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Avant de nous séparer des lettres manuscrites de Baduel, il est à propos d'en extraire les renseignements qu'elles contiennent sur la période peu connue qui précéda l'explosion de la Réforme dans notre pays et qui coïncide exactement avec le milieu du xvI° siècle. Ces lettres ont été écrites pour la plupart entre 1548 et 1550. Elles nous révèlent quelques noms, ignorés jusqu'ici, qui se rattachent au protestantisme, et elles jettent un jour imprévu sur quelques autres noms déjà venus au jour de l'histoire. Les personnages qui les ont portés ont été en sympathie d'idées avec le lettré dont nous avons eu l'occasion de retracer la vie. Si nous les présentons ici comme les amis de Baduel, ce n'est pas pour exagérer l'importance de notre héros en paraissant recueillir jusqu'aux moindres vestiges de sa personnalité, mais pour diriger les pas de nos lecteurs sur un chemin qui les mène sans écart du connu à l'inconnu.

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L'homme le plus important dont nous ayons à faire la connaissance est Jean de Mansancal, premier président du parlement de Toulouse, magistrat éminent, plein de dignité et d'autorité, d'une justice sévère, d'une rare intégrité de mœurs, honoré de la bienveillance particulière du roi Henri II et de son successeur. Mansancal était venu présider les Grands jours de Nimes en 1541 ct avait gagné le cœur de Baduel en assignant au collège des arts le local de l'hôpital Saint-Marc, dont l'évêché refusait de se dessaisir. Cette fermeté de la justice séculière contre l'autorité épiscopale fit sans doute pressentir au protégé de Marguerite de Navarre et de Mélanchthon que Mansancal n'était pas un ennemi bien fanatique de la réforme religieuse. Cette première impression ne fit que se confirmer dans la suite, quand Mansancal accueillit avec bienveillance les réclamations de Baduel contre Bigot, et se montra favorable aux accusés pour cause religieuse que le recteur du collège de Nîmes. osait lui recommander. Un certain Gaspard Roux, habitant d'Alais, natif de Portes, était sans doute du nombre, mais les indications rapides de nos lettres ne nous permettent pas de l'affirmer. Roux y est simplement représenté comme honnête, doux et lié à Baduel par des échanges de services.

Mais le cordonnier Morlet était bien luthérien. Une première lettre à Mansancal expose son cas avec une réserve trop nécessaire dans ces temps malheureux, mais dont Baduel put se départir peu de mois après. Cette lettre est du commencement de 1548.

« Au premier président. Le porteur de ces lignes n'est jamais revenu de Toulouse, où l'appellent fréquemment le malheur de son frère et ses propres inquiétudes, sans me remercier chaudement des recommandations que je lui donne pour vous et que vous accueillez avec tant d'obligeance. Je ne puis m'empêcher de vous témoigner moi-même toute ma gratitude pour cet accueil fait à mes lettres, accueil qui dépasse mon attente et mon mérite. Je suis heureux cependant que votre bonne opinion de mon jugement et de mon caractère soit utile au

jourd'hui aux braves gens que persécutent la méchanceté et l'injustice. Dans le nombre est bien ce cordonnier, accusé de telles fautes et attaqué par de tels moyens, qu'il ne se peut rien voir de plus indigne et de plus malheureux. Mais j'apprends que la parfaite innocence de cet infortuné et l'inqualifiable audace des méchantes femmes qui l'accusent ne font pas doute à vos yeux, et que votre admirable clairvoyance n'a pas besoin de plus longues explications. Je finirai donc, selon ma coutume, en recommandant à votre humanité cet homme malheureux et honnête. Nul ne mérite plus de bienveillance dans une cause plus juste et plus digne de toucher les cœurs. Je vous prie donc et vous supplie d'employer votre autorité souveraine à délivrer cet accusé des difficultés qui l'accablent, à le rendre à sa femme, à ses enfants dans la misère, et au travail manuel qui soutient leur existence. Je vous salue, émincnt magistrat, et suis votre très-dévoué.

» CL. BADUEL (Nîmes). »

Il est aisé de voir que cette lettre est pleine de réticences. Quelle est la cause du procès fait à Morlet, des persécutions qu'il endure? Pourquoi des femmes, une surtout, sont-elles si acharnées contre lui? Qui excite leur méchanceté ou leur fanatisme? Pourquoi cette exhortation indirecte à rechercher les vrais mobiles des accusateurs? Deux motifs retenaient la claire expression de la vérité sous la plume de Baduel : la crainte d'arrêter la bienveillance de Mansancal en disant ouvertement au premier président d'un parlement comme celui de Toulouse, qu'il s'agissait d'un procès d'hérésie, et le danger qui pouvait résulter pour Baduel lui-même de termes trop favorables à un hérétique. Les écrits restent, ils tombent même quelquefois en des mains ennemies. Baduel était d'autant plus exposé aux sévérités des tribunaux que son titre de professeur le soumettait à une stricte surveillance, et que lui-même avait à répondre vers le même temps, concurremmeni avec son beaufrère Charles Rozel, à l'accusation d'être mal sentant sur la foi. On était, ne l'oublions pas, sous le déplorable règne de Henri II

