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tuellement blême se colorait et s'enflammait dans le feu de la discussion. Son extrême laideur, ouvrage de la petite vérole, laissait régner sur ses traits quelque expression de noblesse; tout annonçait en lui des passions mobiles et pourtant énergiques. Il semblait quelquefois tirer avantage de sa laideur même et de l'effroi qu'il inspirait. Quand on venait de le provoquer fortement dans l'assemblée Je vais disait-il, leur pré»senter la hure *. » Il réussissait, par une déclamation artificielle et calquée sur celle de Le Kain, à corriger les désavantages d'un organe qui passait souvent des sons rauques à des sons singulièrement aigus. Quand il improvisait, son élocution était d'abord lourde, embarrassée, surchargée de grands mots et de néologismes; mais il semblait forcer les auditeurs à participer au travail difficile de sa pensée, aux orages de son âme, et chacun attendait avec frémissement

* Un jour une dame, se trouvant à Versailles au milieu d'un grand nombre de députés, lui dit sans le connaître « Montrez-moi, s'il vous plaît, M. de » Mirabeau. On dit qu'il est si laid. » — « Fort laid > en effet, madame. Imaginez-vous un tigre qui a eu » la petite vérole, et vous en pourrez juger; car c'est » lui qui a l'honneur de vous parler. »\ ~

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1789. les grands coups de tonnerre de son éloquence. Du reste, il était souple, caressant, et l'hyperbole qui régnait dans ses flatteries semblait échapper à la force de ses impres sions. C'était un homme vicieux à qui il. restait une assez belle imagination pour concevoir et pour exprimer de nobles sentimens; vénal, prodigue et obéré, jusques dans le cours de ses actions les plus basses, il se sentait relevé par une haute. ambition. Il brûlait d'être à la fois le Fox et le Pitt de son pays. Voyait-il les esprits portés à quelque blâme de ses actions, il affectait de se dessiner noblement. * Tel que je viens de le dépeindre, dans sa jeunesse, il avait été en amour un séducteur habile. Sa plus déplorable victime avait été madame. Lemonnier, femme du premier président de Besançon. Déjà marié lui-même, il l'avait enlevée, conduite en Hollande. Un arrêt de cour souveraine l'avait condamné par contumace à être décapité. Son père le fit enlever en Hollande, et conduire par une lettre de cachet à Vincennes. C'est de cette prison,

* Un jour l'un de ses amis lui dit : « Mirabeau, je » vous trouve aujourd'hui l'air bien superbe ; je parie » que vous avez fait ce matin quelque chose où la » délicatesse est un peu compromise. »

où il resta deux ans, qu'il écrivit à madame Lemonnier ces lettres dont on a le recueil, et qui sont quelquefois tendres avec délicatesse, quelquefois grossièrement libertines. Sorti de Vincennes, il oublia cette Sophie dont la pensée avait paru remplir toute son âme; et madame Lemonnier, restée seule dans l'univers, se donna la mort. Mirabeau revint, mais en tyran, à la jeune épouse qu'il avait délaissée, et dont il avait reçu une dot considérable. Elle détésta ce joug, et voulut le briser par une séparation de corps et de biens. Mirabeau, en plaidant contre elle, "fit connaître les étonnantes ressources de ses talens oratoires; mais il succomba sous sa mauvaise réputation. Auteur infatigable et saisissant toujours l'à-propos du moment, il n'avait encore acquis qu'une gloire incertaine. Son usage était d'acheter, quelquefois même de piller, des ouvrages où il plaçait des pages éloquentes. Il se garda bien d'abandonner une méthode si facile, quand l'empire de l'assemblée constituante lui fut décerné; mais il marquait fortement de son empreinte des ouvrages dont il avait emprunté le fond. Par une conversation riche de faits, de pensées et de mouvemens, il tirait des étincelles de génie de ses nom

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1789. breux secrétaires, et il ne leur fut donné d'avoir du talent qu'avec lui. Sa plus grande force était dans sa colère. Cette passion, par un singulier phénomène, en l'élevant audessus des souvenirs importuns et des tristes témoignages de sa conscience, lui inspirait comme subitement de l'ordre dans ses pensées, un éclat vif et pur dans les images, de l'à-propos, des saillies, enfin des mouyemens généreux. Élevé à cette hauteur, il gouvernait l'assemblée comme il savait se gouverner lui-même. Son instruction politique était variée, nette et profonde. Même en faisant le mal, il ne rompait pas avec l'espoir de faire le bien : c'était un orateur incorrect, brusque, pénible, mais adroit, puissant, redoutable et quelquefois sublime. La vertu en eût fait un orateur accompli.

La plupart des hommes de finance, des banquiers, des capitalistes, se voyaient avec orgueil placés à la tête du tiers-état, d'un ordre devenu si puissant et qui allait bientôt devenir souverain. Le grand mouvement que l'agiotage avait reçu sous M. Necker et sous M. de Calonne, dirigeait l'esprit de cupidité vers des choses nouvelles; car l'agiotage vit de toutes ces lois violentes et précaires qui suivent les révolutions. Des avocats,

vétérans du jansénisme, apprenaient préci- 1789 pitamment la science de la politique, conciliaient de leur mieux les maximes des solitaires de Port-Royal avec celles de Voltaire, d'Helvétius ou de Diderot, et croyaient déjà savoir tout ce qu'ils exprimaient avec faconde. De nouveaux écrivains avaient paru dans la polémique engagée entre le tiersétat et les deux ordres. Un dogmatisme politique absolu dans tous ses principes, amer dans toutes ses applications, pouvait alors tenir lieu de l'éclat du talent. La plupart de ces écrivains étaient ligués contre l'autorité de Montesquieu, accusaient Voltaire de la plus basse servilité, et n'empruntaient de J.-J. Rousseau que la vague et confuse hypothèse du Contrat Social. Ainsi se formait je ne sais quel savoir pire que l'ignorance. L'imagination s'appauvrissait, la haine entrait dans toutes les âmes, et l'on prétendait user de l'empire d'une raison froide. Les passions s'armaient de métaphysique, comme deux siècles avant, elles s'étaient armées de théologie.

Tout ce qu'on appelait alors la petite bourgeoisie formait, surtout à Paris, une classe recommandable par un caractère facile, officieux, loyal, et même par de

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