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son père et ses beaux-frères. Malgré ces attaches luthériennes et les sentiments évangéliques qui, à une époque antérieure aux troubles, les avaient nouées, Mansancal resta président au parlement, porta la parole au nom de ce corps dans le sens du parti catholique et contribua sans doute pour sa part à la destitution de trente de ses collègues, suspects d'avoir favorisé les huguenots. Il essaya du moins d'adoucir les rigueurs dont la compagnie ainsi épurée poursuivit les vaincus. De Thou écrit: « Jean de Mansancal, premier président et ennemi des troubles, étant mort, et Georges, cardinal d'Armagnac, ayant fait son entrée à Toulouse comme archevêque, on recommença à punir rigoureusement ceux qui étaient suspects. »

N'avions-nous pas raison de prendre en pitié la destinée de cet honnête et malheureux magistrat qui ne parvint pas à établir l'harmonie entre ses divers sentiments ni entre ses convictions et ses actes? Tant que la foi nouvelle lui apparut dans sa forme idéale, comme une épuration de l'ancienne Église, comme une réforme des mœurs entée sur la réforme des idées et du langage, il put l'aimer, l'accueillir dans sa conscience et à son foyer, la concilier avec ce grand sentiment de gallicanisme qui, depuis les légistes de Philippe le Bel jusqu'aux derniers jours de la monarchie, a distingué la magistrature française. Mais si Mansancal avait voulu la subordination du clergé à la puissance royale, il n'avait pas prévu ni la nécessité d'une nouvelle Église, ni la lutte violente entre celle-ci et l'ancienne, ni la prise d'armes, la guerre civile, le ravage du sol français, le sang versé à flots dans les rues de Toulouse, et quand ces horribles spectacles vinrent épouvanter ses yeux, le grave magistrat baissa la tête, s'abîma dans sa douleur, s'écria comme l'Hôpital: Excidat illa dies avo! ct expira de chagrin plutôt que de vieillesse.

Ainsi sur quatre hommes arrivés à la foi protestante avant la constitution d'une Église qui pût les accueillir dans son sein, l'un, Baduel, dut prendre le chemin de l'exil (si c'était s'exiler de se retirer à Genève); le second, Morlet, passa de longues

que

années dans les geôles et y périt peut-être; le troisième, de Téronde, eut la tête tranchée, et Mansancal, le dernier de tous, succomba à la violence de la crise morale qui déchirait sa conscience et son pays.

Ces diversités douloureuses n'épuisaient pourtant pas la variété des cas. Les idées luthériennes pouvaient avoir accès dans des esprits ouverts que ne réglaient pas des consciences assez fermes. Elles ne leur inspiraient alors ni constance ni charité chrétienne, comme un ami de Baduel eut l'occasion de l'apprendre à ses dépens. Durant son séjour à Montpellier, notre lettré avait connu René Gasne, qui devint dès lors un de ses amis les plus chers. C'était un homme instruit, partageant le double goût de Baduel pour les études et pour la foi nouvelle. Il avait épousé la nièce du célèbre évêque Guillaume Pellicier et avait été chargé de l'administration de la maison de son oncle. Un différend s'éleva entre l'évêque et son intendant, et sans raison sérieuse, du moins à nous connue, s'envenima étrangement. Sur la demande de Réné, Baduel écrivit à Pellicier une lettre éloquente, qui nous a été conservée, pour le ramener à de bons sentiments envers son neveu et sa jeune famille, maist l'évêque resta inexorable, et, selon un usage trop fréquent de cette triste époque, déféra René au parlement de Toulouse, en mêlant des accusations d'hérésie à celles que soulevait l'affaire en litige.

De là de nombreuses lettres de Baduel au premier président et à ses amis de Toulouse, pour leur recommander la cause de René Gasne. Nous traduisons celle de ces lettres qui réunit le plus de détails sur l'affaire elle-même et sur le caractère d'un prélat plus illustre qu'exactement connu. Nous la croyons du mois de novembre 1548.

« Au premier président. Je vous ai recommandé, ces dernières années, mon ami René, impliqué dans un grand procès que lui intente Pellicier, évêque de Montpellier. Ce procès s'est déroulé quelque temps dans notre ville, et un arrêt du sénéchal a donné gain de cause à René contre l'évêque. Il s'agit de

comptes à rendre dans l'administration de la maison de l'évêque. René, très-honnête et expérimenté dans ce genre d'affaires, se prête à tout et rend ses comptes, mais l'autre ne veut rien entendre et préfère tenir René dans les plus grandes difficultés.

