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incommodité, il ne peut pas avoir d'action. Ainsi la question se résout en une difficulté de fait : y a-t-il ou non trouble à la jouissance du preneur?

Le rapporteur du Tribunat explique l'article 1723 en ce sens; il dit que le bailleur ne peut, dans le cours du bail, apporter à l'état de la chose louée aucun changement qui puisse nuire à la jouissance sur laquelle le preneur a le droit de compter (1). » Telle est aussi la doctrine. consacrée par la jurisprudence. On lit dans un arrêt de la cour de Paris : « Le locataire ne peut se plaindre des changements apportés par le bailleur à la chose louée qu'autant qu'il en résulte pour lui un trouble ou un préjudice quelconque, et que la jouissance en devient moins complète ou moins commode; en cette matière, comme en toute autre, l'action du preneur doit reposer sur un intérêt réel et sérieux (2). » La cour de cassation a formulé le principe en ces termes, qui nous paraissent rendre exactement la pensée de la loi : « Le preneur ne peut pas demander la démolition des travaux qui ne constituent pas un changement des conditions énoncées au bail et qui ne lui causent aucun dommage (3).

145. L'article 1723 défend au bailleur de changer la forme de la chose louée. Que faut-il entendre par chose louée? Doit-on y comprendre les accessoires? L'affirmative est certaine, car le preneur a droit aux accessoires, aussi bien qu'à la chose principale. Toutefois on a proposé une distinction: le bailleur, dit-on, ne peut, sous aucun prétexte et pour aucun motif, changer la forme de la chose principale, mais il pourrait modifier les choses accessoires, pourvu qu'il ne cause pas un dommage sensible au preneur (4). Cette distinction rentre dans la théorie de Pothier; nous la rejetons par les raisons pour lesquelles nous avons rejeté le principe auquel elle se rattache : les clauses accessoires tiennent lieu de loi aux parties, aussi bien que les clauses principales. En effet, le lien obliga

Mouricault, Rapport, no 8 (Locré, t. VII, p. 199). (2) Paris, 12 janvier 1856 (Dalloz, 1856, 2, 83). (3) Rejet, 8 novembre 1859 (Dalloz, 1859, 1, 446). (4) Aubry et Rau, t. IV, p. 477, note 13, § 366.

toire que le contrat produit n'admet pas de distinction entre le plus et le moins; la loi doit toujours être respectée.

La cour de Paris s'est prononcée en ce sens. Un jugement du tribunal de la Seine avait nettement formulé la distinction reproduite par MM. Aubry et Rau: « Si le principe de l'article 1723 est applicable dans toute sa rigueur aux choses qui ont fait l'objet direct de la convention, il n'en est pas de même à l'égard de celles qui ne sont comprises qu'implicitement dans le bail, sans stipulations formelles: telle est la cour dont l'usage est commun à tous les locataires. Pour ces dernières choses, on doit reconnaître au propriétaire le droit d'y apporter toutes modifications utiles à la propriété en général et qui ne nuisent pas à la jouissance personnelle des locataires. » La cour d'appel répudia ce prétendu principe. « Les principes, dit-elle, qui régissent le contrat de bail et qui imposent au bailleur l'obligation d'assurer au preneur la jouissance paisible et complète de la chose louée et de n'en pas changer la forme, s'appliquent non-seulement aux objets énoncés dans le bail, mais encore à tous les accessoires qui s'y rattachent et sur lesquels le preneur a dû compter comme utilité ou comme agrément de la location (1). C'est le vrai principe.

146. Le bailleur ne peut pas changer la forme de la chose. Qu'entend-on par changement de forme? Dans son sens littéral, cette expression implique une transformation matérielle de la chose louée, transformation d'où résulte un trouble ou une diminution de jouissance. Il a été jugé qu'il y avait changement de la forme d'une maison dans le fait de l'exhausser d'un étage. Le propriétaire objecta que, d'après l'article 1724, il avait le droit de faire les réparations nécessaires; la cour répond qu'il ne s'agissait pas d'une réparation et que les termes mêmes de l'article invoqué par le bailleur le condamnaient; si les réparations que le propriétaire est obligé de faire doivent néanmoins être ajournées à la fin du bail, lorsqu'elles ne sont

(1) Paris, 12 janvier 1856 (Dalloz, 1856, 2, 83).

pas urgentes, à plus forte raison en doit-il être ainsi quand il s'agit de travaux d'agrandissement qui se font dans l'unique intérêt du propriétaire. Le bailleur fut condamné à des dommages-intérêts (1).

Il peut y avoir changement dans la forme sans que la chose louée subisse une transformation matérielle. Le propriétaire veut exhausser un corps de logis situé en face de l'appartement loué. Il a été jugé que ces constructions n'occasionneraient pas seulement un trouble temporaire par la présence et les travaux d'un nombreux personnel d'ouvriers, par l'accumulation des matériaux et déblais, par l'encombrement des cours et issues, qu'elles entraîneraient encore un préjudice permanent, celui d'une diminution de lumière; préjudice très-grave, dans l'espèce, les pièces de derrière de l'appartement loué n'ayant déjà qu'un éclairage insuffisant. Vainement disait-on que la forme de la chose louée ne subissait aucun changement; il ne faut pas isoler l'article 1723, il est une conséquence de l'obligation principale qui incombe au bailleur, celle de faire jouir le preneur de la chose louée avec tous ies avantages qui y sont attachés au moment du contrat; or, la diminution de la lumière est certainement une diminution de jouissance (2).

