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Que faut-il décider dans le système de la personnalité du droit? Est-ce que le premier preneur sera préféré au second, ou doit-on donner la préférence à celui qui est en possession de la chose? La question est controversée; nous l'examinerons plus loin,

28. Aux termes de l'article 59 du code de procédure, le défendeur, en matière personnelle, doit être assigné devant le tribunal de son domicile; en matière réelle, l'assignation se fait devant le tribunal de la situation de l'objet litigieux; en matière mixte, le demandeur a le choix, il peut assigner le défendeur ou devant le juge de son domicile, ou devant le juge de la situation. Si l'on admet que le droit du preneur est personnel, il doit assigner le bailleur devant le tribunal de son domicile; nous disons, le bailleur, car dans la théorie de la personnalité, le preneur n'a d'action que contre le bailleur, son débiteur, il n'a pas d'action contre les tiers. Les partisans de la réalité devraient décider que le preneur doit assigner le bailleur, de même que tout tiers contre lequel il a le droit d'agir, devant le tribunal de la situation de la chose louée. Mais ils ne peuvent pas nier que le bailleur soit obligé personnellement; toutes les dispositions du titre du Louage portent l'empreinte de l'obligation personnelle que le bail engendre; ils sont donc obligés de reconnaître au preneur un droit qui est tout ensemble personnel et réel, d'où suit que son action est mixte, et qu'elle peut être portée indifféremment devant le tribunal de la situation ou devant le tribunal du domicile du défendeur (1). La cour de cassation a condamné cette doctrine. Il s'agissait d'une action formée par le preneur contre le bailleur pour faire condamner celui-ci à des réparations à l'immeuble loué. La cour de Bourges avait décidé, conformément à l'opinion de Troplong, que le code Napoléon déroge à l'ancien droit, en ce qui concerne la nature de l'action qui naît du contrat de bail; l'article 1719 accorde une action personnelle au preneur, et les articles 1743 et 1725 lui don

(1) Mourlon, t. III, p. 313, 2o, et note 1. Colmet de Santerre, t. VII, p. 294, n 198 bis XXII.

nent le droit d'agir contre l'acquéreur de l'immeuble loué et aussi contre les tiers qui apporteraient, par voies de fait, un trouble à sa jouissance. On est étonné d'entendre la cour citer l'article 1725, qui ne fait que reproduire la doctrine traditionnelle, ainsi que l'article 1727, qui témoigne contre la réalité du droit du preneur : décidément la cause est mauvaise, car on ne la soutient que par de mauvaises raisons. La décision a été cassée. Le contrat de bail, dit la cour suprême, n'impliquant aucun démembrement de la propriété de l'immeuble loué, n'engendre point par lui-même de droit réel au profit du locataire contre le bailleur; par suite, toutes les actions. qui en découlent, de quelque nature qu'elles soient, ont un caractère purement personnel; et, par conséquent, elles doivent être portées devant le juge du domicile du défendeur (1) ».

29. Les droits réels que le code reconnaît formellement comme tels sont tous des droits immobiliers, c'està-dire qu'ils impliquent un démembrement de la propriété de l'immeuble dans lequel ils s'exercent, ou qu'ils affectent comme une charge. Il en est ainsi des servitudes réelles, de l'usufruit et de l'usage qui grèvent un immeuble, et du droit d'habitation; de même que de l'emphytéose et de la superficie dont le code ne parle point. Il en est de même, à notre avis, de l'hypothèque; d'après notre loi hypothécaire, il n'y a même plus de doute, l'article 1er tranche la question; les priviléges qui grèvent les immeubles et les hypothèques sont des droits réels immobiliers. Puisque tout droit réel démembre la propriété, le droit du preneur devrait aussi être un démembrement de la chose louée, et, par conséquent, un droit immobilier, s'il était réel; tandis que, dans la doctrine de la personnalité du droit, il faudrait décider que le droit étant personnel, et n'entraînant aucun démembrement de la propriété, est un droit mobilier.

Toutefois la plus grande incertitude règne sur ce point dans la doctrine. Les partisans de la réalité du droit du

(1) Cassation, 21 février 1865 (Dalloz, 1865, 1, 132).

preneur admettent que son droit est immobilier, mais ils reconnaissent que ce droit ne démembre pas la propriété du bailleur; de sorte que le droit du preneur serait un droit immobilier d'une nature toute spéciale, de même que c'est un droit réel d'une nature particulière. Dans cette théorie, on ne sait plus comment qualifier le droit du preneur, et on ne sait pas non plus s'il faut appliquer au droit du preneur les principes qui régissent les droits immobiliers. Les partisans des deux doctrines contraires paraissent être d'accord pour considérer, dans l'application, le droit du preneur comme un droit mobilier.

D'abord tout le monde reconnaît que le droit de bail, en le supposant même immobilier, ne peut être hypothéqué. En effet, il ne suffit pas qu'un droit soit immobilier pour qu'il puisse être hypothéqué; le code civil ainsi que notre loi hypothécaire sont conçus dans des termes restrictifs Sont seuls susceptibles d'hypothèques, etc. » (articles 2118 et loi belge, art. 45). Il y a donc des droits immobiliers qui ne peuvent pas être hypothéqués : tel serait le droit de bail, s'il était immobilier.

