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les juges naturels des sacrements, eux, enfin, qui doivent compte au magistrat de leur conduite comme les autres sujets de Sa Majesté, pourquoi par une simple réclamation au juge royal n'ont-ils pas arrêté le mal dans sa source (1)? »

Il n'était pas possible de préciser mieux l'origine de l'accusation, et de montrer de quelle passion fanatique les accusés étaient les victimes. Ce n'était pas sans amertume que Mordant parlait au garde des sceaux de ce siècle de lumières, de cette tolérance exaltée partout à l'envi, alors qu'il s'agissait pour lui, comme pour son ami, de perdre la liberté, et d'être contraints d'abandonner des épouses tendres et éplorées, des enfants sortis à peine du berceau, des amis nombreux, et cela pour cause de religion.

Le pasteur Marron, dont le nom reste associé d'une manière si honorable à la restauration du culte protestant en France à la fin du XVIII° siècle, avait ajouté un mémoire à la supplique de Mordant. On sent passer dans ces pages indignées un pressentiment de la prochaine délivrance; à elles seules, elles marquent le changement des temps et le progrès des idées de liberté; ce n'est plus le sujet du roi très-chrétien qui supplie, c'est le citoyen qui parle de ses droits. Après avoir marqué son étonnement de voir le procureur général s'en référer à l'édit de novembre 1680, il ajoute : Les circonstances sont bien différentes relativement aux protestants de celles de 1680. L'édit de Nantes était en vigueur alors, Louis XVI qui, dans son édit de novembre 1787, a gardé un profond silence sur ces mariages, a expressément promis et annoncé ailleurs la suppression de toutes les lois pénales. »

La modération et la tolérance caractérisent notre siècle; ces considérations rendent plus inconcevables la conduite du parlement de Rouen et elle offre un parfait contraste avec toutes les convenances.

Ce fut grâce sans doute aux nombreuses relations de M. Marron que le pasteur Mordant oblint une audience de M. de Barentin. Le garde des sceaux était entré aux affaires au moment même où la Révolution se préparait ouvertement; sa modération avait été remarquée au moment de la réunion de la seconde assemblée des notables, alors qu'il avait prononcé le discours d'ouverture. Esprit large et conciliant, il devait plus tard agir dans le même sens en s'efforçant de contribuer à la réunion des trois ordres, lors de la convocation des états généraux. (1) Pièce no 10.

M. de Barentin reçut Mordant avec une grande bienveillance; il avait été frappé des tristes circonstances de ce procès, aussi promitil au pasteur de s'occuper activement d'une affaire où des intérêts si graves étaient engagés, de manière à ce que justice lui fût rendue. Cependant par une mesure que dictait la prudence, il lui conseilla de suspendre les fonctions de son ministère pour ne les reprendre que le jour où un décret du parlement lui rendrait la liberté d'agir.

Ce fut le cœur plein de confiance que Mordant quitta le ministre; il avait eu le privilége de voir aussi le premier président de la cour de Rouen, M. de Pontcarré, qui avait manifesté ouvertement son désir de voir l'affaire étouffée, et l'avait assuré que le procureur général était dans les mêmes sentiments. Le seul obstacle à vaincre venait d'un certain nombre de membres de la cour, qui tenaient à continuer l'ancienne politique des parlements à l'endroit des réformés, mais c'était un obstacle qui disparaîtrait alors que des discussions plus approfondies auraient prouvé la stérilité comme l'injustice des poursuites judiciaires pour cause de religion. Mordant, pendant son séjour à Paris, avait aussi eu l'honneur d'être reçu par M. de Villedeuil, secrétaire d'État, ministre de la maison du roi, et avait emporté de cet entretien l'assurance qu'une prompte liberté lui serait rendue. M. Necker partageait ces mêmes sentiments, et portait le plus vif intérêt au pasteur de Rouen; aussi était-il permis d'espérer que cette triste affaire recevrait bientôt la solution que demandaient ceux qui avaient à souffrir d'un arrêt qui les laissait dans les plus cruelles angoisses (1).

