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Il y a un arrêt, en sens contraire, de la cour de cassation (1). Dans l'espèce, il s'agissait d'une convention par laquelle un médecin s'était obligé à donner pendant toute sa vie les soins de son art à une personne et aux gens de sa maison. La cour a décidé que cette convention n'était prohibée par aucune loi, l'article 1780 n'étant applicable qu'aux domestiques et aux gens de service, dans la classe desquels on ne peut faire entrer les médecins. Ce motif n'est pas exact, toutefois la cour a bien jugé au fond; elle ajoute un autre motif, c'est que la convention litigieuse n'est contraire ni à l'ordre public ni aux bonnes mœurs. L'engagement du médecin était valable, non pas parce qu'il était médecin, mais parce qu'il ne contenait pas une aliénation de sa liberté. Tous les fonctionnaires sont nommés à vie, il y en a même qui ne peuvent pas être révoqués, ils s'engagent donc à servir l'Etat pendant toute leur vie; cependant on ne dira pas qu'ils abdiquent leur liberté, quoiqu'ils perdent une partie de leur indépendance; il en est ainsi de tous ceux qui contra tent une obligation, car toute obligation est un lien qui nous astreint à donner, à faire ou à ne pas faire; mais les obligations ne détruisent pas notre liberté, à moins qu'elles ne nous placent dans une dépendance complète d'une autre personne. C'est cette dépendance absolue que l'article 1780 réprouve; voilà pourquoi il ne parle que des domestiques et ouvriers, parce que ce n'est guère que dans cette condition que l'on trouve la dépendance de tous les jours, de tous les instants qui prive le débiteur de sa liberté. Le fonctionnaire reste libre, car il peut donner sa démission. Le médecin reste libre, quoiqu'il ne puisse pas par sa seule volonté rompre l'engagement qu'il a contracté, parce que cet engagement n'est pas de sa nature une atteinte à la liberté, elle ne place pas le médecin dans une dépendance absolue du malade (2).

493. Quand la convention contient une véritable aliénation de la liberté, elle est frappée d'une nullité radicale

(1) Rejet, 21 août 1839 (Dalloz, au mot Louage d'ouvrage, no 27). (2) Comparez Larombière, Des obligations, t. I, p. 318, no 13 (édit. belge, t. 1, p. 137).

ou, comme on dit dans le langage de l'école, elle est inexistante. C'est une conséquence du principe sur lequel repose la prohibition de l'article 1780: la cause de l'engagement est illicite; or, une convention sur cause illicite ne peut produire aucun effet (art. 1131). Il suit de là quïl n'y a ni créancier ni débiteur; le maître au profit duquel l'engagement a été contracté n'est pas plus lié par le contrat que le débiteur. Troplong objecte que la prohibition est établie, non dans l'intérêt du maître, mais dans l'intérêt du domestique. Eh! qu'importe? Il ne s'agit pas d'une question d'intérêt; le législateur prohibe l'aliénation de la liberté, quelque intérêt qu'eût le débiteur à l'abdiquer; le plus grand de tous les intérêts est en cause, l'intérêt général, pour mieux dire, l'existence de l'individu et de la société, car l'homme n'existe plus quand il a perdu sa liberté; et que deviendrait la société si les hommes n'étaient pas libres? Vainement dit-on que la liberté du domestique n'est pas compromise, puisqu'il peut toujours rompre son engagement (1). Nous sommes étonné qu'un jurisconsulte tienne ce langage: est-ce que la liberté peut faire l'objet d'une convention? La loi déclare que cette prétendue convention n'a aucun effet, c'est le néant : est-ce que le néant peut produire un effet quelconque?

494. Il a été jugé que la convention contraire à l'article 1780 ne donne pas lieu à une action en dommagesintérêts, parce que d'un contrat illicite il ne peut résulter aucune obligation (2). Cela est d'évidence quand on admet le principe. Une obligation inexistante ne peut produire aucun effet (art. 1131); or, ce serait lui donner l'effet que produit une obligation valable si l'on accordait au créancier une action en dommages-intérêts.

495. On a opposé un arrêt de la cour de Paris. Voici l'espèce. Un homme âgé de soixante-quinze ans voulut reprendre à son service deux domestiques mariés qui l'avaient servi pendant quatorze ans. Pour les determiner

(1) Troplong, no 856. En sens contraire, tous les auteurs (Colmet de Santerre. t. VII, p. 324, no 230 bis VI.

(2) Bordeaux. 23 janvier 1827 (Dalloz, au mot Louage d'ourrage, no 23). . Duranton, t. XVII, p. 204, no 226.

