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Papon, « personne d'un grand mérite », au dire d'Antoine Court, et composée de 60 personnes, s'embarqua à Yverdon le 25 juillet. Toute la troupe arriva dans cette ville « le 24 au soir sans aucune mauvaise rencontre, dit une relation du temps; les femmes, les enfants et le bagage sur trois chariots, et. les hommes à pied. Une famille était restée en arrière à cause du vent contraire. Elle marcha toute la nuit du 24 au 25 pour joindre les autres. Leur chariot se renversa. Celui qui le conduisait fut blessé en deux ou trois endroits, et um enfant eut la cuisse cassée. Deux nuits auparavant, le chef de cette famille avait eu le malheur de tomber du bateau dans le lac [Léman]; mais le bateau était à l'encre et l'on s'aperçut qu'il manquait. On le chercha avec des perches, car il s'enfonçait déjà et on eut le bonheur de le repêcher. »

Le 25 juillet était un jour de fête pour l'État de Berne, auquel ressortissait à cette époque le pays de Vaud. On célébrait, à ce que nous croyons, l'anniversaire de la victoire de Vilmerguen, remportée par les troupes bernoises sur les cinq cantons catholiques de la Suisse en 1712 (1), et un service religieux devait consacrer le souvenir d'un événement qui avait assuré l'indépendance de la patrie. On offrit la chaire à Antoine Court, qui avait accompagné cette seconde troupe comme la première. « Ce ministre, dit la relation que nous suivons et qui a été écrite par Court lui-même (2), ce ministre, quoique accablé d'une multitude d'affaires et d'arrangements à prendre, crut devoir l'accepter pour faire connaître aux habitants de cette ville fortunée la vive reconnaissance dont il était pénétré pour tout ce qu'ils avaient fait en faveur de ces fugitifs. Il s'étendit sur la confiance qu'on devait avoir en l'Éternel et prouva sa thèse par la victoire dont on célébrait l'anniversaire. Pour en faire connaître tout le prix, il opposa l'état où se trouvaient les habitants de ces contrées à celui où ils se seraient trouvés s'ils ne

(1) Crottet, Hist. et annales de la ville d'Yverdon, Yverdon, 1859, in-8°. (2) Correspondance des deux Chiron, no 28 (juillet 1752). (Arch. Sérusclat, d'Etoile:)

l'eussent pas gagnée : état qui, par rapport à la liberté de conscience, eût peut-être été aussi triste que celui de ceux auxquels ils tendaient une main secourable. Il dépeignit cet état; il fit un tableau.de leur esclavage et de leur misère, et il le fit avec force; il émut, il toucha; tous pleuraient, tous fondaient en larmes, surtout lorsqu'il adressait la parole à ces infortunés qu'on avait fait placer tous ensemble, et qu'il portait en leur nom des paroles de gratitude et de reconnaissance.

« Représentez-vous, disait ce ministre aux habitants d'Yverdon, un peuple qu'on opprime dans sa naissance, dans sa vie et à l'heure de la mort; à qui il n'est permis ni de naître, ni de vivre, ni de mourir dans la religion qu'il croit la seule véritable; qui court de désert en désert, d'une montagne à l'autre, pour chercher une manne dont Dieu lui a prescrit l'usage, mais que la violence lui interdit et dont son âme cependant meurt de langueur et de faim. Représentez-vous un peuple qui vit sans cesse dans les agitations et dans les alarmes, qui gémit sous une persécution qui atteint déjà par sa durée la plus longue et la plus affreuse captivité dont nos saints livres aient parlé; sous une multitude innombrable d'édits tous plus sévères les uns que les autres, obtenus contre leurs biens, contre leurs personnes, contre leur liberté, et cela sans que les années entassées, sans qu'une soumission, une patience et une fidélité, qui n'eurent jamais de semblables, y apportent le moindre adoucissement. Représentez-vous un peuple pour lequel il n'y a point d'accès à la clémence, qui est livré à la merci de quiconque veut lui nuire; de qui on ravit les biens par des confiscations ou des amendes arbitraires, qui, revenant tous les jours, le réduisent bientôt à la misère; de qui on enlève les enfants pour en faire autant de victimes dévouées à la superstition, qu'on enferme dans des lieux inaccessibles pour les pèrès, et sans que les cris des enfants et les larmes des mères soient capables d'attendrir ni d'émouvoir! Représentez-vous un peuple sur qui est suspendu un glaive toujours menaçant, qui ne trouve la sûreté nulle part et dont aucun des membres ne peut s'assurer le matin de se

voir en liberté le soir, ni le soir de ne pas être enlevé dans la nuit, livré tout de suite à toutes les horreurs des cachots et å toute la fureur des bourreaux, et à qui, pour comble d'infortune, la fuite, cette ressource indiquée par Jésus-Christ comme le remède aux plus violentes persécutions, est interdite, et à laquelle il ne peut avoir recours qu'au risque de la liberté et par la perte de tout ce qu'il possède au monde ! Fut-il jamais un état plus déplorable, et fut-il jamais de moyen plus efficace pour vous faire sentir le prix de cette précieuse liberté dont vous jouissez, heureux et tranquilles habitants de ces climats. fortunés, et que vous assurèrent les victoires dont cette journée rappelle le souvenir? >>

Notre prédicateur ayant ensuite dit qu'on devait se souvenir des avantages qu'on avait remportés sur ses ennemis, non pour les insulter, mais pour rendre grâce à Dieu, ajouta :

« C'est à de telles actions qu'est destinée cette journée. Que la mémoire d'un événement qui nous a assurés d'une manière si marquée des protections divines nous remplisse de reconnaissance, et nous engage à imiter cette main généreuse qui nous a si puissamment secourus, par notre bienveillance à l'égard des autres hommes, par notre empressement à prendre la défense de la veuve et de l'orphelin, par notre libéralité à soulager les pauvres.

