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CHAPITRE XXXII.

ARRIVÉE DE M. DE CHATEAUBRIAND A ROME. SES PREMIÈRES ÉMOTIONS. ARRIVÉE DE M. LE CARDINAL FESCH. PRÉSENS DU PAPE A LA LÉGATION QUI SE RETIRE. DÉPART DE M. CACAULT.

Nous avons vu M. Cacault portant sur divers actes et diverses questions de haute politique, les méditations de son génie actif, déterminé, courageux, et à la fois réservé, sage et prudent. Nous avons vu, et il est inutile de le répéter davantage, à quel point ce révolutionnaire corrigé s'étoit fait chérir du souverain Pontife et de son ministre nous avons même vu le général consul rendre un hommage éclatant à ses talens, et les ministres de ce premier magistrat de la France témoigner à un si habile négociateur leur estime et leur considération. Un coup inattendu, ou plutôt qu'il prévoyoit depuis longtemps, et qu'il savoit n'être que différé, vient de le frapper : il se résigne; il refuse les légations d'Italie; selon lui il est juste, puisqu'il n'a pas de fortune, qu'on ne suspende pas son traitement; en même temps il ne veut plus rien dire

sur Rome, sur ses destinées, sur la vénération éternelle due au Pape. Son esprit n'est plus libre, mais aucun pouvoir n'enchaîne les sentimens de son cœur. Il se croit insulté dans son ami, et au risque de refroidir les bonnes dispositions qui assurent un sort à sa misère, il va, sans avertir celui qui l'intéresse tant, tâcher à sa manière de conjurer la disgrâce qui menace son ami. Il écrit à M. de Talleyrand:

« M. de Chateaubriand est un grand auteur, un homme d'un grand mérite; cependant c'est gâter le bon effet que doit produire à Rome la légation de M. le cardinal Fesch, que de le faire arriver avec un secrétaire de légation auteur célèbre, dans les livres duquel on ira chercher quelle est la doctrine et la théologie du cardinal. Il naît déjà, à cette occasion, des idées troubles et inquiètes. Tâchez de placer mieux M. de Chateaubriand.

» On dit ici qu'un moine défroqué, patriote romain réfugié, viendra aussi avec la légation. M. le cardinal Fesch est excellent; mais si sa mission est gâtée par ce dernier alentour mal combiné, il n'aura pas tous les agrémens qu'il mérite. Il faudra bien cependant que la chose marche et qu'il s'en trouve content : mais considérez que Rome a besoin d'un soutien sur lequel le Pape s'appuie avec confiance. Si les choses ne s'établissent pas de cette manière, M. Fesch se tireroit d'affaire, mais le Saint Siége s'écrouleroit.

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J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement. »

Le 7 juin, M. de Talleyrand répondoit aux premières lettres que M. Cacault avoit écrites en apprenant la prochaine arrivée du cardinal Fesch, et il lui disoit que le gouvernement

étoit satisfait de la conduite de son secrétaire, dont le rappel n'étoit l'effet d'aucun mécontentement. Cependant M. de Chateaubriand entroit déjà dans Rome. M. Cacault en rend compte:

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Le secrétaire de légation, de Chateaubriand, est arrivé à Rome, citoyen ministre, L'arrêté par lequel il a été nommé est dans les mêmes termes que celui en vertu duquel M. Artaud est secrétaire de la même légation. Je les ai logés ensemble dans ma maison; ils y vivent en frères, sans qu'il n'y ait ni premier ni second. »

