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En quelle année aurait eu lieu son supplice?

Les dates varient beaucoup. Jean de Sainte-Barbe le place en 1556 ou 1557, et un annotateur a écrit en marge: 1568. Pierre de Navarre a adopté cette dernière date qui est évidemment fautive, puisqu'elle reporterait le supplice à une époque postérieure à la prise de Valenciennes par Sainte-Aldegontle - Noircarmes, lieutenant de Philippe II (1). Crespin, beaucoup plus exact, reste néanmoins dans le vague: Ainsi il fait mourir Michielle de Caignoncle avec Gillot Vivier et les deux Lefebvre, et il fixe le supplice de ces trois derniers à l'année 1551.

Suivant moi, toutes ces indications sont inexactes. Michelle a dû être suppliciée en 1549 et vraisemblablement le 2 avril.

Voici comment je suis amené à adopter cette date :

Le compte de confiscation, dont je transcrirai tout à l'heure des extraits, indique que la vente des biens confisqués sur Michelle (le recours) eut lieu le 25 août 1550 à la requête du prévôt-le-comte, officier du prince, chargé, à Valenciennes, de la puissance exécutive. Or, étant données les lenteurs de la justice à cette époque, l'exécution devait remonter à plus d'un an; et, en effet, dans le même compte, je trouve cité un autre recours du 12 mai 1549 qui me paraît s'appliquer à une rente héritière dépendant de la succession de Michelle. Quant à l'autre date du 2 avril, je l'induis du passage suivant tiré de Pierre de Navarre: Mort de Michelle Madraye, femme à Pierre Locrel, et de trois autres, le 2me avril 1568. Cette date de 1568 est fautive, je l'ai démontré, mais cette autre date du 2 avril n'est pas indifférente. Navarre, qui a copié Jean de Sainte-Barbe, ne l'a pas inventée. Je pense, au contraire, qu'au commencement du xviro siècle, il existait une tradition locale relativement à ce jour du 2 avril.

Je conclus donc que l'exécution eut lieu au plus tard en 1549. Je prends la précaution de dire au plus tard parce que, dans le même compte de confiscation, je vois vendre, par le même recours du 25 août 1550, les biens de l'orfèvre Nicolas Stalpart, fugitif pour cause de religion, dès l'an 1545 (épisode de la mission de Pierre Brully à Valenciennes). Toutefois, je le répète, si j'avais quelque autorité, je demanderais instamment que l'on s'arrêtât à l'an 1549, par la raison

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(1) On a sur cette époque des enseignements nombreux qui ne peuvent laisser aucun doute au sujet de la date du supplice de Michelle.

que ce fut en cette année que les deux inquisiteurs montois, Jehan Bonhomme et Jehan Pelet se rendirent à Valenciennes par ordre du comte de Lallaing, grand bailli de Hainaut, pour juger les suspectés d'hérésie (1).

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Sous ce paragraphe, je discuterai quelques allégations de Crespin. J'ai dit plus haut que sa notice ne me paraissait pas écrite sur un ton bien juste; je vais chercher à le prouver.

Quelle idée se ferait-on de Michelle, si l'on ne connaissait que l'article de Crespin? Celle d'une personne appartenant à la petite noblesse locale. Tous les traits du récit du célèbre artésien pousseront l'historien dans cette voie la particule nobiliaire de, les mots << de bonne maison » employés par lui dans sa notice, les habitudes de largesse et de charité de la suppliciée, la distribution aux pauvres de ses pantoufles fourrées, etc.

Or, cette conclusion, j'en préviens les savants protestants, serait inexacte. D'abord la particule de ne signifie rien dans l'espèce. Je l'ai démontré tout à l'heure. Mais il y a plus. La pauvre Michelle était une simple marchande, domiciliée à Valenciennes dans la rue de Le Lormerie (2), à l'enseigne du Dromedaire (dromadaire) (3).

J'ajouterai qu'elle n'était pas riche (ce qui n'a jamais été un crime). Sa maison ne lui appartenait même pas et elle n'avait qu'une seule domestique, nommée Marion Laoust, qui fut détenue avec sa maîtresse pendant 186 jours, puis relâchée. D'ailleurs le compte de confiscation est là et nous verrons que la deshérence de Michelle ne valut au roi qu'une somme minime.