» Ici, ajouta-t-il, une charité digne à jamais de plus grands éloges a prévenu toutes mes semonces; elle s'est signalée en faveur d'un ordre de gens bien propres, à la vérité, à émouvoir la commisération chrétienne. Magistrats, citoyens, habitants, tout s'est distingué, et, par une émulation digne des siècles apostoliques, tout a donné, tout a répondu. Quels sujets d'actions de grâces et de reconnaissance! Mon cœur en est pénétré de la joie la plus vive et ma voix, comme un faible, mais fidèle écho, répète celle de ces illustres malheureux et de tous ceux qui les dirigent dans leur marche. Puisse cette ville, puisse les sages magistrats qui la gouvernent, puisse l'Église qu'elle compose et les pasteurs qui l'instruisent, être à jamais l'objet des protections

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divines et ceux d'une rémunération promise par le Fils de Dieu lui-même! »

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Et s'adressant aux dignes objets de cette commisération : « Puissiez-vous, leur dit-il, mes très-chers frères, que la violence vient d'arracher du sein de vos foyers, trouver partout, comme vous avez trouvé dans cette ville et dans celle que vous venez de quitter (Lausanne), des amis, des protecteurs qui vous accueillent comme ceux-ci l'ont fait; qui vous fassent oublier une patrie ingrate, qui adoucissent les peines de votre exil et qui le soulagent! Mais puissiez-vous vous en rendre dignes par une conduite qui édifie également le ciel et la terre! Allez, comme des flambeaux, porter en tout lieu la lumière de vos bonnes œuvres et celle de vos sacrifices; mais n'oubliez point celui de vos passions, sans lequel tous les autres ne tourneraient qu'à votre condamnation. >>

A l'issue de cette prédication émouvante, inspirée par l'éloquence du cœur, on recueillit aux portes du temple 600 florins, qui, réunis à une somme à peu près égale collectée dans la ville, furent donnés aux émigrants, logés et nourris pour la plupart, la veille et le jour même de leur départ, aux frais du premier magistrat de la ville. Quand toute la troupe fut embarquée, Antoine Court se rendit au milieu d'eux et leur adressa derechef « des paroles d'exhortation et de consolation, qui donnèrent encore lieu à des scènes bien attendrissantes. » Les ma*telots déployèrent les voiles, et la barque gagna le large à une heure de l'après-midi par un temps des plus favorables.

« Cette seconde troupe d'émigrants, dit encore Antoine Court résumant en quelques mots les événements et les impressions de cette émouvante journée, cette seconde troupe s'est embarquée à la vue d'une multitude de personnes de tout ordre et de tout sexe qui prenait part à ses malheurs et qui, touchée d'une compassion véritablement chrétienne, cherchait non-seulement à consoler les infortunés par des discours tendres et compatissants, mais aussi à soulager par des secours charitables et abondants la misère dans laquelle venait de les jeter l'amour et l'at

tachement à leur religion. Je l'ai vu, ce spectacle attendrissant. Un peuple entier qui accompagne de ses vœux, de ses secours et de ses larmes des fidèles qui ont tout abandonné et qui s'exposent à des voyages longs et pénibles et à tout ce que la misère a de plus fâcheux pour professer leur religion; ceux-ci qui fondent en larmes à cette séparation, qui ne trouvent aucun terme pour représenter toute l'étendue de leur reconnaissance, qui veulent parler, mais dont la voix, entrecoupée de soupirs, ne peut se faire entendre. L'empressement est tel que, quoiqu'on ait demeuré près de cinq heures exposé à toutes les ardeurs du soleil, on monte encore avec eux sur leur barque, on les y veut voir ranger et les recommander à leur pilote; grand nombre, ne pouvant trouver place sur une barque déjà si chargée que les bateliers craignent que leur pontonage ne s'enfonce sous le poids de la multitude, veulent au moins avoir la satisfaction d'accompagner cette barque le long du rivage, et profiter aussi longtemps qu'il leur est possible de l'agréable. mélodie que font entendre ces émigrants, qui s'empressent de rendre grâce à Dieu de toutes les faveurs dont il adoucit leurs. infortunes, et s'écrient avec le psalmiste

Dieu me conduit par sa bonté suprême;

C'est mon berger qui me garde et qui m'aime;
Rien ne me manque en ses gras pâturages,
Des clairs ruisseaux je suis les verts rivages,

Et sous l'abri de son nom adorable,

Ma route est sûre et mon repos durable.

(Psaume XXIII.)

et un

>> Dieu veuille continuer, dit en terminant Antoine Court, à favoriser cette troupe d'élite et bénir ceux qui, comme les heureux habitants d'Yverdon, déployèrent en leur faveur tous les trésors de la commisération et de la charité chrétienne. »

EUGÈNE ARNaud.

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