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Monseigneur, je prie nostre bon Dieu et Père qu'en vous multipliant ses grâces, il vous conserve, conseille et fortifie par sa sainte et divine protection. De Genève, ce 27 de juin 1568.

Copic. Bibl. de Genève, vol. XVII.

RÉCIT DE LA CAPTIVITÉ DE JEANNE FAISSES

ET DE SON ARRIVÉE A LAUSANNE,

le 28 avril 1687.

Les pages suivantes sont extraites d'un touchant mémoire intitulé : la Fin heureuse de Jeanne Faisses, détenue pour la religion et ensuite délivrée, réfugiée et morte en Suisse, à Chavòrnay, le 14 juin 1688. (Collection Court, no 43). Nous donnerons un jour le récit de cette mort, une des pages les plus édifiantes de l'histoire du Refuge, nous bornant aujourd'hui au narré de la fuite de Jeanne Faisses rejoignant, après treize mois de captivité, son frère aîné Pierre Faisses qui l'avait précédée sur la terre étrangère. On a des mémoires fort intéressants de ce dernier, qui devint instituteur à Saint-Saphorin, dans le pays de Vaud. La famille Faisses était originaire de Sainte-Croix de Caderles, dans les Cévennes.

C'est par un vigoureux tableau des maux enfantés par la révocation de l'Edit de Nantes que commence notre récit :

Toute l'Europe a été témoin des désolations que le malheureux effet de la fureur du clergé a causé en général au royaume et en particulier aux pauvres fidelles de la Religion contre lesquels l'enfer a vomi tout ce qu'il peut avoir d'affreux et d'épouvantable, et sans outrer les choses, ce petit échantillon peut assez faire voir jusques où est allée sa cruauté; car que peut-on imaginer de pis que de semblables horreurs?

Employer plus de cent mille soldats pour missionnaires profez à tourmenter tout le monde, entrer dans les villes et dans les bourgs les armes à la main, et crier : tue! tue! ou à la messe! manger, dévorer et détruire toute la substance d'un peuple innocent; boire le vin à se gorger et répandre le reste; donner la viande aux chiens et aux chats; la fouler aux pieds et la jeter à la rue; donner le pain et le blé aux pourceaux et aux chevaux; vendre les meubles des maisons; tuer et vendre les bestiaux; brûler les choses combustibles; rompre les meubles, portes et fenêtres; descendre et abîmer les toits; rompre, démolir et brûler les maisons; battre et assommer les gens; les enfler avec des soufflets jusqu'à les faire crever; leur faire avaler

de l'eau sans mesure avec un entonnoir; les faire étouffer à la fumée; les faire geler dans l'eau de puits; leur arracher les cheveux de la tête et les poils de la barbe avec des pincettes; leur arracher les ongles avec des tenailles; larder leur corps avec des épingles; les pendre par les cheveux, par les aisselles, par les pieds et par le col; les attacher au pied d'un arbre et puis les y tuer; les faire rôtir au feu comme la viande à la broche; leur jeter de la graisse flamboyante sur le corps tout nu; faire dégoutter des chandelles ardentes sur leurs yeux; les jeter dans le feu; les empêcher nuit et jour de dormir; battre des chaudrons sur leur tête jusques à leur faire perdre le sens; les déchasser de leurs maisons à coups de bâton; les rattraper, les traîner dans les prisons, dans les cachots, dans la boue, dans la fiente; les y faire mourir de faim après s'être dévoré les doigts de la main;, les traîner à l'Amérique, aux galères, aux gibets, aux échaffauds, aux roues et aux flammes; violer filles et femmes aux yeux des pères et des maris attachés et garottés; déterrer les corps morts, les trafner par les rues, leur fendre le ventre; leur arracher les entrailles, les jeter dans les eaux, aux voiries; les exposer aux chemins publics, les faire dévorer aux bêtes sauvages, etc.; tout cela et mille autres choses de cette nature sont des témoignages terribles du zèle inconsidéré de ceux qui persécutent les enfants de Dieu sous prétexte de lui rendre service. Plusieurs fidelles de tout sexe et de tout âge tentèrent le moyen de sortir de cet enfer pour aller en pays de liberté, où ils pussent parmi leurs frères de Suisse, d'Allemagne, de Hollande, d'Angleterre, faire une libre profession de la vérité qu'ils préféroient à leur pays, à leur bien, à leur repos et à leur vie.

