Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

XXXVIII.

OU L'ON PARLE DE TOUT AUTRE CHOSE QUE DE SERRURERIE.

Cette fois, seulement, Louis XVI ne sortit point de la forge par l'escalier extérieur et commun à tout le service; il descendit par l'escalier secret réservé à lui seul.

Cet escalier conduisait à son cabinet de travail.

Une table de ce cabinet de travail était couverte par une immense carte de France, laquelle prouvait que le roi avait souvent déjà étudié la route la plus courte ou la plus facile pour sortir de son royaume.

Mais ce ne fut qu'au bas de l'escalier, et la porte refermée derrière lui et le compagnon serrurier, que Louis XVI, après avoir jeté un regard investigateur dans le cabinet, parut reconnaître celui qui le suivait, la veste sur l'épaule et la casquette à la main.

-

Enfin ! dit-il, nous voilà seuls, mon cher comte; laissez-moi d'abord vous féliciter de votre adresse et vous remercier de votre dévouement.

- Et moi, sire, répondit le jeune homme, permettez que je fasse toutes mes excuses à Votre Majesté d'avoir, même pour son service, osé me présenter devant elle vêtu comme je le suis, et de m'être permis de lui parler comme je l'ai fait. -Vous avez parlé comme un brave gentilhomme, mon cher Louis, et, de quelque façon que vous soyez vêtu, c'est un cœur loyal qui bat sous votre habit. Mais, voyons, nous n'avons pas de temps à perdre; tout le monde, même la reine, ignore votre présence ici; personne ne nous écoute, dites-moi vite ce qui vous amène. Votre Majesté n'a-t-elle pas fait à mon père l'honneur de lui envoyer un officier de sa maison?

-

Oui, M. de Charny.

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small]

projet ?

- Qu'il est hasardeux, qu'il demande de grandes précautious, mais qu'il n'est pas impossible. D'abord, fit le roi, pour que le concours de M. de Bouillé eût toute l'efficacité que promettent sa loyauté et son dévouement, ne faudrait-il pas qu'à son commandement de Metz on joignît, celui de plusieurs provinces, et particulièrement celui de la Franche-Comté ?

C'est l'avis de mon père, sire, et je suis heureux que le roi ait le premier exprimé son opinion à cet égard : le marquis craignait que le roi n'attribuât à une ambition personnelle...

Allons donc ! est-ce que je ne connais pas le désintéressement de votre père? Voyons, maintenant, s'est-il expliqué avec vous sur la route à suivre ?

----

- Avant tout, sire, mon père craint une chose.

- Laquelle ?

- C'est que plusieurs projets de fuite ne soient présentés à Votre Majesté, soit de la part de l'Espagne, soit de la part de l'Empire, soit de la part des émigrés de Turin, et que, tous ces projets se contrecarrant, le sien n'avorte par quelques-unes de ces circonstances fortuites que l'on met sur le compte de la fatalité, et qui sont presque toujours le résultat de la jalousie ou de l'imprudence des partis.

- Mon cher Louis, je vous promets de laisser tout le monde intriguer autour de moi : c'est un besoin des partis, d'abord; puis, ensuite, c'est

M. de Charny, c'est cela. Il était chargé une nécessité de ma position. Tandis que l'esprit d'une lettre...

- Insignifiante, interrompit le roi, et qui n'était qu'une introduction à une mission verbale.

Cette mission verbale, il l'a remplie, sire, et c'est pour qu'elle ait son exécution certaine que, sur l'ordre de mon père et dans l'espoir de causer seul à seul avec Votre Majesté, je suis parti pour Paris.

de La Fayette et les regards de l'Assemblée suivront tous ces fils qui n'auront d'autre but que de les égarer, nous, sans autres confidents que les personnes strictement nécessaires à l'exécution du projet - toutes personnes sur lesquelles nous sommes sûrs de pouvoir compter suivrons notre chemin avec d'autant plus de sécurité qu'il sera plus mystérieux.

nous

Sire, ce point arrêté, voici ce que mon

père a l'honneur de proposer à Votre Majesté. | rêté avant d'y arriver; Valenciennes est à une

[ocr errors][merged small]

bonne distance et me conviendrait assez en raison de l'excellent esprit de cette ville, mais M. de Rochambeau, qui commande dans le Hainaut, c'est-à-dire à ses portes, est entièrement

Sire, il y a plusieurs points sur lesquels le livré à l'esprit démocratique ; quant à sortir roi peut se retirer.

Sans doute.

- Le roi a-t-il fait son choix?