Le détail donné par Crespin de l'abandon par Michelle des pantoufles à une femme indigente et aussi celui relatif aux pauvres gens << qui lamentoyent sa mort » me paraissent inadmissibles. La Burianne, prison municipale, placée derrière la maison de ville, ne communiquant alors avec le grand marché que par des ruelles très-étroites

(1) A Jehan Bonhomme, bachelier en théologie, et Jehan Pelet, licenciés ès lois, demorans en la ville de Mons, commis et députés par Sa Majesté à l'extirpation des hérésies (cuphémisme qui remplace le titre odieux d'inquisiteurs), 102 livres, du prix de 40 gros, pour leurs vacations et journées d'avoir esté en l'an 49 en lá ville de Valenciennes, à l'ordonnance de Mr. le comte de Lallaing, pour instruyre les procès de pluisieurs prisonniers illecques détenus à cause d'hérésyes. (Article du compte sus vanté.)

(2) Rue où s'exerçait l'industrie des lormiers ou fabricants de mors, d'étriers, etc. (3) Mention de Jean de Sainte-Barbe et de Pierre de Navarre.

qui existent encore en partie (1), il est impossible que des pauvres aient été admis à s'y engager alors que le funèbre cortége devait suffire à les obstruer. Au pied du bûcher, les faits cités par Crespin deviennent plus improbables encore. Toujours, à Valenciennes, le populaire était refoulé vers les maisons et le bûcher, gardé par les serments (compagnies bourgeoises), était entouré d'un «parcq », système portatif de pieux et de chaînes de fer. Mais passons, car ce sont là des détails locaux, qui ne peuvent être compris que par des Valenciennois et qui dès lors sont sans intérêt pour le grand public. Notons aussi que Michelle eut trois compagnes d'infortune.

Tout le reste du récit de Crespin est exact. Naturellement il est impossible de garantir l'exactitude des paroles que le hagiographe prête à Michelle à l'adresse de ses juges qu'elle voyait aux fenêtres de la maison de ville (2); mais il est certain que Michelle parla beaucoup et à haute voix, avant de monter sur le bûcher. Les annalistes valenciennois ci-dessus cités (peu connus même à Valenciennes) s'expriment ainsi : « Michelle Madraye et avec elle trois autres furent condamnées d'estre menez et conduicts sur un eschaffau et illec à un bûcher estre étranglé avant leur mort (3). Elles (4) ne cessèrent de chanter les psaumes et provoquer les hérétiques à persévérer constamment à leur foy. A ce subject, le tambour sonnoit pour empescher l'ouir de leurs discours et moururent ainsy opiniastres. »

Coïncidence étrange! le tambour couvrit la voix de Michelle, comme aussi, le 21 janvier 1793, sur le commandement de Santerre, il étouffa la voix de Louis XVI. Sous Philippe II, les choses se passèrent autrement. Le roi avait remarqué, pendant son séjour en Angleterre, que les protestants, envoyés au bûcher par Marie Tudor, sa femme, portaient « un bâillon en la bouche ». Il ordonna que cette pratique fût suivie dans les Pays-Bas. De cette façon, les condamnés n'émettaient pas ces protestations que le roi trouvait « scandaleuses », et les choses se passaient décemment ! Ce fut la dérision dans l'horrible.

(1) Il existe encore une ruelle Buriannes qui longe les murailles de l'hôtel de ville. (2) Voyez-vous ceux-là? Ils ont bien d'autres tourments que nous, car ils ont un bourreau en leur conscience, etc.

(3) Par le feu.

Suivant Crespin, les compagnons de Michelle auraient été Gillot Vivier et les deux Lefebvre. Je n'y contredis pas, bien que Navarre semble indiquer que ces trois victimes étaient des femmes; mais je répète qu'alors Vivier, son beaupère et son beau-frère, durent être suppliciés en 1549 et non en 1551.

§ 3

Il nous reste à extraire du compte de Jehan Rollin les articles de recettes et de dépenses dérivant de la confiscation et de la vente des biens de Michelle. Les personnes initiées aux recherches historiques tireront de cette transcription un bien meilleur parti que de tout ce que je pourrais dire.

RECETTES

1° De Gilles de Mainvault, bourgeois de Valenciennes, acquéreur pour Jean Leclercq, par recours du 25 août 1550, d'une rente héritière rachetable au denier 16 de 50 livres tournois par an, due sur les assennes de Sa Mé en la ville de Valenciennes, qui fut et appartient à Michelle de Caignoncle, exécutée par le feu. 810L. T.