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et dans la juridiction d'un parlement qui s'était toujours montré impitoyable pour les nouveautés. Voici comment on recherchait et découvrait les suspects : « Peu après le martyre de Guill. Dalençon (6 janvier 1554), dit Félix Platter, un commissarius arriva de Toulouse et visita la ville (Montpellier) en compagnie du bailli pour rechercher les luthériens. Des criées furent faites à son de trompe, enjoignant, sous des peines sévères, de dénoncer tous les luthériens. On brûla aussi en place publique un grand nombre de Bibles et de livres théologiques imprimés pour les nôtres et trouvés chez un libraire. » Ces mesures étaient bien faites pour attiser le fanatisme des dévotes, qui n'avaient pour gagner le ciel qu'à rapporter à leurs confesseurs les propos hérétiques qu'elles avaient pu entendre, et de fait la dénonciatrice de Morlet ne se contentait. pas du supplice d'un cordonnier. Elle poursuivait un autre concitoyen de Baduel, recommandé par lui à l'archidiacre de Toulouse. Ce second accusé « parfaitement probe et doux, dit notre auteur, a été déféré à la justice par la même femme qui poursuit de sa haine violente, pour un motif semblable, le cordonnier Morlet. La méchanceté, la cruauté inouïe de la mégère doit émouvoir votre justice et votre indignation. Il est temps que l'audace de cette méchante femme soit enfin réprimée, que l'innocence et la modestie soient mises à l'abri des périls qu'elle leur suscite. » Il fallait que l'archidiacre eût un bon fonds de lutheranisme pour que Baduel osât lui écrire avec cette ouverture et qu'il fût bien sûr de la fidélité de son porteur. Car les circonstances terribles que nous venons de rappeler, devaient imposer à tous les luthériens une extrême prudence, alors surtout qu'ils écrivaient. Nous sommes donc obligés de les lire avec attention pour distinguer dans leurs écrits les traces de leurs idées religieuses. Les mots craindre Dieu, servir purement le Christ, être persécuté injustement, aimer quelqu'un d'une affection fraternelle, altendre le retour du Christ, et d'autres encore qui reviennent sans cesse dans nos lettres, étaient les mots de passe de cette

sorte de franc-maçonnerie luthérienne, et se trouvaient à la fois assez clairs pour les initiés, assez vagues pour les autres.

Ces indications expliquent suffisamment la réserve dont est empreinte la lettre de Baduel à Mansancal en faveur de Morlet. Une autre lettre, du 28 octobre 1548, put être plus explicite. Le procès d'hérésie intenté à Baduel et à Charles Rozel par Bigot n'avait pas eu de suite à Toulouse. Repris aux grands jours du Puy, en septembre 1548, il se termina cette fois par la destitution de Baduel comme principal du collège de Nîmes. Mais au moment où tout semblait compromis pour notre lettré, il se trouva que le mal était léger et l'échec sans importance. Le consulat de Nîmes garda Baduel comme professeur et ne tarda pas à lui rendre la direction du collége. Et son avocat, Jean de Téronde, qui l'avait victorieusement défendu à Toulouse, le consola de son échec du Puy par d'intéressantes révélations. En se rendant de cette ville à Toulouse, il s'arrêta à Nîmes, vit Baduel à loisir, s'entretint avec lui à demi-voix, lui fit connaître ses propres sentiments chrétiens, ceux de ses amis du parlement, qui, obligés de rendre leurs arrêts selon les lois, se réservaient d'en poursuivre l'exécution avec indulgence. Il y avait là en bon nombre des amis, des frères, de vrais disciples du Christ, attendant discrètement le jour prochain où leurs sentiments pourraient se manifester. A ces confidences de Téronde ajoutait un conseil. Pour faire échec à Bigot et briser dans ses mains l'arme que venait de lui remettre l'arrêt des grands jours, il fallait envoyer à Toulouse un délégué muni de pleins pouvoirs et presser la conclusion des procès civils et criminels que la ville soutenait contre Bigot. Ce messager serait assuré d'un accueil favorable à Toulouse, où la moitié des juges du parlement et la moitié des habitants de la ville penchaient vers la réforme.

C'est sous l'impression de ces bonnes paroles et de ces avis que Baduel écrivit sa seconde lettre au président sur Morlet: « · De Téronde, mon avocat, homme excellent et qui m'est très-dévoué, s'est arrêté longtemps à Nîmes et s'est entretenu

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