Je me chargeai d'être le cicerone à Rome du nouveau secrétaire : je le conduisis par la rue détournée qui est à droite de la rue du Borgo, presqu'à la façade de Saint-Pierre, pour qu'il eût tout à coup la surprise de ce coup d'œil, et j'eus beaucoup de plaisir à jouir de ses émotions, qu'il exprimoit d'une manière simple, franche, et en même temps imprévue. Il parloit peu, parce qu'il étoit comme hors de lui d'admiration. Sans doute rien de si grand, de si magnifique n'avoit frappé ses yeux; il paroissoit ravi de contempler ainsi le plus beau temple de notre culte. Je conduisis aussi mon nouvel hôte vers le Colysée : là, les émotions du voyageur devoient se reporter plutôt vers les salutaires préceptes de l'histoire. C'étoit, d'ailleurs, toujours avec une aménité si douce et si élégante qu'il manifestoit ses moindres sensations, qu'on ne tarda pas à l'aimer dans Rome, et à montrer le désir que la légation nouvelle fût unie comme la légation

précédente, et que tout en servant avec zèle les intérêts du gouvernement, elle montrât avec constance les égards respectueux auxquels le Saint Siége avoit tant de droits après ses malheurs.

M. Cacault, qui, comme tous les hommes vifs, laissoit apercevoir promptement ses opinions, et ne reculoit pas devant un repentir, écrivit après avoir vu quelque temps M. de Chateaubriand :

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M. de Chateaubriand m'a paru un digne homme, trèsintéressant, incapable de faire ici le dogmatiseur. Je suis fâché de m'être prévenu et alarmé en vous écrivant qu'il me paroissoit bien mal vu d'envoyer un auteur imprimé, à Rome qui a le privilége exclusif du savoir divin, M. de Chateaubriand ne cherchera pas ici à faire du bruit de son ouvrage, ni, à se montrer théologien ; il s'attachera au travail de la légation. Ainsi tout est bien. M. le cardinal Fesch n'amène pas le Ragusais Gagliuffi (1); il arrive avec des abbés français de son diocèse, et vient se mettre avec moi dans ma maison. Tout ira bien.. L'inquiétude que je vous ai témoignée n'avoit aucun fondement, mais elle vous prouve le désir qui m'anime pour le service de la légation qui vient remplacer la mienne. »

M. le cardinal Fesch fit son entrée à Rome, sans aucune cérémonie, le 2 juillet. Il sembloit que tout devoit se passer, de part et d'autre,

(1) M. Gagliuffi dont il est ici question, avoit été un patriote romain, mais de bonne foi, comme quelques personnes ardentes et passionnées de ce temps-là. D'ailleurs, c'étoit un homme instruit, et surtout un admirable improvisateur en latin.

dans les termes de la meilleure intelligence. Il n'en fut pas ainsi. Jamais M. le cardinal ne s'entendoit avec le ministre son prédécesseur, quoiqu'ils eussent été liés auparavant : on voyoit qu'une discorde sourde et mal réprimée les divisoit sur les points les plus ordinaires de la conversation. M. Cacault devoit rester à Rome plusieurs mois, mais il ne tarda pas à se sentir plus vivement incommodé qu'à l'ordinaire, et il désira prendre les bains de Lucques. Comme il n'étoit rien parvenu de positif à mon égard, je lui proposai de l'accompagner; il accepta avec empressement, et nous résolûmes de quitter Rome. Le ministre commença ses préparatifs. Il aimoit beaucoup ses tableaux, dont une partie avoit été envoyée en France; il fit emballer dans des caisses les derniers qu'il avoit acquis, et se donna mille soins pour qu'ils fussent embarqués à Civita-Vecchia, à bord d'un bâtiment Danois qui alloit faire voile pour Marseille.

:

Le Pape fit de nouveaux présens à M. Cacault'; il me fit remettre la collection des médailles de tous les Papes depuis Martin V, Colonna il nous consola avec bonté, ajoutant qu'il espéroit un jour nous revoir. M. Cacault lui dit que le cardinal Fesch étoit entouré d'ecclésiastiques remplis de talens et de piété, que ces hommes de choix méritoient confiance; que M. de Chateaubriand étoit un Breton éprouvé dans les nobles sentimens, et porté d'inclination

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