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manquer au respect que l'on doit à la justice et aux égards qui sont dus au malheur. »

Un instant après, le maréchal Ney est entré dans la salle. Son attitude était calme et sa démarche assurée.

Il était vêtu d'un simple habit d'uniforme sans broderie. Il portait les épaulettes de son grade, et il avait la grande décoration de la légion d'honneur. Aussitôt que le maréchal a été assis sur le siégé qui lui était destiné, le président du conseil l'a interpellé en ces termes :

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Quels sont vos noms, prénoms, âge, lieu de naissance, domicile et profession?

LE MARECHAL.

Par déférence pour MM. les maréchaux, j'ai consenti à répondre aux questions de M. le rappor teur. Je dois maintenant me borner à déclarer que je décline la compétence du conseil.

LE PRÉSIDENT.

Le conseil donne acte à l'accusé de sa déclaration. Maintenant, Monsieur le maréchal, vous devez répondre à la question que je vous ai faité, afin que votre identité soit constatée. Votre défenseur aura

ensuite la parole pour développer vos moyens d'incompétence.

LE MARECHAL.

Je me nomme Michel Ney, duc d'Elchingen, prince de la Moskowa, chevalier de Saint-Louis, grand-cordon de la légion-d'honneur, chevalier de la couronne de fer, grand'croix de l'ordre du Christ, maréchal de France, né à Sarre-Louis, le 10 février 1769.

Ce court interrogatoire terminé, Me. Berryer s'est levé et a prononcé le discours suivant :

« MESSIEURS LES MARÉCHAUX DE FRANCE, MESSIEURS LES LIEUTENANS GÉNÉRAUX DES CAMPS DU ROI,

ET ARMÉES

>>> Le premier sentiment que j'éprouve en prenant la parole dans cette enceinte redoutée, a quelque chose de plus doux et de plus consolant encore que la sécurité la plus parfaite et la confiance la plus inébranlable.

>>> Mes yeux se fixent avec respect et admiration sur cette réunion vraiment auguste de grands personnages de l'état revêtus de la pourpre militaire, et dont les noms, chers à la patrie, appartiennent déjà aux temps futurs. Pleine des souvenirs désormais attachés à leurs traits, mon imagination ne voit en eux que les patriarches de l'armée, les

doyens de la valeur, nobles dépositaires, gardiens vénérés de l'honneur des guerriers, survivanciers heureux de tant de combats qui ont tranché tant de destinées!

» Oubliant, à leur aspect, et les temps et le lieu, je me demande pourquoi sont réunis en aréopage ces sénateurs des camps: je me crois transporté dans un temple consacré à la bravoure, et ne puis m'expliquer encore quel est l'objet de cette belliqueuse assemblée; quelle magistrature soudaine, qu'ils ne revêtirent jamais, ils viennent exercer aujourd'hui.

» En reportant mes regards vers celui que l'on amène devant eux, quoique sans armes maintenant, sans aucun signe de ses dignités, et n'ayant conservé que l'uniforme des héros, quelle longue" série d'exploits non moins brillans, de services non moins glorieux, d'actes d'intrépidité et de dévouement pour son pays, s'offrent à ma pensée et la dominent! quel faisceau de titres à l'illustration! quels droits nombreux et réels à l'estime!

>> Eh quoi ! ce bouclier qui fut impénétrable aux coups de l'ennemi, n'a-t-il pu garantir le maréchal Ney de ceux de la fatalité?

>> Hélas! moins que tout autre, je ne puis me le dissimuler plus long-temps: le choix que M. le maréchal Ney a fait de moi pour le défendre (pour

le défendre, lui qui en a défendu et sauvé tant d'autres!) me rappelle au sentiment douloureux de la plus grande infortune qu'un homme de sa profession, de son rang, pût éprouver sur la terre. Il faut que je me sépare de tant d'années d'une si belle vie, pour n'en considérer qu'un seul et dernier instant..

;

» O monument inouï des fragilités humaines et des vicissitudes du sort! le prince de la Moscowa, qui fut pendant vingt-cinq années si fidèle à la France; celui qui lui à mille fois fait le sacrifice de sa vie, qu'il n'a conservée que par miracle celui que ses hauts faits avaient placé sur la première ligne des enfans dont la terre française pût s'enorgueillir, le brave des braves, est accusé du crime de haute trahison ! Mots étonnés de se trouver ensemble.

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>> Cependant la prévention est grave, puisqu'elle émane du gouvernement même.

» Non, jamais dans la destinée des hommes des chances aussi extraordinaires ne se sont rencongées; jamais lutte plus douloureuse, ni plus propre à confondre la raison humaine : lavaillance accusée au nom de l'autorité qu'elle doit servir!

» Eh! quelle peut être la cause d'une opposition à la fois si étrange et si funeste? Quel mauvais génie est donc venu tout à coup prêter à la fidélité

la mieux éprouvée, les apparences du manquement. de foi et les dehors de la félonie? Quelle puissance infernale, vomie par je ne sais quel Etna, est accourue pour diviser, par sa lave dévorante, des élémens qui semblaient devoir être à jamais inséparables: un guerrier jusque-là irréprochable, un prince digne de tant d'amour ?

:

» Je n'entreprendrai pas encore ici de résoudre cet affligeant problème à sa solution, se rattache essentiellement la défense justificative du maréchal Ney; et ce n'est pas d'elle que je viens vous. occuper aujourd'hui. Le moment n'est pas arrivé de prouver à toute la France, à l'univers, à la postérité,, que, si le maréchal Ney a commis une grande erreur, son cœur n'y eut aucune part; que la résolution inconsidérée qu'il a prisc, née de l'impétuosité des circonstances et d'une dernière tourmente politique, ne fut l'effet que d'un entraînement irrésistible; que sa tête seule fut égarée , par une fausse opinion du bien public et du salut de ce même sol dont il avait toujours été l'un des plus fermes remparts.

» Je m'engage à le prouver plus tard et jusqu'à la démonstration: tous les torts du maréchal Ney, dans la fatale journée du 14 mars dernier, ont été des torts de son jugement, ébranlé par l'effrayant tableau du fanatisme de ses soldats, des agitations

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