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paralysé par la frayeur. Il ne cessait de crier et de se lamenter de ce qu'il avait été assez insensé pour se laisser persuader de nous prendre dans son bateau. C'était, du reste, un ancien protestant, de même que son fils, qui était avec lui. Ils avaient abjuré par crainte de la persécution, et ils savaient bien qu'ils n'encourraient pas moins que la corde, s'ils étaient surpris aidant des protestants à opérer leur évasion.

Je puis dire en vérité que la prière a été ma suprême ressource en présence de toutes les difficultés que j'ai rencontrées durant ma vie. C'est à elle que j'eus recours dans cette douloureuse situation, et je me sentis rassuré par la persuasion que Dieu ne voudrait pas nous voir tomber entre les mains de ses ennemis et des nôtres, mais qu'il nous ouvrirait une voie de salut.

Sur cela, j'eus tout à coup l'idée d'une ruse qui, grâce à Dieu, devait réussir et assurer notre délivrance. Remarquant que le vent était propice pour La Rochelle et contraire à La Tremblade, je dis au batelier :

Couvrez-nous tous dans le fond du bateau avec une vieille toile; puis hissez votre voile et allez droit à la frégate, en feignant de faire effort pour vous rendre à La Tremblade. Si les hommes de son équipage vous hèlent, vous direz que vous êtes de La Rochelle et que vous allez à La Tremblade. Vous pourrez, votre fils et vous, en contrefaisant l'ivresse et en roulant dans le bateau, vous arranger de manière à laisser tomber la voile trois fois, comme par hasard, et à nous faire ainsi reconnaître du capitaine anglais.

Mon batelier ne trouva pas ce conseil trop mauvais. Sans perdre un instant, il leva l'ancre et fut bientôt à une portée de pistolet de la frégate. Comme je m'y étais attendu, celle-ci le héla et lui demanda d'où il venait, où il allait et ce qu'il avait à bord, questions auxquelles le brave homme répondit exactement comme je lui avais dit.

:

— Mais dans quel but aviez-vous jeté l'ancre? lui dit-on. J'espérais, répondit-il, que le vent changerait et que je

pourrais aller vers La Tremblade; mais il est encore trop fort pour moi.

A ce moment même, son fils se laissa tomber dans le bateau et lâcha la voile, qui tomba également. Son père alors quitta le gouvernail, et, au lieu de hisser de nouveau la voile, prit un bout de corde pour châtier son fils; mais il avait bien soin de ne frapper que le bois, sur lequel, du reste, ses rudes coups faisaient un grand bruit. Le fils poussait des cris épouvantables, si bien que les hommes de la frégate menacèrent le père de descendre et d'aller lui infliger le même traitement, s'il ne se montrait pas un peu plus patient envers son fils. A quoi il répondit, pour s'excuser, que son fils était soûl comme un pourceau. Cependant il lui ordonna de hausser de nouveau la voile, et il alla reprendre son poste au gouvernail. Le fils obéit, mais laissa retomber la voile une seconde fois, et puis une troisième, exécutant fort bien la manœuvre convenue; de sorte que, sans éveiller les soupçons des officiers de la frégate, nous trouvâmes le moyen de faire savoir au capitaine anglais que c'était nous qui nous trouvions là et qui attendions dans ce bateau.

Quant à ces officiers, qui nous auraient si mal traités s'ils nous avaient découverts, ils se montrèrent pleins de sollicitude envers le batelier; et dans la crainte qu'il ne lui arrivât quelque accident, ils lui crièrent de ne pas songer à se rendre à La Tremblade: la nuit approchait, le vent était contraire; il courrait, lui dirent-ils, à une perte inévitable. Ils lui conseillèrent, au contraire, de retourner à La Rochelle, tant que le vent était propice; et je vous laisse à penser si ce conseil répondait à notre désir. Nous changeâmes donc immédiatement de direction: le bateau vira pour aller vent arrière, et nous dîmes adieu à la frégate du fond de nos cœurs, et aussi du fond de notre bateau, car nous y restâmes soigneusement recouverts, sans oser encore montrer le bout du nez.

Cependant le navire anglais avait répondu à notre signal, tout en commençant à gagner la haute mer, et nous n'osions pas nous mettre à sa suite, par crainte de la frégate qui était encore à

l'ancre non loin de nous. Nous attendîmes donc que le jour tombât. Alors le batelier fut d'avis qu'il fallait tenter l'aventure avant qu'il fit entièrement obscur, pour ne pas nous exposer à être engloutis par les vagues. Nous changeâmes donc une fois encore de direction, et la manœuvre était à peine terminée, que nous vîmes la frégate lever l'ancre et mettre à la voile. Notre première pensée fut naturellement qu'elle avait remarqué notre mouvement et qu'elle se préparait à nous poursuivre. Sur quoi, la mort dans l'âme, nous mîmes de nouveau le cap sur La Rochelle. Nous aurions tous mieux aimé perdre la vie à l'instant que de nous voir découverts et saisis, car nous avions la conscience de notre faiblesse et nous craignions que la persécution ne triomphât de notre constance.

