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effet, elle obligeait l'ouvrier, ou bien à rester toute sa vie au service de son patron, ou à embrasser une autre carrière, à moins qu'il ne se décidât à s'expatrier; à tous égards, la convention était contraire à l'ordre public, elle violait la liberté de travail, elle violait la liberté individuelle (1).

Il a été jugé que l'article 1780 est applicable, bien que la liberté de l'ouvrier ne soit enchaînée que pendant trente ans. La cour de Paris dit très-bien que la vie de l'ouvrier doit s'entendre, non de la durée de son existence physique, mais du temps pendant lequel la nature lui donne les facultés physiques et morales nécessaires à l'exercice de sa profession; donner la liberté à l'ouvrier à un âge où il ne peut plus en user, c'est lui laisser une liberté dérisoire. Sur le pourvoi, il est intervenu un arrêt de rejet(2).

497. Quel est l'effet des conventions contraires à l'article 1780? La convention, comme telle, ne peut produire aucun effet; ce sont les termes de l'article 1131. Si la clause par laquelle une personne aliène le profit de son travail pendant toute sa vie est la condition d'un contrat principal, tel qu'une vente, elle vicie toute la convention, partant, celle-ci est inexistante. Vainement la partie au profit de laquelle l'engagement a été contracté y renoncerait-elle dans le but de maintenir le contrat, la renonciation serait inopérante, car elle tendrait à confirmer un contrat qui ne peut pas être validé ; on ne confirme pas le néant (3).

L'article 1131, en disant que le contrat sur cause illicite ne peut produire aucun effet, suppose que le contrat n'a pas reçu d'exécution. Quand il a été exécuté, il peut y avoir lieu soit à répétition, soit à une action à raison des services rendus. Cette action n'est pas l'action qui naît du louage d'ouvrage; il ne peut pas naître une action d'une convention inexistante; elle naît du fait qu'une personne a rendu des services à une autre, et de cette maxime d'équité que le code consacre, à savoir l'on

que

(1) Liége, 18 novembre 1865 (Pasicrisie, 1866, 2, 11).
(2) Rejet, chambre civile, 19 décembre 1860 (Dalloz, 1861, 1, 115).
(3) Lyon, 19 décembre 1867 (Dalloz, 1869, 2, 30).

ne peut pas s'enrichir sans cause aux dépens d'autrui. Dans l'affaire jugée par la cour de Lyon (no 495), des services pénibles avaient été rendus; ces services, dans l'intention des parties, ne devaient pas être gratuits; la partie qui les avait rendus avait donc droit à une indemnité. On ne pouvait pas appliquer la convention, puisqu'il n'y en avait pas, une convention inexistante étant assimilée au néant. La cour dit qu'à défaut de convention valable, il faut prendre en considération la durée et l'importance des services, ainsi que le sacrifice que la demoiselle avait fait en renonçant à une position avantageuse. Ce sont les vrais principes (1).

§ II. Droits du maître et des domestiques ou ouvriers.

498. L'article 1781 porte : « Le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages; pour le payement du salaire de l'année échue, et pour les à-compte donnés pour l'année courante. » Cette disposition déroge aux principes généraux qui régissent la preuve. En quoi consiste la dérogation et quels en sont les motifs? La loi suppose que le contrat de louage est constant et qu'il a reçu son exécution. Sur ce point il ne peut guère y avoir de contestation, à moins que les parties ne soient en désaccord sur le jour précis où le domestique est entré en service nous y reviendrons. Mais des difficultés s'élèvent entre le maître et le domestique sur la quotité des gages. D'après le droit commun, ce serait le domestique demandeur qui devrait établir le montant de la créance qu'il réclame; il pourrait faire cette preuve par témoins si les gages convenus n'excédaient pas 150 francs; au delà de cette somme, il devrait prouver sa demande par écrit. S'il existe un écrit, il va sans dire que le domestique peut s'en prévaloir; c'est la preuve par excellence, et la loi n'a pas entendu rejeter une preuve certaine pour la preuve toujours incertaine d'une affirmation assermentée. Il résulte de la discussion qui a eu lieu au conseil d'Etat que le législateur a entendu proscrire la preuve testimoniale.

(1) Aubry et Rau, t. IV, p. 513, § 372. Duvergier, t. II, p. 332, no 280.

Voilà une première dérogation au droit commun; quelle en est la raison?

Il faut d'abord voir pourquoi le législateur n'a pas maintenu le droit commun en ce qui concerne la preuve littérale c'est-à-dire, pourquoi le domestique ne doit-il pas prouver par écrit la convention relative aux gages, quand sa créance dépasse 150 francs? C'est bien là la règle générale dans nos grandes villes. L'ignorance des classes inférieures dans lesquelles se recrutent les domestiques est la réponse à notre question. Si l'on exigeait une preuve écrite, il faudrait avoir recours à un notaire; ce qui est impraticable quand on songe que, dans les grandes villes, la durée du service ne dépasse, le plus souvent, pas quelques mois; la preuve devrait néanmoins se faire par écrit si les gages avaient été convenus à tant par an, car c'est la convention qu'il s'agit de prouver. Quelle eût donc été, d'après le droit commun, la situation du domestique? N'ayant aucune preuve littérale, il aurait été obligé de s'en rapporter à l'aveu ou au serment du maître, ce qui revient à peu près à la disposition de l'article 1781.