Jeanne Faisses, à laquelle Dieu avoit donné la connoissance de la vérité par FÉcriture sainte, se résolut d'y persévérer jusques à la fin, quoiqu'il lui en deut arriver, avec Pierre Faisses son aîné, et Laroche Faisses son cadet, dont Dieu favorisa la sortie au mois de juin 1686, et auxquels il avoit préparé une condition pour gagner leur vie dans un beau village, au païs de Vaud, dans le canton de Berne, à quatre heures de Lausanne. Ils ne purent pas à leur sortie prendre leur sœur avec eux, comme ils l'avoient projetté, à cause d'une condamnation à mort que la persécution avoit donné contre P. Faisses, son aimé, en qui elle se confioit beaucoup et qu'elle avoit toujours beaucoup considéré. Elle voulut le suivre sur les lettres qu'il lui avoit écrit à

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son heureuse arrivée à Genève, et pour cet effet elle partit de Nîmes avec sa chère sœur d'amitié, demoiselle Olimpe Fillion, avec qui elle avoit vécu depuis environ cinq ans dans une étroite amitié qui n'a fini que par la mort, qui sépare les plus étroites et les plus saintes unions, et qui rompt les liens les plus indissolubles.

Leur départ fut environ le 10 septembre 1686, et [elles] arrivèrent à Lion environ huit jours après (1), où il leur fallut attendre avec beaucoup d'autres l'occasion d'un guide qui étoient difficiles à trouver, d'autant que les défenses rigoureuses et les peines corporelles ordonnées contre eux, rendoient la sortie difficile; de sorte qu'enfin dix personnes de cette bande furent obligées de consigner pour ce guide cent dix écus blancs. Cette difficulté et attente de guides fit que Jeanne Faisses écrivit de Lion à son frère, le lundi 19 septembre, pour qu'il lui envoyât un guide de Genève où elle le croyoit encore, parce qu'il y avoit demeuré deux mois. Mais alors il s'en trouva éloigné de quatorze lieues, et ne reçut cette lettre que le 12 octobre. Cependant cette petite troupe voulut partir de Lion sous la conduite de ce guide, environ le 25 de septembre, et marchant de nuit, demeurant le jour cachée dans les bois, jusques au lundi au soir 30 du dit mois, que se trouvant à un lieu nommé Port, près de Nantua, à une journée de Genève, le guide craignant d'être découvert, leur indiqua quelque détour près du village, et se tint à l'écart. Mais les hommes de cette troupe n'ayant pas bien compris le détour du guide, se fourrèrent dans ce village, et les habitants n'étant pas encore couchés, eurent bientôt enveloppé ces pauvres agneaux, qui ne savoient, ni chemin, ni sentier, si bien qu'en fuyant, quelques-uns de la troupe, pour éviter leur prise, pensèrent se jeter dans un lac qui borde le village, et n'eût été la crainte de perdre leurs âmes, ils auroient préféré la mort à leur prise.

Ayant donc couché à Port, le lendemain mardi, on les conduisit à Nantua où on informa contre eux, et y restèrent prisonnières jusqu'au lundi 28 octobre, sous Laforet, concierge assez humain et sa femme aussi. On n'y fut pas trop mal, à cause qu'on recevoit beaucoup d'honnêtetés des catholiques du lieu qui leur donnoient du bois, du jardinage, du beurre, du linge et d'autres choses. Les passants de

(1) En marge: Elles allèrent coucher à Bagnols chez M. le Cabiac, chirurgien, les cabarets élant remplis de soldats. Le lendemain clles se mirent dans le coche d'Avignon à 6 fr. par tête.

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Lion à Genève dont le chemin est devant la prison, faisoient des charités considérables, jusques à des escus blancs et des louis d'or. Mais les trois sols par jour que le Roy leur donnoit au commencement ayant été réduits à deux sols, ils ne pouvoient pass'empêcher de souffrir la faim, et le nombre des 24 prisonniers qui n'avoient guères de linge, ne put qu'engendrer une grande quantité de poux qui redoubloit l'incommodité de leur prison. Ledit jour 28 octobre on conduisit les vingt-quatre à Bellay pour être jugés par le bailliage, les hommes étant garottés, desquels se sauva heureusement en chemin un guide non reconnu pour tel. Le mardi au soir arrivant à Bellay, on les enferma dans la prison sous un infame geolier nommé Bernard, et sa femme aussi cruelle que lui. Il les faisoit mourir de faim, gardant pour soi-même les charités qu'on leur envoyoit, vendant le pain du Roy qui leur étoit destiné, et s'en approprioit une partie de l'argent, et de l'autre partie leur donnoit du pain des chiens et de l'eau. Les pauvres hommes n'en avoient qu'une livre et demi par jour. Il les enfermoit le soir à bonne heure dans un cachot plein de poux, et ne leur ouvroit la porte le lendemain qu'à 9 ou 10 heures quand il avoit le ventre plein. Ils n'avoient qu'un peu de paille pour coucher dessus. A l'arrivée de ces misérables il les jettoit d'un coup de pied dans la prison leur disant: Où diable allois-tu, tison d'enfer! Allois-tu chercher le Diable à Genève, comme s'il n'étoit pas chez toi? Il jetoit des seaux d'eau sur la tête des pauvres filles et femmes. Ses plus doux compliments étoient de les nommer diable de chien, diable de Calvin, tison d'enfer, emplâtre, guenilles...