[ocr errors]

- Pas encore. J'attendais l'avis de M. de Bouillé, et je présume que vous me l'apportez. Le jeune homme fit de la tête un signe respectueux et affirmatif à la fois.

- Parlez, dit Louis XVI. -Il y a d'abord Besançon, sire, dont la citadelle offre un poste très fort et très avantageux pour rassembler une armée et donner le signal et la main aux Suisses. Les Suisses, réunis à l'armée, pourront s'avancer à travers la Bourgogne où les royalistes sont nombreux, et, de là, marcher sur Paris.

par les Ardennes et par la Flandre pour en appeler à l'Autriche, non : outre que je n'aime pas l'Autriche, qui ne se mêle de nos affaires que pour les embrouiller, l'Autriche a bien assez à l'heure qu'il est de la maladie de mon beau-frère, de la guerre des Turcs et de la révolte du Brabant, sans que je lui donne encore un surcroît d'embarras par sa rupture avec la France. D'ailleurs, je ne veux pas sortir de France: une fois qu'il a le pied hors de son royaume, un roi ne sait jamais s'il y rentrera. Voyez Charles II, voyez Jacques II: l'un n'y rentre qu'au bout de treize ans, l'autre n'y rentre jamais. Non, je préfère Montmédy - Montmédy est à une distance convenable, au centre du commande

Le roi fit un mouvement de tête qui signi- ment de votre père... Dites au marquis que mon fait J'aimerais mieux autre chose. »

:

Le jeune comte continua :

-Il y a ensuite Valenciennes, sire, ou telle autre place de la Flandre qui aurait une garnison sûre. M. de Bouillé s'y porterait lui-même avec les troupes de son commandement, soit avant, soit après l'arrivée du roi.

Louis XVI fit un second mouvement de tête qui voulait dire : Autre chose, monsieur.

Le roi, continua le jeune homme, peut en'core sortir par les Ardennes et la Flandre autrichienne, et rentrer ensuite par cette même frontière en se portant sur une des places que M. de Bouillé livrerait dans son commandement, et où d'avance il serait fait un rassemblement de troupes.

[blocks in formation]

Enfin, le roi peut se porter directement à Sedan ou à Montmédy; là, le général, se trouvant au centre de son commandement, aurait, pour obéir au désir du roi, soit qu'il lui plût de sortir de France, soit qu'il lui convint de marcher sur Paris, toute sa liberté d'action.

- Mon cher comte, dit le roi, je vais vous expliquer en deux mots ce qui me fait refuser les trois premières propositions, et ce qui est cause que je m'arrêterai probablement à la quatrième. D'abord, Besançon est trop loin, et, par conséquent, j'aurais trop de chances d'être ar

choix est fait, et que c'est à Montmédy que je me retirerai.

-Le roi a-t-il bien arrêté cette fuite, ou n'estce encore qu'un projet ? se hasarda de demander le jeune comte.

Mon cher Louis, répondit Louis XVI, rien n'est arrêté encore, et tout dépendra des circonstances. Si je vois que la reine et mes enfants courent de nouveaux dangers, comme ceux qu'ils ont courus dans la nuit du 5 au 6 octobre, je me déciderai, et dites-le bien à votre père, mon cher comte, une fois la décision prise, elle sera irrévocable.

Maintenant, sire, continua le jeune comte, s'il m'était permis, relativement à la façon dont se fera le voyage, de soumettre à la sagesse du roi l'avis de mon père... --Oh! dites, dites.

- Son avis serait, sire, qu'on diminuât les dangers du voyage en les partageant. - Expliquez-vous.

Sire, Votre Majesté partirait d'un côté avec madame Royale et madame Elisabeth, tandis que la reine partirait de l'autre avec monseigneur le Dauphin... de sorte que...

Le roi ne laissa point M. de Bouillé achever sa phrase.

[blocks in formation]

qu'il nous sauve tous ensemble, ou pas du tout. Le jeune comte s'inclina.

- Le moment venu, le roi donnera ses ordres, dit-il, et les ordres du roi seront exécutés. Seulement, je me permettrai de faire observer au roi qu'il sera difficile de trouver une voiture assez grande pour que Leurs Majestés, leurs augustes enfants, madame Elisabeth et les deux ou trojs personnes de service qui doivent les accompaner puissent y tenir commodément.

Ne vous inquiétez point de cela, mon cher Louis; on la fera faire exprès : le cas est prévu.

Autre chose encore, sire : deux routes conduisent à Montmédy; il me reste à vous demander quelle est celle des deux que Votre Majesté préfère suivre, enfin qu'on puisse la faire étudier par un ingénieur de confiance.