» L'évêque a un tel caractère, il se montre si passionné et acharné, qu'il semble vouloir faire la guerre à Dieu et aux hommes. Je ne parle pas de tous ceux qui lui sont étrangers et contre lesquels il se comporte avec inimitié ou injustice; mais a-t-il un parent, un proche qu'il ne persécute de ses vexations? Les plaintes et les procès des gens de sa maison et de son service, qui ont eu toujours pour lui les meilleurs sentiments, montrent assez sa dureté et son inhumanité. Mon ami René a épousé sa nièce qui lui a donné plusieurs enfants gracieux et bien élevés. Mais au lieu de se laisser toucher et attendrir, l'évêque s'obstine tellement dans sa haine et sa fureur, qu'il viole tous les droits de l'humanité et les devoirs les plus sacrés. Il n'y a pas à espérer qu'il change dans la suite. N'ayant dans ce procès ni droit de son côté, ni motif plausible de tourmenter René à l'occasion de ses comptes, la crainte d'être battu sur ce point le fait recourir aux menaces contre son neveu et sa nièce. Il leur déclare qu'il va les dénoncer et les perdre comme hérétiques. C'est dans cette citadelle de la religion que se réfugient aujourd'hui les méchants, quand les autres moyens leur font. défaut, et à l'aide de ces accusations d'hérésie, ils se font passer pour les défenseurs et les appuis de l'Église catholique. Mais votre clairvoyance sait pénétrer ces dispositions insidieuses, ces accusations mensongères, et votre juste sévérité saura en réprimer l'audace et l'impudence. La violence et la dureté de Pellicier sont d'autant plus détestables que la douceur et l'équité de René sont connues de tous. Il n'a négligé aucun moyen d'adoucir son persécuteur. Ses amis, ses proches, d'autres évêques investis de la même autorité que Pellicier, de hauts personnages, Dieu même qu'il invoque purement, et ses larmes. et les supplications de sa femme, tout a échoué à ramener le prélat à des sentiments de concorde et d'affection. Je me suis

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offert comme pacificateur dans cette querelle, comme de moitié dans la faute de René, qui pourtant n'en a point commis. Mais l'évêque est si endurci dans sa colère et sa cruauté, si enraciné dans son esprit de chicane, qu'il dédaigne et foule aux pieds les droits et les devoirs, la piété, l'humanité et toutes nos prières. Ainsi donc, sage président, bien que je sache que vous appréciez la douceur, l'honnêteté, la délicatesse de René, et que vous êtes disposé à faire ce qui vous sera possible pour sa tranquillité et son salut, je ne puis m'empêcher de vous le recommander encore selon ma constante habitude, quand il s'agit de causes justes, et de vous témoigner mon affection pour ceux qui me sont étroitement unis. Or il n'est pas de relations plust étroites que celles que le Christ lui-même à nouées. Établies sous les plus saints auspices, nourries dans la piété, ces affections requièrent de nous le dévouement que votre sagesse cl votre religion vous font aisément comprendre. Le zèle pieux, les mœurs, la vie entière de René semblent marqués du sceau dc l'esprit de sainteté, de justice, de probité. Formée sous ces influences, notre amitié s'est fortifiée par de mutuels services et est devenue pour nous une source de joies inaltérables. Sachez donc que si j'étais moi-même impliqué dans ce procès, et qu'il y eût risque de mes intérêts ou de mon honneur, je ne mettrais pas plus de zèle à vous écrire, à me recommander moi-même ou mes enfants. Vous savez, bienveillant président, quelle harmonie de sentiments règne dans la véritable amitié, surtout l'amitié chrétienne, qui, ne laissant rien à chacun qui lui soit propre, met en commun les peines et les joies. Puis-je donc être sans sollicitude, sans crainte et sans douleur, quand je vois un tel ami, un autre moi-même en proie à de telles difficultés, et ses belles et saintes affections troublées par celui qui devait les protéger et les embellir? Apportez donc, je vous en supplie, apportez quelque soulagement à l'inquiétude qui me dévore, ou plutôt assurez mon propre salut et mon honneur. Faites que René, bientôt délivré de ses misères, soit rendu à la possession de lui-même et à ses nobles études. Vous pouvez compter que

nous serons toujours pleinement disposés à vous servir en toutes choses, et à faire tout ce qui pourra contribuer à votre dignité et à votre gloire.

» Adieu. Votre bien affectionné.

>> BADUEL. >>

Les autres lettres de Baduel contiennent de touchants détails sur l'intimité chrétienne des deux amis. Leurs familles partageaient leur affection réciproque et leur piété commune. Tout leur était prétexte à se visiter, à séjourner l'un chez l'autre. René trouvant les raisins secs appropriés à l'état de santé de Baduel, lui en faisait des envois. Était-il en séjour chez son ami un jour de congé, il passait dans son cabinet, assis sur son lit, la matinée entière, et ne parlait que de la douceur d'unc foi vivante pleine d'espérance et de consolation; et si Baduel, fidèle à ses habitudes d'écrire, envoyait à un ami commun quelques mots de souvenir, René, qui ne pouvait se taire, chantait à demivoix les psaumes de David. Il n'y a qu'un réveil de la vie chrétienne qui puisse produire de tels exemples de sainte et joyeuse amitié.

Quel contraste fait avec ce riant tableau le fanatisme à froid de l'évêque Pellicier! Étrange destinée que celle de ce prélat ! Savant, lettré, travailleur infatigable,négociateur habile, chargé par François Ier de recueillir en Italie des manuscrits grecs dont il s'attribuait la meilleure part, il fut, en récompense de ses services, appelé à l'évêché de Maguelonne et Montpellier. Il y apporta un esprit et des mœurs également libres. Accusateur de son neveu qu'il stigmatisait des noms de luthérien, hérétique, schismatique, il fut peu d'années plus tard, en 1552, emprisonné luimême à Beaucaire, sous la même accusation, et menacé de pis. En 1553, revenu à une orthodoxie plus stricte, il présida à la dégradation sacerdotale de Guillaume Dalençon et aux préliminaires de son supplice qui devaient réveiller en lui des souvenirs aussi pénibles que récents. Mais ses oscillations entre le catholicisme et la Réforme n'étaient pas terminées. Quand dix-sept

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