Ces mauvais traitemens firent prendre la résolution à la plupart des quatre-vingt prisonniers d'enfermer un soir le geolier et sa bande, et de se sauver par le moyen de cinq guides que l'on avoit préparé. En effet on le saisit et sa femme aussi; on les enferma, et on prit chacun ce qui étoit à soi en présence d'une parente de la maison que l'on rendit témoin de tout afin qu'on ne put les accuser de larcin. Après avoir tout fait, on l'enferma aussi. Mais parce qu'il n'étoit pas assez tard, le monde n'étant pas encore couché, et qu'au lieu de faire le tout prudemment, les uns commencèrent à sauter par les fenêtres, ce qui épouvanta les guides qui les accompagnoient, si bien qu'ils s'enfuirent, et le tout alla tellement en désordre que les habitans se levèrent au bruit, on sonna le toxin. Ils coururent après, coupèrent les cordes des bateaux qui les attendoient et rattrapèrent

tous ces pauvres misérables, excepté sept ou huit qui passèren outre et dont on n'a sceu des nouvelles, hormis d'un certain... (1), du Languedoc, qu'on croit avoir été tué par les habitans à la suite. Les rattrapés étant ramenés furent ensuite mieux traittés par les soins de MM. les magistrats qui rioient à plaisir de l'entreprise.

Peut-être ne seroit-il pas hors de propos de remarquer ici un accident qui, entre plusieurs autres, fait voir les dangers auxquels ont été exposés ceux qui ont voulu sauver leur âme par la fuite, el la Providence divine en la découverte des assassinats qu'on a exercé contre eux. Entre plusieurs faits de cette nature nos prisonniers ont été témoins de celui-cy. Un guide de ces quartiers là étant allé prendre à Lion une demoiselle avec ses deux filles pour les conduire à Genève, monta la mère à cheval, étant trop âgée et infirme pour faire à pied. un si long voyage, et l'ayant conduite jusqu'à ce qu'il eût passé sa demeure, il pressa le cheval et lui fit prendre un sentier écarté dans un bois pendant que ses deux filles à pied ne purent le suivre ; les ayant perdus de vue dans l'obscurité de la nuit, elles tinrent au hazard le chemin de Genève, où étant arrivées elles ne purent apprendre aucune nouvelle de leur pauvre mère qui doit avoir été as- . sassinée par son malheureux guide, après lui avoir enlevé l'argent qu'elle portoit; qui après cette détestable action, s'en alla heurter à la porte de sa maison, et sa femme lui ayant ouvert, il lui dit qu'ils avoient à présent de l'argent pour payer leurs debtes; ce qu'un petit enfant couché qu'on croyoit endormi écoutoit sans rien dire, et dit le lendemain matin à d'autres de ses voisins. Le cadavre de cette Demllc fut trouvé pendant par ses habits à des buissons d'un precipice, et lui soubçonné sur le babil de son enfant, fut mis en prison. Cependant ces pauvres filles envoyèrent un homme de Genève à Bellay pour apprendre des nouvelles de leur mère qu'il apprit être morte et l'assassin en prison, sans pouvoir être convaincu, jusqu'à ce que la Providence permit qu'un homme qui avoit aidé à cette pauvre femme à monter à Lion sur le cheval du guide, fut pris en voulant se réfugier à Genève, et étant mis dans la prison de Bellay, y trouva cet abominable qu'il reconnut, accusa, et déposa contre lui devant la justice qui le condamna enfin à souffrir la peine de son crime.

Enfin, après que nos pauvres prisonniers eurent beaucoup souffert dans les prisons de Bellay, on en sortit trente-quatre, le jeudi 19 dé(1) Mot en blanc dans la relation.

XXVI. 30

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