Cet ingénieur de confiance, nous l'avons. M. de Charny, qui nous est tout dévoué, a relevé des cartes des environs de Chandernagor avec une fidélité et un talent remarquables : moins nous mettrons de personnes dans le secret, mieux vaudra; nous avons, dans le comte, un serviteur à toute épreuve, intelligent et brave: servons-nous-en. Quant à la route, vous voyez que je m'en suis préoccupé. Comme d'avance j'avais choisi Montmédy, les deux routes qui y conduisent sont pointées sur cette carte.

- Il y en a même trois, sire, dit respectueusement M. de Bouillé.

Oui, je sais, celle qui va de Paris à Metz, que l'on quitte, après avoir traversé Verdun, pour prendre, le long de la Meuse, la route de Stenap, dont Montmédy n'est distant que de trois lieues.

Il y a celle de Reims, d'Isle, de Rethel et de Stenay, dit le jeune comte assez vivement pour que le roi vît la préférence que son interlocuteur donnait à celle-là.

- Ah! ah! dit le roi, il paraît que c'est la route vous préférez ?

-Oh! pas moi, sire. Dieu me garde d'avoir, moi qui suis presque un enfant, la responsabilité d'une opinion émise dans une affaire si grave! Non, sire, ce n'est point mon opinion, c'est celle de mon père, et il se fondait sur ce que le pays qu'elle parcourt est pauvre, presque désert; que, par conséquent, il exige moins de précautions; il ajoute que le Royal-Allemand, le meilleur régiment de l'armée, le seul peut-être qui soit resté complètement fidèle, est en quartier à Stenay, et, depuis Isle ou Rethel, pourrait être chargé de l'escorte du roi : ainsi, l'on éviterait

[ocr errors]

le danger d'un trop grand mouvement de troupes.

- Oui, interrompit le roi ; mais on passerait par Reims, où j'ai été sacré et où le premier venu peut me reconnaître... Non, mon cher comte, sur ce point, ma décision est prise.

Et le roi prononça ces paroles d'une voix si ferme, que, cette décision, le comte Louis ne tenta même point de la combattre.

- Ainsi, demanda-t-il, le roi est décidé ?

Pour la route de Châlons par Varennes, en évitant Verdun. Quant aux régiments, ils seront échelonnés dans les petites villes situées entre Montmédy et Châlons; je ne verrais même pas d'inconvénient, ajouta le roi, à ce que le premier détachement m'attendît dans cette

dernière ville.

- Sire, quand nous en serons là, dit le jeune comte, ce sera un point à discuter de savoir jusqu'à quelle ville doivent se hasarder ces régiments; seulement, le roi n'ignore pas qu'il n'y a point de poste aux chevaux à Varennes.

-J'aime à vous voir si bien renseigné, M. le comte, dit le roi en riant ; cela prouve que vous avez travaillé sérieusement notre projet ; mais ne vous inquiétez point de cela, nous trouverons moyen de faire tenir des chevaux prêts au-dessous ou au-dessus de la ville; notre ingénieur nous dira où ce sera le mieux.

- Et, maintenant, sire, dit le jeune comte, maintenant que tout est à peu près arrêté, Sa Majesté m'autorise-t-elle à lui citer, au nom de mon père, quelques lignes d'un auteur italien qui lui ont paru tellement appropriées à la situation où se trouve le roi, qu'il m'a ordonné de les apprendre par cœur, afin que je puisse les lui dire.

- Dites-les, monsieur.

-Les voici : « Le délai est toujours préjudiciable, et il n'y a jamais de circonstance entièrement favorable dans toutes les affaires que l'on entreprend; de sorte que qui attend jusqu'à ce qu'il rencontre une occasion parfaite, jamais n'entreprendra une chose, ou s'il l'entreprend, en sortira souvent mal. C'est l'auteur qui parle, sire.

- Oui, monsieur, et cet auteur est Machiavel. J'aurai donc égard, croyez-le bien, aux conseils de l'ambassadeur de la magnifique république... Mais, chut! j'entends des pas dans l'escalier... c'est Gamain qui descend; allons au-devant de lui pour qu'il ne voie pas que nous nous som

mes occupés de toute autre chose que de l'armoire.

secret.

Néanmoins, cette fois encore la tempérance triompha, et il est probable que, si un troisième A ces mots, le roi ouvrit la porte de l'escalier cabaret ne se fût pas trouvé sur son chemin, et qu'il lui eût fallut revenir sur ses pas pour manIl était temps, le maître serrurier était sur la quer au serment qu'il semblait s'être fait à luidernière marche, sa serrure à la main. même, il eût continué sa route, non pas à jeûn, car le voyageur paraissait avoir déjà pris une honnête dose de ce liquide qui réjouit le cœur de l'homme, mais dans un état de puissance sur lui-même qui eût permis à sa tête de conduire ses jambes dans une ligne suffisamment droite, pendant la route qu'il avait à faire.