Mais notre anxiété fut de courte durée. Au bout de quelques minutes, nous pûmes voir distinctement la frégate voguer dans la direction de Rochefort; et nous, de notre côté, nous virâmes encore de bord, et nous nous dirigeâmes vers le vaisseau anglais, qui ralentit sa marche pour nous permettre de l'atteindre. Nous le rejoignîmes, en effet, et nous montâmes à son bord sans avoir encore perdu de vue la frégate.

Quelle journée mémorable et à jamais bénie que celle-là! Nous échappions enfin à de bien cruels ennemis, moins à redouter encore pour le pouvoir qu'ils avaient de tuer le corps, que pour l'énergie avec laquelle ils travaillaient à perdre les âmes de leurs victimes, sous prétexte de les sauver.

Que Dieu soit béni pour la multitude des bienfaits et des joies qu'il répandit ainsi sur mon existence ! Il me permit dans cette circonstance d'emmener en Angleterre la chère jeune personne que j'aimais mieux que moi-même. Quant à elle, c'est spontanément et bien volontiers qu'elle quitta parents, amis, fortune, pour devenir ma compagne dans la pauvreté sur une terre étrangère, où du moins nous devions servir Dieu, selon que notre conscience nous le commandait. Notre adorable Sauveur a promis à ceux qui laissent tout pour le suivre de leur donner cent fois autant, même dès la vie présente. J'affirme, d'après les

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expériences que nous avons faites, l'entière vérité de cette promesse. Nous n'avons jamais manqué de rien : non-seulement le nécessaire nous a toujours été donné, mais nous avons même joui souvent du luxe et du confort. Du reste, il est évident qu'il ne faut pas mesurer le bonheur à l'abondance des biens que l'on possède, mais à la jouissance qu'on en retire; et c'est dans ce sens que vous devez me comprendre, lorsque je dis que la promesse du centuple, faite par l'Évangile, s'est accomplie à notre égard. En effet, nous avons goûté infiniment plus de joie et de bonheur d'avoir abandonné nos biens pour la gloire de Dieu, que n'en ont pu avoir ceux qui en ont pris possession à notre détriment.

Je reviens à mon récit. Les vents nous furent contraires, et le voyage dura onze jours. Nous souffrîmes un peu du défaut de provisions suffisantes, du manque d'eau en particulier; mais nous ne pouvions aborder aucun port français pour nous en procurer. Enfin le 1er décembre 1685, nous touchâmes la terre d'Angleterre. Le vaisseau nous déposa à Appledore, petite ville située sur le canal de Bristol, un peu au-dessous de l'embouchure de la Tow, rivière sur laquelle, en remontant, nous trouvâmes Barnstaple.

Après que j'eus payé le prix du voyage pour les douze passagers que nous étions, il ne me resta plus que vingt pistoles en or. Mais Dieu ne nous avait pas protégés et conduits au port pour nous y laisser périr de faim. Les braves habitants de Barnstaple se montrèrent pleins de sympathie pour nous : ils nous reçurent dans leurs maisons et nous traitèrent avec la plus grande bienveillance. C'est ainsi que Dieu nous donna des pères, des mères, des frères et des sœurs, sur cette terre étrangère.

DOCUMENTS INÉDITS ET ORIGINAUX

LA SAINT-BARTHÉLEMY

RÉFUTATION D'UNE CALOMNIE PAR UN ÉCRIT CONTEMPORAIN.

...On a voulu mettre en avant cette prétendue conspiration du mois d'août passée de tuer le Roy, ses frères, les roines, le Roy de Navarre et tous les Princes. Mais à qui la pourront-ils jamais persuader? Qu'on produise les preuves et témoignages: qu'on examine tout ce qui peut servir à vérifier un fait, les conjectures du temps, du lieu, des personnes, de leurs façons et déportements. Ce sont gentils hommes François qui avoyent employé toute leur vie au service du Roy en ses guerres, et en ces troubles toujours fait paraître une telle intégrité envers luy qu'ils n'ont jamais failli de se submettre à toutes conditions et autant de fois qu'on a voulu plustôt que d'être trouvez laisser aucune tasche sur leur honneur d'avoir voulu rien troubler.

Ils prisent tellement la bonne grace et faveur du Roy que pour en avoir lors quelque meilleur usage, ils se persuadoyent en leur simplicité d'avoir attaint le comble de tous leurs désirs. Sont affectionnés à la paix de telle façon qu'ils aiment mieux remettre leurs seuretés avant le temps entre les mains de leurs ennemis, que d'estre veus donner aucune suspition de vouloir jamais retourner à la guerre. Poursuyvent tous moyens d'une ferme réunion mesme ce mariage qui devoit estre la cause de tous leurs malheurs.

Ils sont là venus en une ville plaine d'un peuple le plus ennemi de leur nom et le plus à la dévotion de leurs ennemis, un peuple d'une multitude infinie, ayant ses armes et tous les moyens de nuire. Et sont là sans armes, espars çà et là, par la ville, marchant en si petite compagnie et suite et si peu de défense, qu'un chacun les jugeoit trop témérairement appeler le mal qui leur est advenu.

Il y a si peu de défiance qu'ils se laissent mener et disposer par les quartiers de la ville en tel lieu et en tel nombre qu'il sembloit à

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