Jusqu'ici il n'y a pas de dérogation au droit commun. Elle commence lorsque les gages convenus par an ne dépassent pas 150 francs; ce qui, lors de la publication du code civil, formait certainement la règle, ce qui aujourd'hui peut encore se présenter, si les gages sont fixés par mois. Dans ce cas, le domestique aurait pu prouver par témoins la quotité des gages qu'il réclame. La loi lui refuse ce droit, elle s'en rapporte à l'affirmation du maître. Pourquoi? La question a été posée au conseil d'Etat. On a répondu qu'on ne pouvait admettre la preuve testimoniale sans ouvrir la porte aux fraudes: admettrait-on les ouvriers et domestiques à se servir de témoins entre eux? C'est la réponse de Treilhard; on voulait donc prévenir une espèce de coalition, et de la pire espèce, celle du mensonge et de la fraude.

Il y a une autre dérogation au droit commun. Le juge peut, dans les cas prévus par la loi, déférer le serment à l'une des parties (art. 1366). Quand il s'agit d'une con

testation entre les domestiques et le maître, le juge n'a plus le choix, la loi elle-même défère le serment, et elle le défère au maître. Pourquoi? Treilhard répond : « Il fallait déférer le serment à l'un ou à l'autre; or, le maître mérite le plus de confiance (1). »

499. Tels sont les motifs des exceptions que l'article 1781 apporte au droit commun; ils se réduisent à dire que le droit commun ne peut pas recevoir d'application parce que les domestiques et les ouvriers manquent tout ensemble d'instruction et de moralité. L'article 1781 a été abrogé en France par la loi des 2-10 août 1868, et on en a proposé l'abrogation en Belgique. Est-ce parce que la condition intellectuelle et morale des classes inférieures a changé depuis la publication du code civil? En France, on n'a pas osé le dire, on a dit plutôt le contraire; le seul motif que l'on ait donné pour justifier l'abrogation de l'article 1781, c'est que cette disposition blesse l'égalité, et l'égalité, dit le rapporteur de la commission, est la passion dominante sinon exclusive de la France. Elle y passe avant l'amour de la liberté même, et nul gouvernement ne serait assez insensé ou assez fort pour y porter atteinte. Or, comprend-on que dans un pays où tous les citoyens sont déclarés égaux devant la loi, où tous sont électeurs et éligibles, maîtres et serviteurs, comprend-on que si une contestation les divise, la loi proclame la supériorité du maître, en abandonnant la décision du débat à son affirmation (2)?

Il y a plus d'un enseignement dans ces aveux, et la Belgique fera bien d'en profiter. C'est une mauvaise passion que celle de l'égalité quand on y sacrifie la liberté et même la morale. On avoue que le maître est instruit, et que la moralité accompagne d'ordinaire l'instruction; tandis que ceux qui servent croupissent toujours dans l'ignorance, dont on peut dire qu'elle est la source de tous les vices. Et cependant on accorde l'exercice des droits politiques à des classes ignorantes et immorales! Et parce

(1) Séance du conseil d'Etat du 14 nivôse an XII, no 4 (Locré, t. VII, p. 170). (2) Rapport de la commission (Dalloz, 1868, 4, 120).

qu'on a proclamé l'égalité politique du maître et du domestique, on veut aussi les proclamer égaux sous le rapport intellectuel et moral, malgré l'ignorance qui persiste et malgré l'immoralité qui régulièrement en est la suite! Est-ce que par hasard il suffit de proclamer égaux ceux qui sont inégaux par leur culture intellectuelle et morale, pour faire cesser cette profonde inégalité? Nous aimons l'égalité autant que la liberté, et nous voudrions effacer l'article 1781 de notre code; mais ce n'est pas en abrogeant une loi d'inégalité que l'on donne aux classes inférieures le développement intellectuel et moral qui leur manque. Il n'y a qu'un moyen pour cela, c'est de répandre à flots l'instruction et l'éducation : instruisez et moralisez les classes travailleuses, alors vous pourrez proclamer leur égalité; mais proclamer égaux ceux qui sont inégaux par leur instruction et leur moralité, c'est livrer la destinée des peuples à ceux qui sont intéressés à maintenir l'ignorance pour l'exploiter au profit de leur domination et est-il nécessaire d'ajouter que la liberté et l'indépendance des nations ont un ennemi redoutable dans l'Eglise, dont la puissance repose sur l'ignorance et la superstition?

500. Puisque l'article 1781 déroge au droit commun, il s'ensuit que cette disposition est de rigoureuse interprétation; toute exception doit être strictement limitée aux termes de la loi. Une première difficulté se présente. La loi dit que le maître en est cru sur son affirmation; elle ne dit pas contre qui. Elle ajoute que l'affirmation du maître tient lieu de preuve pour la quotité des gages, pour le payement des salaires de l'année échue, et pour les à-compte donnés sur l'année courante. Les mots maitres, gages, année courante et année échue impliquent qu'il s'agit de relations entre maîtres et domestiques. En faut-il conclure que l'article 1781 ne s'applique pas aux ouvriers? Tel est notre avis; nous croyons que les ouvriers ne sont compris dans l'article 1781 que lorsqu'ils sont considérés comme domestiques, c'est-à-dire lorsqu'ils sont dans la dépendance du maître, comme les domestiques. L'article 1781 n'est pas une innovation, il a été

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