2o De Nicolas Desmarez, clerc des vendues, les clercs deniers de la vendure fait à recours au plus offrant des biens meubles de ladite feue Michelle de Caignoncle. LXVIIL. IIII S. II D. T.

3o De Sampson Villain, greffier à l'office de la prévosté-le-compte, les clercs deniers du vendaige d'aucunes menues parties de rentes que ledit Sampson a reçeu à l'ordonnance dudit lieutenant comp-teur (1), qu'estoient deues à feue demiselle Michelle de Caignoncle, par son cachereau (chassereau, registre domestique) qui a été rendu à ses hoirs. 115L. X D. T.

4o De Georges Desplucq, bourgeois de Valenciennes, auquel est semblablement demoré à recours le xire jour de may XVC.XLIX, le tierch de XXXIIIIL. T. chascun an de rente héritière, à prendre en IIIIXXXIXL.XIIS. T. de parcille rente deue sur un héritaige contenant 3 leuwaiges (locations) que on dist: le Chiseau d'or (2), appartenant audit Georges Desplucq (sic), gisant au coing de la rue de la Saunerye (3), tenant d'une part à l'éritaige Jehan du Chambge, d'autre part et par derrière à l'éritaige d'Hubert Hermant, 220L. T•

(Nota. On remarquera qu'il ne résulte point de ce qui précède que cette rente appartint à Michielle; mais cela résulte, suivant moi, d'un article de dépense donné ci-après.)

(1) C'est-à-dire rendant le compte à la chambre de Lille.

Chose remarquable! la mênie enseigne existe toujours sur la même maison. 3) Ou plutôt de la Samerie, de Samier, grand filet à pêcher. C'était dans celte ruè que demeuraient les poissonniers.

DÉPENSES

1o A Marion Laoust, qui fut servante à Michielle de Caignoncle, exécutée par le feu, la somme de 73 L. 10s., du pris de XL gros, pour argent presté et louaige de son service. LXXIIIL. 10S. T.

2° A Jacques Carpentier, chépier (ou tourier-geôlier), pour dépense de Marion Laoust durant 186 jours à raison de six sous t. par jour. LXXXVL. 16S. T.

3o A la vefve Jehan Ducornet, pour une année de rente deue sur la maison où se tenoit Michielle de Caignoncle, exécutée par le feu, escheue au jour saint Jehan XVC. quarante noëf (1), lui a esté payé la somme de LXXL. T.

Et en marge de ce dernier article vient une mention emanée de la chambre des comptes de Lille, laquelle nous a permis de dire que Michelle n'était pas propriétaire de sa maison.

« Oy le rendant ce compte quy a affirmé que ladite Michielle occupoit ladite maison à louaige et que au tiltre et pour raison de ladite occupation, ceste somme de LXXL. T. estoit deue, transeat à charge, etc.

« 4o A Thomas Lejuste, brasseur, demeurant à l'enseigne de SainteBarbe, pour 4VI quartelettes de petite bière, à 4S. T. la quartelette, apparent par la taille dudit Thomas et contretaille trouvée en la maison de ladite vefve, lesquelles ont esté trouvées concorder, XIL. 4 ST.

«5o A Jehan Maufroit, fournier (boulanger, de furnarius) pour la cuytie (cuisson) du pain que ladite vefve a usé l'espace de noëf mois, au pris de 6L. T. par an (2), 4L. X ST.

« 6o A luy, pour pains prins à taille pour la noriture d'une vielle femme, estant dans la maison de ladite vefve pendant sa détention, apparant par ladite taille et contre taille, 28 ST.

« 7° A Georges Desplu, pour plusieurs parties de marchandises et aussy de rentes, comme il est apparu par billets tant dudit Desplu

(1) Voilà la preuve (et la plus convaincante de toutes) que l'exécution eut lien en 1549. On paye sur le fonds confisqué la rente échue en cette année. Pourquoi ne paye-t-on pas aussi celle échue en juin 1548? Parce que Michelle, alors en liberté, l'avait payée elle-même. Ainsi Michelle aurait été emprisonnée dans le second semestre de 1548 et exécutée en avril 1549.

(2) Détail que devront retenir ceux qui s'occupent des mœurs et coutumes du moyen âge. Les boulangers ne vendaient pas le pain aux bourgeois, mais seulement aux passants et ouvriers. Les bourgeois faisaient leur pain chez eux et le cuisaient chez le boulanger qui recevait le loyer de son four.

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