XXXIX.

OU IL EST DÉMONTRÉ QU'IL Y A VÉRITABLEMENT UN DIEU POUR LES IVROGNES

Le même jour, vers huit heures soir, un homme vêtu en ouvrier et appuyant avec précaution la main sur la poche de sa veste, comme si cette poche contenait ce soir-là une somme plus considérable que n'en contient d'habitude la poche d'un ouvrier; un homme, disons-nous, sortait des Tuileries par le pont Tournant, inclinait à gauche et suivait d'un bout à l'autre la grande allée d'arbres qui prolonge du côté de la Seine cette portion des Champs-Elysées qu'on appelait autrefois le port au Marbre ou le port aux Pierres, et qu'on nomme aujourd'hui le Cours-laReine.

A l'extrémité de cette allée, il se trouva sur le quai de la Savonnerie.

Le quai de la Savonnerie était à cette époque fort égayé le jour, fort éclairé le soir par une foule de petites guinguettes où le dimanche les bons bourgeois achetaient les provisions liquides et solides qu'ils embarquaient avec eux sur des bateaux nolisés au prix de deux sous par personne, pour aller passer la journée dans l'île de Cygnes, île où, sans cette précaution, ils eussent risqué de mourir de faim les jours ordinaires de la semaine,parce qu'elle était parfaite ment déserte, les jours de fêtes et les dimanches, parce qu'elle était trop peuplée.

-

Au premier cabaret qu'il rencontra sur sa route, l'homme vêtu en ouvrier parut se livrer à lui-même un violent combat, combat duquel il sortit vainqueur, trerait ou n'entrerait pas dans ce cabaret.

--

pour savoir s'il en

Il n'entra point et passa outre.

Au second, la même tentation se renouvela, et, cette fois, un autre homme qui le suivait comme son ombre, sans qu'il s'en aperçût, depuis la hauteur de la patache, put croire qu'il allait y céder, car, déviant de la ligne droite, il inclina tellement devant cette succursale du temple de Bacchus, comme on disait alors, qu'il en effleura le seuil.

Par malheur, il y avait, non-seulement un troisième, mais encore un quatrième, mais encore un dixième, mais encore un vingtième cabaret sur cette route. Il en résulta que, les tentations étant trop souvent renouvelées, la force de résistance ne se trouva point en harmonie avec la puissance de tentation, et succomba à la troisième épreuve.

Il vrai de dire que, par une espèce de transaction avec lui-même, l'ouvrier qui avait si bien et si malheureusement combattu le démon du vin, tout en entrant dans le cabaret, demeura debout près du comptoir, et ne demanda qu'une chopine.

Au reste, le démon du vin, contre lequel il luttait, semblait être victorieusement représenté par cet inconnu qui le suivait à distance, ayant soin de demeurer dans l'obscurité, mais qui, en restant hors de sa vue, ne le perdait cependant pas des yeux.

Ce fut, sans doute, pour jouir de cette perspective qui semblait lui être particulièrement agréable, qu'il s'assit sur le parapet, juste en face de la porte du bouchon où l'ouvrier buvait sa chopine, qu'il se remit en route cinq secondes après que celui-ci, l'ayant achevée, franchissait le seuil de la porte pour reprendre son chemin.

Mais qui peut dire où s'arrêteront les lèvres qui se sont une fois humectées à la fatale coupe de l'ivresse, et qui se sont aperçues, avec cet étonnement mêlé de satisfaction tout particulier aux ivrognes, que rien n'altère comme de boire? A peine l'ouvrier eut-il fait cent pas, que sa soif était telle, qu'il lui fallut s'arrêter de nouveau pour l'étancher; seulement, cette fois, il comprit que c'était trop peu d'une chopine, et demanda une demi-bouteille.

L'ombre qui semblait s'être attachée à lui ne parut nullement mécontente des retards que ce besoin de se rafraîchir apportait dans l'accom-plissement de sa route. Elle s'arrêta à l'angle

même du cabaret, et, quoique le buveur se fût assis pour être plus à son aise et eût mis un bon quart d'heure à siroter sa demi-bouteille, l'ombre bénévole ne donna aucun signe d'impatience, se contentant, au moment de la sortie, de le suivre du même pas qu'elle avait fait jusqu'à l'entrée.

