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l'espèce suivante. Un propriétaire donnait à bail pendant dix années consécutives l'exploitation de ses forêts à une compagnie de forges. Il résultait des clauses, toutes contraires à celles que nous venons d'analyser (n° 6), que les preneurs prétendus n'avaient pas la jouissance du sol forestier. En effet, il était stipulé que les preneurs n'auraient aucune indemnité pour les vides et vagues; on désignait par numéros les parties à exploiter, et les années de l'exploitation; on interdisait aux preneurs de revenir sur le terrain exploité; on les déchargeait de toute responsabilité sur les parties exploitées; enfin le propriétaire se réservait le droit d'avoir ses gardes pour la conservation des forêts. Toutes ces stipulations, dit la cour de cassation, en refusant aux preneurs la jouissance de la partie boisée des forêts, et en ne leur livrant que les coupes de bois à faire pendant dix années consécutives, excluent, par leur nature, les caractères du bail et ne présentent que ceux de la vente (1). On voit à quels caractères la cour s'attache, c'est à ceux qui résultent des définitions du louage et de la vente; la cour cite ces définitions le bailleur s'oblige à faire jouir, le vendeur s'oblige à livrer, c'est-à-dire à transférer la propriété (art. 1719 et 1582); or, la convention litigieuse ne donnait pas aux concessionnaires la jouissance du sol forestier, elle leur donnait seulement un droit sur les coupes cela décidait la question.

8. Le bail étant soumis à un droit d'enregistrement beaucoup moins élevé que la vente, les parties qualifient souvent de louage les actes qui constituent, en réalité, une transmission de propriété. Il en est ainsi de la cession du droit d'extraire des pierres d'une carrière, ou des substances minérales d'une mine. Ce qui favorise cette confusion volontaire, c'est que les clauses de la convention présentent les apparences d'un bail. La cession se fait pour un certain nombre d'années et pour un prix annuel déterminé voilà deux caractères du louage, d'après la définition qu'en donne l'article 1709. Néan

(1) Rejet, 20 mai 1839 (Dalloz, au mot Enregistrement, no 2856`

moins la jurisprudence constante de la cour de cassation décide que ladite cession est une vente mobilière. Il suffira de citer les derniers arrêts. La cour ne s'arrête pas à la qualification que les parties donnent à la convention, attendu que le véritable caractère des actes se détermine moins par la qualification qui leur est donnée que par les stipulations des parties et par la nature des choses qui en sont l'objet. Dans l'espèce, le maire d'une commune avait concédé, à titre de bail, le droit d'exploiter pendant vingt-sept ans une carrière de pierres de la contenance de deux hectares, faisant partie d'une forêt communale, à charge par le preneur de payer un canon annuel de 300 francs, outre le double de la valeur de chaque demihectare à mesure qu'il serait entamé par l'exploitation; le preneur devait verser de plus dans la caisse municipale une somme égale au prix de la vente du bois qui proviendrait de chaque coupe. Il résulte de ces stipulations, dit la cour, que le contrat ne transférait pas seulement la jouissance de la chose ainsi cédée pour un temps, il transmettait réellement la propriété des portions de la carriere qui étaient annuellement enlevées, puisque l'extraction de ces portions qui ne pouvaient plus se reproduire, en diminuait la masse, et devait, après un temps plus ou moins long, l'anéantir entièrement au profit du cessionnaire. Comme le dit très-bien la cour de Liége dans une affaire analogue, ces conventions répugnent à l'idée d'un bail. Le preneur a seulement la jouissance de la chose, et le bailleur doit retrouver à la fin du bail une jouissance identique à celle qu'il a concédée; jamais un preneur n'a droit à la substance de la chose. Au contraire, la cession de matières minérales transporte au cessionnaire la propriété d'une partie de la chose, et de la seule partie utile; aussi le prix est-il stipulé, non à raison d'une simple jouissance, mais à raison de la valeur des matières qui seront extraites, c'est-à-dire que le preneur paye la valeur en propriété, et non la valeur en jouissance, donc le prétendu preneur est un acheteur, et l'acte qualifié de bail est une vente (1).

(1) Cassation, 26 janvier 1847 (Dalloz, 1847, 1, 80). Liége, 21 mai 1859 (Pasicrisie, 1860, 2. 72).

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On a essayé de faire revenir la cour de cassation sur sa jurisprudence. Voici l'objection, elle est spécieuse. Il s'agissait du droit d'exploiter une mine, pendant un certain nombre d'années, moyennant une somme payable périodiquement; le tribunal de la Seine décida que l'acte était une vente et donnait ouverture au droit que la loi de frimaire exige pour la transmission de la propriété mobilière. Pourvoi en cassation. La question est de savoir, disait-on, si une mine est susceptible de louage; c'est demander si elle produit des fruits. Or, le code civil décide la question, puisqu'il accorde les substances minérales, à titre de fruits, à l'usufruitier, et à la communauté, pourvu que l'exploitation ait commencé avant l'ouverture de l'usufruit. Si l'usufruitier a droit au produit des mines, quoiqu'il soit tenu de conserver la substance de la chose, pourquoi le preneur ne pourrait-il pas avoir la même jouissance? La cour maintint sa jurisprudence, en décidant la question en principe, sans répondre à l'argumentation du pourvoi elle y avait répondu d'avance, dans l'arrêt que nous venons de citer. En théorie on ne saurait contester que la jouissance du preneur suppose des fruits qui se reproduisent annuellement, de sorte qu'elle laisse la substance de la chose intacte; tandis que l'extraction des matières minérales altère nécessairement et finit par épuiser la substance de la mine, donc la prétendue jouissance du cessionnaire est une acquisition de propriété, ce qui est décisif (1). Reste l'objection tirée de l'usufruit. Il est très-vrai que les articles 598 et 1403 supposent que l'on peut avoir la jouissance d'une mine, quoique l'usufruitier soit tenu de conserver la substance de la chose; mais ces dispositions dérogent à la rigueur des principes; le texte même du code le prouve. Si c'était une vraie jouissance, la loi devrait permettre à l'usufruitier d'ouvrir une mine pendant la durée de l'usufruit, tandis qu'elle le lui défend. Et si elle le défend, c'est précisément parce que c'est un acte de propriété, une altération de la substance. C'est donc par exception que la loi donne à l'usu

