hominum de César se retrouvent dans les lois barbares et dans les historiens du moyen-âge, sous les dénominations analogues de genealogia, de faramanni 2, de faræ3, etc. ; et prouvent que sous ce rapport l'ancienne organisation des tribus germaniques n'avait subi aucune altération par la conquête. Examinons donc de quels éléments elles se composaient en-deçà comme au-delà du Rhin.

Constatons d'abord que, chez les Germains, la famille proprement dite et les liens de la parenté légale, semblent avoir été limités d'assez bonne heure sur les quatre lignes principales qui la constituent. La loi des Lombards l'étendait jusqu'au septième degré exclusivement ; il en était de même chez les Francs 5, chez les Wisigoths 6, chez les Bavarois 7, et

1 L. Bajuw. tit. II. c. 20. L. Alam. tit. 84.

2 L. Burg. tit. LIV. 2. De exartis quoque novam nunc et superfluam faramanorum competitionem et calumniam a possessorum gravamine et inquietudine hac lege præcipimus submoveri.....

3 L. Roth. 177. Si quis liber homo migrare voluerit aliquo, potestatem habeat intra dominium regni nostri cum fara sua migrare quo voluerit. - V. Wachter, Glossar, vo Fara.

4 L. Roth. c. 153. Omnis parentela usque in septimum geniculum numeretur, ut parens parenti per gradum et parentelam heres succedat. - Nous supposons que c'est au 7° degré exclusivement, par analogie; car toutes les autres lois barbares s'arrêtent au 6o.

5 Pact. Leg. Sal. antiq. t. 47. § 4, usque ad sextum geniculum.

6 L. Wisig. t. IV. 1.

7 L. Bajuw. t. XIV. c. 9.

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