Au bout de cent autres pas, cette longanimité fut mise à une nouvelle et plus rude épreuve : l'ouvrier fit une troisième halte, et, cette fois, comme sa soif allait augmentant, il demanda une bouteille entière.

Ce fut encore une demi-heure d'attente pour le patient argus qui s'était attaché à ses pas.

Sans doute, ces cinq minutes, ce quart d'heure, cette demi-heure, successivement perdus, soulevèrent une espèce de remords dans le cœur du buveur ; car, ne voulant plus s'arrêter, à ce qu'il paraît, mais désirant continuer de boire, il passa avec lui-même une espèce de transaction qui consista à se munir, au moment du départ, d'une bouteille de vin toute débouchée dont il résolut de faire la compagne de sa route.

C'était une résolution sage et qui ne retardait celui qui l'avait prise qu'en raison des courbes de plus en plus étendues et des zigzags de plus en plus réitérés qui furent le résultat de chaque rapprochement qui se fit entre le goulot de la bouteille et les lèvres altérées du buveur.

Dans une de ces courbes adroitement combinées, il franchit la barrière de Passy sans empêchement aucun - les liquides, comme on sait, étant affranchis de tout droit d'octroi à la sortie de la capitale.

L'inconnu qui le suivait sortit derrière lui et avec le même bonheur que lui.

Ce fut à cent pas de la barrière que notre homme dut se féliciter de l'ingénieuse précaution qu'il avait prise; car, à partir de là, les barets devinrent de plus rares en plus rares, jusqu'à ce qu'enfin ils disparussent tout à fait.

са

Mais qu'importait à notre philosophe? Comme le sage antique, il portait avec lui, non-seule ment sa fortune, mais encore sa joie.

Nous disons sa joie, attendu que, vers la moitié de la bouteille, notre buveur se mit à chanter, et personne ne contestera que le chant ne soit, avec le rire, un des moyens donnés à l'homme de manifester sa joie.

L'ombre du buveur paraissait fort sensible à l'harmonie de ce chant qu'elle avait l'air de répéter tout bas, et à l'expression de cette joie dont elle suivait les phases avec un intérêt tout par

| ticulier. Mais, par malheur, la joie fut éphémère et le chant de courte durée. La joie ne dura que juste le temps que dura le vin dans la bouteille, et, la bouteille vide et inutilement pressée à plusieurs reprises entre les deux mains du buveur, le chant se changea en grognements qui, s'accentuant de plus en plus, finirent par dégérer en imprécations.

Ces imprécations s'adressaient à des persécuteurs inconnus dont se plaignait en trébuchant notre infortuné voyageur.

Oh! le malheureux ! disait-il oh! la malheureuse!... à un ancien ami, à un maître, donner du vin frelaté... pouah! Aussi, qu'il me renvoie chercher pour lui repasser ses serrures; qu'il me renvoie chercher par son traître de comsoir, sire! que ta Majesté repasse ses serrures pagnon qui m'abandonne, et je lui dirai: Bonelle-même. Et nous verrons si, une serrure, ça se fait comme un décret... Ah! je t'en donnerai des serrures à trois barbes... ah! je t'en donnerai des pênes à gâchette... ah ! je t'en donnerai... des clefs forées avec un panneton... entaillé, entail... Oh! le malheureux !... Oh! la malheureuse !... décidément, ils m'ont empoisonné !...

Et, en disant ces mot, vaincu par la force du poison, sans doute, la malheureuse victime se laissa aller tout de son long pour la troisième fois sur pavé de la route, moëlleusement recouvert d'une épaisse couche de boue.

Les deux premières fois, notre homme s'était relevé seul : l'opération avait été difficile, mais enfin il l'avait accomplie à son honneur ; la troisième fois, après des efforts désespérés, il fut obligé de s'avouer à lui-même que la tâche était au-dessus de ses forces; et, avec un soupir qui ressemblait à un gémissement, il parut se décider à prendre pour couche cette nuit-là le sein de notre mère commune, la terre.

C'était sans doute à ce point de découragement et de faiblesse que l'attendait l'inconnu qui, depuis la place Louis XV, le suivait avec tant de persévérance; car, après lui avoir laissé tenter, en se tenant à distance, les efforts infructueux que nous avons essayé de peindre, il s'approcha de lui avec précaution, fit le tour de sa grandeur écroulée, et appelant un fiacre qui passait :

Tenez, mon ami, dit-il au cocher, voici mon compagnon qui vient de se trouver mal; prenez cet écu de six livres, mettez le pauvre diable dans l'intérieur de votre voiture, et con

« PreviousContinue »