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quéreur d'une chose louée, l'Assemblée constituante lui à refusé ce droit dans l'intérêt de l'agriculture; toutefois elle a voulu concilier les intérêts de l'acheteur avec ceux des fermiers; voilà pourquoi elle a limité l'innovation aux baux de six ans, en sorte que les acquéreurs ne seraient point privés trop longtemps de la jouissance des biens. qu'ils acquerraient. Si le bail dépassait six ans, l'acquéreur conservait le droit d'expulser le fermier, mais la loi lui imposait des obligations dans l'intérêt du preneur et de l'agriculture (1).

Que l'on compare cette explication si naturelle avec celle de Troplong, et l'on sera forcé d'avouer que l'aveuglement et les préventions ne sont point du côté de Duvergier. Nous croyons inutile d'insister sur l'interprétation de la loi de 1791; bien qu'il ne faille pas abuser du mot évident, on peut dire que celle de Duvergier est évidente.

21. Nous arrivons aux travaux préparatoires du code civil, mine féconde pour les amateurs d'innovations, car on y trouve à peu près tout ce que l'on y cherche. Troplong a cherché et il a trouvé ce qui certes ne se trouve ni dans la discussion du conseil d'Etat, ni dans les discours officiels. Il commence par une vive critique des opinions émises au conseil d'Etat : après avoir lu et relu ce qui a été dit, il doute que les membres qui ont pris part au débat aient bien su ce qu'ils allaient faire. On pourrait croire, après ces paroles un peu dures, que l'auteur écarte une discussion aussi obscure. Mais c'est surtout dans l'eau trouble qu'il est facile de pêcher. Puisque les membres du conseil d'Etat ne savaient pas ce qu'ils allaient faire, on peut leur faire dire tout ce que l'on veut, c'est le parti que prend Troplong. « Il faudrait être aveugle, ditil, pour ne pas voir que l'idée d'une transformation du droit du preneur, l'idée de la réalité, est au fond de toute la discussion et que seule elle en donne la clef. » S'il faut

(1) Duvergier, Du louage, t. I, p. 256 et suiv., n° 280. C'est l'explication de Jaubert, l'orateur du Tribunat (Locre, t. VII, p. 212, note 7). Comparez Colmet de Santerre. t.VII. n. 297, no 198 bis XXX, et la dissertation de Ferry.

être aveugle pour ne pas le voir, les conseillers d'Etat devaient être triplement aveugles pour ne pas s'en douter, et c'est de ces épaisses ténèbres que va jaillir la lumière. Comment cela? C'est que, sans s'en rendre compte, on avait fait, à la suite de l'Assemblée constituante, un voyage immense; on s'imaginait ne faire disparaître qu'une subtilité romaine, tandis qu'on opérait une subversion (1). » Faut-il prendre au sérieux ce voyage pittoresque? Ce qui est certain, c'est qu'il n'a pas été dit un mot au conseil d'Etat de la prétendue réalité du droit du preneur.

22. L'idée nouvelle qui a fait son apparition dans la loi de 1791 éclate dans le rapport que Mouricault fit au Tribunat. Il faut d'abord entendre le tribun. Il signale l'article 1743 comme une innovation utile: le bail ne sera plus résolu par la seule volonté de l'acquéreur de la chose louée. Le mot d'innovation utile nous explique d'avance la pensée de l'orateur; c'est une amélioration pratique; Mouricault n'est pas un légiste, c'est un praticien, comme tous ceux qui ont pris part aux travaux préparatoires du code civil. Il rappelle que le droit d'expulsion avait sa source dans la loi Emptorem : pour le justifier, on disait que le droit du locataire n'est qu'un droit de créance personnelle, que la tradition ne lui transfère aucun droit réel dans la chose, pas même celui de possession. Mouricault avait lu cela dans le numéro 426 de Pothier Il va nous dire ce qu'il en pense. Q'importent ces considérations? s'écrie-t-il. C'est-à-dire, que nous importent les subtilités des lois romaines? Il faut voir ce qui en résulte, et quel est l'intérêt des parties contractantes. On croyait, en attribuant au nouvel acquéreur le droit d'expulsion, favoriser les ventes, et l'on décourageait les établissements d'agriculture, d'usines et de manufactures. » Le tribun ajoute qu'on violait les principes. Quels sont ces principes que la doctrine traditionnelle violait? Est-ce le principe de la personnalité ou de la réalité? Mouricault a commencé par les écarter. Pour lui, le vrai principe est que les conventions soient maintenues. Le bailleur s'est obligé à

(1) Troplong, Du louage, no 490.

l'égard du preneur, il s'est dessaisi de la jouissance; cette obligation doit subsister à charge de l'acquéreur. C'est en ce sens que l'orateur dit : « N'est-il pas de principe que l'on ne peut pas transmettre à autrui plus de droit qu'on n'en a soi-même? »

Troplong s'empare de cette maxime, et y voit la subversion du droit traditionnel, qu'il avait déjà aperçue au milieu de la discussion ténébreuse du conseil d'Etat. Il ne se lasse pas d'exalter et d'admirer les paroles du tribun; c'est la racine, c'est la base, c'est la raison décisive, c'est le grand principe, le grand mot (1). La lumière s'est donc faite au milieu des ténèbres. Lumière trompeuse et qui égare, comme les lueurs qui sortent des marais! Comment veut-on que les paroles de Mouricault témoignent de la réalité du droit du preneur, alors qu'il n'est pas question de cette réalité? Le Eh! que nous importe! à écarté la doctrine ancienne; le rapporteur y substitue. une doctrine nouvelle, celle du respect des conventions, c'est-à-dire que l'obligation du bailleur qui vend est transmise à l'acheteur par l'effet de la loi. C'est, au fond, l'explication de Proudhon (no 19). En tout cas, elle n'a rien de commun avec notre débat, puisqu'il n'y est pas question de la réalité du droit du preneur.