Le preneur se marie sous le régime de la communauté: est-ce que le droit au bail fera partie de l'actif? Si le droit est mobilier, l'affirmative est certaine. Mais si le droit est immobilier, n'en faut-il pas conclure que le droit de bail restera propre à l'époux, puisque tous les immeubles sont exclus de la communauté? La conclusion serait évidente si le droit du preneur était un véritable droit immobilier. Mais on ne sait trop ce que c'est. Nous devons donc nous borner à constater que les partisans de la réalité admettent, en général, que le bail, quoique immobilier, entre néanmoins en communauté. Voici comment ils justifient cette inconséquence. Le droit du preneur est personnel de son essence, donc mobilier, mais il est aussi réel et, partant, immobilier en tant que le preneur le fait valoir contre les tiers; il n'est donc immobilier qu'accessoirement; or, c'est l'élément dominant du droit qui décide s'il doit entrer en communauté; à ce titre, il y entre, de même qu'une créance hypothécaire y entre, quoique l'hypothèque soit un droit immobilier. Nous croyons inutile de discuter

ces motifs, la doctrine et les raisons sur lesquelles on la fonde n'ayant aucune base, ni dans les textes ni dans les principes.

La même difficulté se présente lorsque le preneur meurt laissant deux légataires, l'un de tous ses meubles, l'autre de tous ses immeubles : lequel des deux aura le droit de bail? Dans la theorie de ia personnalité, la solution n'est pas douteuse; c'est le légataire des meubles qui succédera au bail, parce que le bail est un droit mobilier. Les partisans de la réalité aboutissent à la même conséquence : toujours en appliquant leur distinction entre l'élément principal du droit et l'élément accessoire.

Enfin, il en est de même de la question de savoir si le droit de bail peut être donné en gage ou en antichrèse. Le droit étant mobilier, ou principalement mobilier, on décide qu'il est susceptible de gage, et non d'antichrèse (art. 2072) (1).

30. La confusion qui règne en cette matière a encore été augmentée récemment par une opinion nouvelle qu'un excellent jurisconsulte a avancée. M. Colmet de Santerre admet la doctrine générale sur la nature du droit du preneur; et il la défend très-bien; mais il n'admet pas la conséquence que l'on en déduit; d'après lui, le droit est personnel, mais il est immobilier. Nous avons dit ailleurs. que l'on n'est pas d'accord sur la définition du droit immobilier et de la dette immobilière. Dans l'opinion que nous avons enseignée, la nature immobilière du droit et de l'obligation tient à un même principe, à savoir que le droit qui tend à mettre dans notre main la propriété d'un immeuble est un droit immobilier, et que l'obligation qui tend à la transmission de la propriété d'un immeuble est une dette immobilière. Dans cette doctrine, il est d'évidence que le droit de bail est mobilier et que l'obligation du bailleur est mobilière (t. V, no 490).

M. Colmet de Santerre part d'un tout autre principe. La nature de la créance dépend de la nature de l'objet

(1) Mourlon. Répétitions. t. III, p. 311, no 769 ter. Troplong, Du louage, no 15, 17 et 18.

dú, à quelque titre qu'il soit dû, que ce soit à titre de propriété ou à titre de jouissance; il en est de même de l'obligation. D'après cette définition, le droit du preneur est immobilier, et l'obligation du bailleur est immobilière. Ce n'est pas ici le lieu de discuter la nature des droits, nous l'avons fait ailleurs; et nous maintenons notre opinion, laquelle, en ce qui concerne le droit de bail, est l'opinion universelle. Les auteurs mêmes qui enseignent que ce droit est immobilier reculent devant les conséquences de leur doctrine, comme nous venons de le dire. M. Colmet de Santerre est plus logique. Il enseigne que le droit de bail n'entre pas en communauté, ni activement ni passivement; que ce droit appartient au légataire des immeubles; que le droit du preneur fait partie de la dot de la femme dotale et qu'il est frappé d'inaliénabilité; que le tuteur ne peut vendre le droit de bail qu'en observant les formalités prescrites par la loi pour l'aliénation des immeubles, et qu'il ne peut intenter les actions relatives à ce droit qu'avec l'autorisation du conseil de famille (1).

No 4. DIFFÉRENCES ENTRE LE LOUAGE ET L'USUFRUIT.

31. Il y a une grande analogie entre le droit de l'usufruitier et celui du preneur. L'usufruitier jouit d'une chose dont un autre a la propriété, de même que le locataire ou le fermier. Généralement l'usufruit est établi à titre gratuit, mais ce n'est pas là un caractère essentiel du droit. L'usufruit peut être établi à titre onéreux moyennant un prix, et rien n'empêche de stipuler que ce prix sera payé par annuités, comme le loyer ou le fermage. Si une maison ou une ferme est donnée à bail pendant neuf ans, pour un loyer ou un fermage annuel de 1,000 francs, ce contrat ressemble, en apparence, en tout au contrat par lequel la maison ou la ferme serait donnée en usufruit pendant le même nombre d'années et pour le même prix

(1) Colmet de Santerre, t. VII, p. 285 et suiv., nos 198 bis III-198 bis XII.

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