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à abandonner un petit établissement qu'ils avaient formé, il consentit à les prendre à son service pendant toute sa vie, et s'obligea à leur payer une rente viagère de 300 fr., qui devait prendre cours à son décès. Après quatre années, le maître se fixa à Paris, laissant ses serviteurs sans moyens de subsistance; ceux-ci demandèrent la résolution du contrat avec dommages-intérêts. Le maître invoqua l'article 1780. La cour de Paris décida que l'article 1780 pouvait être invoqué par le maître aussi bien que par le domestique, en ce sens que le maître ne pouvait pas plus se lier à vie que le domestique; néanmoins la cour le condamna à des dommages-intérêts (1). Cela est contradictoire. Si l'engagement du maître tombe sous l'application de l'article 1780, il en faut conclure que la convention ne peut produire aucun effet (art. 1131); donc le maître n'est pas tenu à des dommages et intérêts. Nous croyons que la décision est bonne au fond, mais elle est mal motivée. La cour, en disant que l'article 1780 sauvegarde la liberté du maître aussi bien que celle du domestique, confond deux conventions très-différentes: l'engagement que prend le domestique de servir pendant toute sa vie et l'engagement que prend le maître de garder ses domestiques pendant sa vie. C'est le premier de ces engagements que l'article 1780 prohibe, et le maître n'est pas plus lié par la convention que le domestique; mais la loi ne défend pas au maître de s'obliger à garder des domestiques pendant sa vie. Il y a une raison très-simple de cette différence : dans le premier cas, le domestique aliène sa liberté, parce que c'est lui qui sert; dans le second cas, le maître n'aliene pas sa liberté, car ce n'est pas lui qui sert; donc, quant au maître, l'article 1780 est hors de cause. Il y a une autre difficulté. Le contrat de service. est une convention synallagmatique; si le maître s'engage à garder pendant sa vie le domestique qu'il veut attacher à son service, le domestique, de son côté, s'oblige à servir le maître pendant la vie de celui-ci; n'est-ce pas là un engagement illimité, dans le sens de l'article 1780? Cela

(1) Paris, 20 juin 1816 (Dalloz, au mot Louage d'ouvrage, no 26).

dépend des circonstances de la cause si le maître est avancé en âge, comme dans l'espèce jugée par la cour de Paris, l'engagement du domestique plus jeune ne sera pas à vie; tandis qu'il serait à vie si, à raison des circonstances d'âge ou de santé, l'engagement du domestique était de nature à durer pendant toute sa vie. Dans ce cas, il faudrait appliquer l'article 1780; comme nous allons le dire, la prohibition reçoit son application à tout engagement qui, directement ou indirectement, embrasse toute la vie du domestique ou de l'ouvrier (1).

496. La jurisprudence eşt divisée sur la question que nous venons d'examiner. Il est dit dans un acte notarié que donation est faite à une demoiselle, soit de divers immeubles, soit d'une somme de 6,000 francs, au choix de deux des enfants du donateur, avec charge par la donataire de vivre et de demeurer avec le donateur, de faire tous les travaux de son ménage, de veiller à l'administration de sa maison et de ses intérêts et de lui donner tous les soins dont il aura besoin, en maladie comme en santé. Cet engagement fut rempli jusqu'au décès du donateur. Les enfants chargés d'exécuter la donation en demandèrent la nullité pour diverses causes, entre autres parce que la convention était contraire à l'article 1780. Cela suppose que la convention qualifiée de donation était un contrat à titre onéreux. Il n'y avait pas de doute sur ce point. Restait à savoir si le contrat tombait sous l'application de l'article 1780. La cour de Douai décida que l'obligation de la demoiselle n'était pas de la nature des engagements prohibés par l'article 1780, et, qu'en fût-il autrement, sa durée étant limitée au décès du maître, il en résultait qu'il n'était pas contracté pour la vie (2). En fait, la cour avait raison, mais en droit la décision est trop absolue; il se peut très-bien que l'engagement du serviteur contracté pour la vie du maître soit de nature à durer pendant la vie du domestique; la question, en ce

(1) Duvergier, Du louage, t. II, p. 332, no 286.

(2) Douai, 2 février 1850 (Dalloz. 1851, 2, 133). Comparez Aubry et Rau, t. IV, p. 513 et suiv., et note 4, § 372.

sens, est donc toujours subordonnée aux circonstances de la cause.

Dans une espèce tout à fait analogue, la cour de Lyon a rendu une décision contraire; l'arrêt porte que la convention frappée de nullité par l'article 1780 ne peut avoir aucune exécution et, même sous aucun rapport, ne peut être prise en considération dans la cause (1). Cela est obscur; il semble qu'il y a des circonstances que la cour ne mentionne point et qui ont néanmoins influé sur sa décision. La décision, en tout cas, est trop absolue. Dans l'espèce, la veuve qui stipulait les services était âgée et malade; la demoiselle qui s'obligeait à lui donner tous ses soins et à lui consacrer tout son temps ne s'engageait donc pas pendant toute sa vie; la durée était limitée par la vie de la veuve, qui, d'après toutes les probabilités, devait mourir la première. La cour aurait donc dû décider, en fait, que la demoiselle ne s'était pas engagée à vie (2).

496 bis. L'article 1780 dit qu'on ne peut engager ses services qu'à temps, ou pour une entreprise déterminée. Est-ce à dire que l'on puisse s'engager valablement pour un temps, quelque long qu'il soit, ou pour une entreprise, quelle qu'en soit la durée? Non, certes; ce que la loi a entendu prohiber, c'est tout engagement à vie, et l'on ne peut jamais faire indirectement ce que la loi défend de faire directement; ce serait éluder la loi, et éluder la loi, c'est la violer. Il appartient donc aux juges d'apprécier l'intention et le but des parties contractantes; ils déclareront la convention nulle, pour mieux dire, inexistante, si elle tend à obliger le domestique ou l'ouvrier pendant toute sa vie. Cela n'est pas douteux (3).

Un ouvrier photographe prend l'engagement illimité de ne pas se livrer en Belgique à la même industrie que son patron, sous peine, s'il venait à le quitter, de lui payer une somme de 20,000 francs. La cour de Liége a jugé que cet engagement était contraire à l'article 1780; en

(1) Lyon, 4 mai 1865 (Dalloz, 1866, 2, 165).

(2) Colmet de Santerre, t. VII, p. 335, no 230 bis IV.

(3) Duranton, t. XVII, p. 205, no 226, et tous les auteurs.

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