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(1) Rejet, 28 janvier 1857 ( Dalloz, 1857, 1, 391).

fruitier le produit des mines exploitées au moment où l'usufruit s'ouvre. La raison de cette exception se trouve dans la destination du père de famille, lequel jouissait du fonds, à titre de mine, et il transmet cette jouissance à l'usufruitier. Il n'en est pas moins vrai qu'il transmet à l'usufruitier plus que la jouissance, il lui transmet la substance de la chose. C'est une dérogation aux principes, I donc elle doit être limitée au cas dans lequel la loi la

consacre.

§ II. Nature de la jouissance du preneur. Différences entre le louage et l'usufruit.

No 1. LE DROIT DU PRENEUR EST UN DROIT DE CRÉANCE.

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9. Nous avons exposé ailleurs les différences qui existent entre les droits réels, et les droits personnels, ou droits de créance. Le droit du preneur est-il un droit de créance, ou est-ce un droit réel? Il est certain que, dans l'ancien droit, le louage ne conférait au preneur qu'un droit de créance. C'est un élément considérable dans le débat que nous entamons. La cour de cassation en a fait la remarque. Il s'agit d'une tradition séculaire le code a-t-il rompu avec un principe qui a toujours été considéré comme formant l'essence du bail? Sans doute, le code a consacré des innovations radicales, dans la matière des obligations conventionnelles; il suffit de rappeler la disposition de l'article 1138, en vertu de laquelle la propriété se transfère par le seul effet des contrats, sans aucune tradition; mais pour que l'on puisse admettre ces innovations importantes, il faut que le législateur ait parlé clairement. Or, il se trouve, c'est toujours la cour de cassation qui parle, que le code reproduit textuellement les définitions de Pothier, d'où résulte la personnalité du droit du preneur. La cour ajoute qu'il est impossible d'admettre que le code déroge à l'ancien droit alors qu'il en reproduit la doctrine (1). Cependant l'opinion

(1) Rejet, 6 mars 1861, au rapport de d'Ubexi (Dalloz, 1861, 1, 417).

contraire a été avancée par un jurisconsulte qui est mort président de la cour de cassation. L'autorité de Troplong est grande en France; il n'en est pas de même en Belgique nous ne pensons pas que son paradoxe de la réalité du droit du preneur y ait trouvé un seul partisan; cette opinion nouvelle n'a jamais été, croyons-nous, discutée devant nos tribunaux; nous pourrions la passer sous silence; si nous croyons devoir la combattre, c'est qu'il résulte de cette discussion un enseignement dont notre science doit profiter. Nous appelons la doctrine de Troplong un paradoxe. Ce n'est pas le seul qui ait été mis en avant de nos jours. Les auteurs modernes aiment les opinions nouvelles, ils les recherchent, c'est une marque d'originalité qu'ils ambitionnent; et des opinions qui s'écartent des sentiers battus, qui ont l'air d'être des découvertes, exercent toujours un grand prestige sur la jeunesse; c'est l'écueil contre lequel nous voulons tenir en garde nos jeunes lecteurs. L'innovation proposée par Troplong en matière de bail est comme un type de ces doctrines en apparence originales, et qui, en réalité, sont d'éclatantes erreurs. On voit comment s'y prennent ceux qui visent à l'originalité. La chose est facile. On rompt de propos délibéré avec la tradition; on donne la torture aux textes, pour leur faire dire le contraire de ce qu'ils disent, on cherche un appui dans les travaux préparatoires, et il est facile de l'y trouver. Si avec cela l'auteur a un certain talent littéraire, comme Troplong, il en use et en abuse pour donner à une brillante phraséologie la couleur d'arguments juridiques. Voilà comment on acquiert la réputation d'un esprit original. Exemple funeste pour la jeunesse qui se laisse séduire par des opinions hardies qu'elle est incapable d'apprécier! C'est encore le moindre mal; on lui apprend à se payer de mots et de paroles ce qui est la ruine de notre science. Voilà pourquoi nous combattons le paradoxe de Troplong (1).

(1) La question soulevée par Troplong a donné lieu à de nombreuses dissertations. Voyez les citations dans Aubry et Rau, t. IV, p. 471, note 7, § 365; Colmet de Santerre, t. VII, p. 304. note 1, et Mourlon, t. 111, p 306, note. Il faut ajouter celle de Ferry, professeur à la faculté de droit de

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