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22 bis. Reste le discours de Jaubert, l'orateur du Tribunat. Jaubert était jurisconsulte; ses paroles ont plus d'autorité que celles de Mouricault. Il ne contredit pas ce que son collègue a dit : il complète et précise ses explications. Voici comment il pose la question : « Le bail pourra-t-il étre rompu par la vente? l'acquéreur pourra-t-il expulser le fermier ou le locataire! Ces termes indiquent déjà l'ordre d'idées dans lequel a été conçu l'article 1743. Il ne s'agit pas de réalité ni de personnalité; c'est une difficulté pratique que les auteurs du code se proposent de résoudre, tandis que l'ancienne jurisprudence procédait d'un principe de droit. Jaubert le dit Le droit romain n'avait vu que le droit de pro

(1) Mouricault, Rapport, no 11 (Locré, t. VII, p. 201). Troplong, Du louage, nos 490, 496.499. Colmet de Santerre, t. VII, p. 298, no 198 bis XXXI. Comparez la dissertation de Ferry.

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priété. » L'acquéreur n'était pas lié par le bail, parce que le droit du preneur était un droit de créance, or l'acquéreur n'avait contracté aucune obligation envers lui. Mais déjà une loi de l'Assemblée constituante avait admis une exception en faveur des baux des biens ruraux. » Ainsi, ce n'était pas un principe nouveau que la loi de 1791 inaugurait; elle maintenait, au contraire, le principe romain, car l'exception confirme la règle, elle ne la détruit pas. Que va faire le code? Jaubert répond: « Il fallait compléter la réforme. Troplong dit la même chose, mais il y attribue une tout autre idée. Pour lui la réforme est une subversion, tandis que les auteurs du code entendaient seulement compléter l'exception. Jaubert continue: « Le principe ancien était que l'acquéreur pouvait expulser le fermier ou le locataire, sauf, dans certains cas, des dommages et intérêts pour le preneur. » Toujours la question pratique : pas un mot de personnalité ni de réalité. On ne touche pas à la doctrine traditionnelle; elle subsiste donc; on étend l'exception. Le projet veut que l'acquéreur ne puisse déposséder le fermier ou le locataire avant l'expiration du bail, à moins que le preneur ne s'y soit soumis. » Comment l'orateur du Tribunat motive-t-il cette proposition? Il avait professé le droit romain à Bordeaux; il connaissait la théorie de Pothier: est-ce que la théorie traditionnelle va être remplacée par une théorie nouvelle? Jaubert ne se préoccupe que des intérêts du preneur, intérêts qui étaient ceux de la société : « Pourquoi l'intérêt des tiers serait-il lésé par une vente qui leur est étrangère? pourquoi un titre nouveau détruirait-il un titre ancien?» Respect des conventions, tel est le premier intérêt social que Jaubert invoque; puis il ajoute, et ceci est à ses yeux la considération décisive : « C'est surtout à l'égard des baux des biens ruraux que l'innovation était appelée par l'intérêt public. Elle favorise les baux à longues années», que l'Assemblée constituante avait cru devoir laisser dans la règle. Voilà le complément de la rejorme; l'exception est étendue des baux de six ans aux baux plus longs. Jauberi développe très-bien cette pensée

dominante du législateur: « Les baux à longues années sont les plus utiles pour les progrès de l'agriculture. Ce sont ces baux qui invitent le plus les fermiers à faire à la terre des avances dont ils seront certains d'être remboursés. L'orateur du Tribunat continue à prouver combien les longues jouissances sont favorables à l'État, puis il conclut, en disant qu'il était essentiel de préférer l'intérêt de l'agriculture à toute autre considération (1). Quelles sont les autres considérations que Jaubert subordonne à l'intérêt de l'Etat? C'est le droit de propriété, que les jurisconsultes romains maintenaient contre le preneur, et que l'Assemblée constituante avait respecté, en restreignant l'exception aux baux de six ans. Le discours de Jaubert peut se résumer en cette proposition: L'Assemblée constituante avait fait exception au droit de propriété pour les baux à courts termes; l'intérêt de l'agriculture exige que l'exception soit étendue aux baux à longs termes. Voilà la réforme ce n'est certes pas une subversion.

No 3. LES CONSÉQUENCES DE L'INNOVATION.

23. L'innovation dont Troplong fait une révolution a soulevé de longues discussions sur le terrain de la doctrine; l'école s'en est émue, mais la pratique n'en a guère tenu compte; elle s'en est tenue au texte de l'article 1743, qui formule nettement l'exception. Nous y reviendrons. Pour le moment, il nous faut compléter l'exposé des principes, en déduisant les conséquences qui résultent de la personnalité du droit du preneur, conséquences que la jurisprudence a consacrées. La cour de cassation a répudié le paradoxe de la réalité, alors qu'elle était présidée par Troplong (2); la nouvelle doctrine a trouvé quelque écho dans une ou deux cours d'appel; nous discuterons ces décisions là où est le siége de la difficulté. La jurispru

(1) Jaubert, Discours, no 7 (Locré, t. VII, p. 212).

(2) Rejet, 6 mars 1861 (Dalloz, 1861, 1, 417). Cassation, 21 février 1865 (Dalloz, 1865, 1, 132).

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