En quittant le ministre, Mordant avait espéré que le retour du premier président en Normandie aurait pour conséquence immédiate la levée de l'arrêt qui le decrétait de prise de corps; M. de Pontcarré était arrivé au milieu d'avril à Rouen. La cour avait repris ses fonctions, près d'un mois s'était écoulé, et malgré ses sollicitations réitérées le même décret flétrissant le menaçait toujours, mettant en danger le commerce et la fortune de son ami Couturier, et l'empêchant d'exercer les fonctions sacrées de son ministère. Aussi, crut-il qu'il fallait s'adresser encore à M. de Barentin pour lui donner connaissance de ces faits et le supplier d'intervenir directement. Plein de confiance dans la justice de sa cause, il n'hésitait pas à lui deman

(1) Pièce no 14, supplique à M. Necker, supplique à M. de Pont-Carré. Pièce no 15, supplique à M. de Barentin, supplique à M. de Villedeuil.

der une réponse personnelle qui pût lui rendre une sécurité qui chaque jour lui devenait plus nécessaire. Cette même demande, il l'adressait à M. de Villedeuil dont il ne pouvait oublier le bienveillant accueil (1).

Quelques jours plus tard, le pasteur Mordant recevait cette lettre. si désirée. « J'écris à M. de Pontcarré, disait M. de Barentin, pour l'engager à porter tous ses soins à terminer cette affaire, mais le retard qu'elle éprouve ne doit point vous étonner. Vous savez que ce magistrat a désiré pouvoir préparer les esprits des membres de sa compagnie et il faut croire qu'il ne les a pas encore trouvés assez bien disposés jusqu'à présent (2). »

C'était là, en effet, le danger; car les membres du parlement ne partageaient pas les intentions pacifiques du premier président et du procureur général. Il fallait lutter contre le mauvais vouloir de ceux qui, emportés par les passions religieuses, oubliaient que le siècle avait marché et voulaient faire revivre une législation tombée devant les victoires de l'opinion publique.

La haute protection du garde des sceaux, qui se manifestait d'une manière si étonnante, puisque lui, chef de la justice, ne craignait pas d'écrire personnellement à un accusé décrété de prise de corps, cette bienveillance des premiers magistrats de la cour, tout devait contribuer à rendre à Mordant cette sécurité dont il était privé. Il ne pouvait l'ignorer, et du reste mieux encore que l'appui de ces hommes éclairés, l'opinion publique le défendait et il savait le dire à M. de Pontcarré, alors qu'il lui parlait de ces lumières et de cette tolérance du siècle qui,protectrices de tous les hommes, intercédaient en sa faveur (3). Les jours d'attente sont longs et douloureux pour ceux qui souffrent et les délais de la justice semblent cruels. Ces papiers nous laissent voir qu'il songeait à s'adresser à Necker, comme déjà auparavant, au nom de sa femme, il avait composé une supplique qui devait être présentée au roi; mais ces pièces qui nous ont été conservées ne furent pas envoyées à ceux qui auraient dû les recevoir.

Mais madame Mordant avait été voir le lieutenant général du bailliage, qui l'avait accueillie avec cette sympathie que commande toujours l'infortune; le pasteur sut remercier M. le Boullenger, qui devait

(1) Lettre au garde des sceaux, 19 may 1789; à M. de Villedeuil, 21 may 1789. (2) Lettre (signature autographe) de M. de Barentin, 24 may, 1789, pièce no 17. (3) Lettre à M. de Pontcarré, 25 mai 1789.

examiner son affaire, et en appeler à ses lumières comme à son intégrité, assuré que son innocence serait ainsi reconnue et que la liberté dont il était privé, lui serait enfin rendue (1).

Mordant souffrait surtout en voyant ces Églises de Normandie, dont il était le pasteur, privées de tout secours spirituel; il ne pouvait sans douleur songer à ceux qui aimaient et appelaient son ministère, et qui, privés des soins spirituels qu'il leur prodiguait, ne pouvaient que prier Dieu de leur rendre leur pasteur. Avec quelle noble énergie ce sentiment n'éclate-t-il pas dans la dernière lettre qu'il adresse comme un cri de désespoir à celui dont la bienveillance l'a toujours soutenu.