Alors même que la diminution de jour ne causerait qu'une diminution d'agrément, le propriétaire est en faute; la vue dont jouit un appartement sur un jardin en augmente l'agrément et, par suite, la valeur locative; c'est dire que le locataire à droit à conserver une vue qu'il paye. On objecterait vainement qu'un propriétaire voisin pourrait bâtir sans que le locataire eût le droit de se plaindre. Sans doute, mais le voisin n'est tenu à rien à l'égard du preneur, il est donc libre d'user et de disposer de sa chose comme il l'entend; tandis que le bailleur s'est obligé à faire jouir le preneur, et cette jouissance comprend les agréments de la chose louée : quand il s'agit de fixer le prix du bail, les propriétaires ne manquent point

(1) Bordeaux, 26 juillet 1831 (Dalloz, au mot Louage, no 228, 1o). Comparez Paris, 9 janvier 1844 (Dalloz, au mot Louage, no 228, 3o). (2) Lyon, 10 août 1855 (Dalloz, 1855, 2, 359).

de faire valoir les agréments de la chose, partant ils sont obligés de les maintenir (1).

Il a même été jugé que le bailleur contrevient à la défense de changer la forme de la chose louée quand il loue à un restaurant des appartements qui, lors du bail, étaient occupés par une administration publique. C'est une question de circonstances. Dans l'espèce, un officier de marine avait loué le troisième étage d'une maison située à Paris, boulevard Montmartre, pour un prix annuel de 8,000 fr. Le second étage était alors occupé par une administration de chemin de fer et le premier par un cercle qui, aux termes du bail, devait être tenu de la façon la plus honorable et n'être accessible qu'aux seuls membres. Plus tard, les deux étages furent loués à un restaurant. L'officier demanda la résiliation de son bail avec dommagesintérêts, en se fondant sur la violation de l'article 1723. Cette demande fut accueillie par la cour de Paris. Elle pose en principe que par le mot forme on doit entendre toute modification essentielle qui, sans détruire la substance de la chose, en change les conditions et la rend impropre à l'usage auquel elle était destinée. Le locataire du troisième avait loué, à la vérité, dans une maison non bourgeoise, puisque les premiers appartements étaient occupés par un cercle et par une administration, mais les locataires offraient toute garantie de tranquillité, de moralité et de sécurité; tandis qu'un restaurant, qui tenait trente salons et cabinets, était une cause incessante de trouble pour une famille paisible, par l'affluence à toute heure d'un public nombreux de différents âges et de différents sexes, par le mouvement et le bruit qu'il occasionne, par la difficulté de maintenir la surveillance dans les divers escaliers. La cour a encore tenu compte de l'importance du loyer, qui témoignait que le locataire avait voulu se procurer une jouissance à l'abri de tout trouble (2). Nous ajouterons qu'il était inutile de se prévaloir de l'article 1723, qui n'était pas directement applicable à

(1) Jugement du tribunal de la Seine, 9 décembre 1836, et Paris, 20 fe vrier 1843 (Dalloz, au mot Louage, no 228, 2o et 4o)

(2) Paris, 19 juillet 1856 (Dalloz, 1856, 2, 229).

l'espèce : l'obligation de faire jouir paisiblement le preneur suffisait pour décider le procès au profit du locataire (n°9 130 et 131).

No 4. DES ENTRAVES APPORTÉES A LA JOUISSANCE DU PRENEUR

PAR DES TIERS.

147. Des tiers peuvent entraver la jouissance du preneur le bailleur répond-il de ce trouble? Il faut distinguer. Si ce sont des voies de fait, le bailleur n'est pas garant (art. 1725); nous reviendrons sur ce point. Si l'entrave qu'un tiers apporte à la jouissance du preneur est l'exercice d'un droit, l'article 1725 est inapplicable on ne peut pas dire que celui qui use de son droit commette une voie de fait, laquelle est un délit.

Il ne faut pas confondre non plus l'entrave résultant de l'exercice d'un droit avec ce que l'on appelle le trouble de droit. D'après les articles 1725 et 1726, il y a trouble de droit dans deux cas d'abord quand les tiers exercent une voie de fait en prétendant avoir un droit sur la chose louée, puis quand des tiers intentent une action concernant la propriété du fonds loué. Ce qui caractérise le trouble de droit, c'est que des tiers prétendent que la chose louée n'appartient pas au bailleur; le trouble de droit se manifeste par une action judiciaire, alors même qu'il commence par des voies de fait; et si le droit des tiers est reconnu, le trouble aboutit à une éviction totale ou partielle. Le trouble de droit impose au bailleur l'obligation de défendre le preneur et de le garantir des suites de l'action judiciaire dans laquelle il se trouve engagé. Il en est tout autrement quand un tiers, en exerçant un droit qui lui appartient, trouble la jouissance du preneur. Ce tiers ne prétend avoir aucun droit sur la chose louée; en ce sens, il n'y a pas trouble de droit; le droit en vertu duquel le bailleur a loué n'est pas attaqué, il n'y a pas d'éviction judiciaire. Néanmoins la jouissance du preneur est troublée le bailleur est-il garant de ce trouble? Il faut faire une nouvelle distinction : l'entrave peut venir soit de l'administration, soit d'un particulier.

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