<«< Votre Grandeur, écrit-il à M. de Barentin, m'avait ordonné de suspendre mes fonctions jusqu'au moment où le parlement me rendrait à la liberté; c'était mon devoir d'obéir, mais serai-je criminel å vos yeux en les reprenant? Non, monseigneur, vous êtes trop juste pour me punir de suivre le dictamen de ma conscience et d'être utile à mes concitoyens. Votre Grandeur m'a été favorable, et dans le doux espoir qu'elle me le sera encore, je la conjure de me permettre d'exercer ma vocation selon les règles de la prudence (2). » Celte demande il la faisait aussi bien en son nom qu'au nom des protestants de Normandie, qui se joignaient à lui pour réclamer justice.

Ce n'était pas en vain que le pasteur demandait justice; elle devait lui être rendue, non pas tout d'abord d'une manière complète, car il était difficile de faire revenir les magistrats de la cour sur leurs sentiments, l'affaire avait eu un trop grand éclat pour qu'il parût que le parlement reconnût avoir commis une erreur judiciaire. Cédant aux conseils qui leur étaient donnés, Mordant et Couturier se constituaient prisonniers dans la journée du 22 août, mais en même temps ils introduisaient une requête auprès des membres du parlement, la grand' chambre assemblée, pour obtenir leur liberté provisoire.

Le jour même, une réponse favorable leur était accordée car le procureur général dont l'impartialité dans cette affaire fut aussi bienveillante qu'éclairée, s'empressa de consentir à leur demande, aussi n'entrèrent-ils dans la prison que pour en sortir (3).

Il avait fallu sauver les apparences, éviter de froisser l'amourpropre des magistrats engagés dans cette affaire; mais il n'en était pas

(1) Lettre à M. le Boullenger, 24 juin 1789.

(2) Lettre à M. de Barentin, 27 juin 1789.

(3) La requête et la réponse à la requête, pièces 22 et 23, sont en effet du même jour.

moins vrai que des innocents avaient été arrêtés au mépris des lois, après avoir passé par de longues souffrances; cette liberté même, qui leur était rendue, n'était qu'un triste compromis; car leurs noms honorables et respectés se trouvaient sur le registre d'écrou de la conciergerie, près de ceux de vils criminels et souillés par ce contact odieux. Ils en souffraient silencieusement, et cependant devaient estimer avoir remporté une victoire, puisque le parlement avait cessé les poursuites; mais ils attendaient avec impatience le moment où ils pourraient en appeler à une justice moins passionnée, pour effacer jusqu'au dernier souvenir de cette affaire.

Du reste, les événements marchaient rapidement, la France se réveillait brusquement d'un long sommeil, l'ancienne magistrature attaquée de tous côtés, voyait son influence disparaître, et une année après les événements dont nous venons de retracer l'histoire, les parlements avaient cessé d'exister. Un décret de l'Assemblée constituante (7 septembre 1790) supprimait ces assemblées qui, passant tour à tour de la plus noble résistance aux plus serviles complaisances, avaient joué un rôle aussi glorieux à certaines époques, qu'effacé dans d'autres temps.

L'heure de la réparation était enfin venue, les victimes de l'injuste arrêt de la cour de Normandie purent en appeler à une justice plus favorable. Ce qu'on ne devait pas oublier, c'est que si M. de Barentin avait pu obtenir la liberté provisoire des accusés, il n'avait pas été en son pouvoir de faire révoquer l'arrêt qui les avait frappés. Ce décret de prise de corps subsistait toujours, leurs noms étaient encore sur un registre d'infamie. A un moment solennel où les droits de l'homme étaient proclamés avec tant de puissance, ils se voyaient, malgré leur innocence, frappés de mort civile et privés de ces droits d'homme et de citoyen qui sont l'honneur de la vie.

Aussi, dès que les tribunaux de district furent constitués, Mordant et Couturier déposaient-ils une demande pour que justice pleine et entière leur fût faite.

Rien ne trahit mieux le profond changement qui s'est produit dans les esprits, que le style même de ces suppliques judiciaires, qui, en moins d'une année, ont perdu ce caractère douloureux que nous avons signalé à plusieurs reprises. Ce ne sont plus des accusés livrés à la merci d'une chambre toute-puissante, ce sont des innocents qui réclament hautement.

« Tout notre crime, disent-ils, c'est d'avoir déplu à quelques prê

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