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Madame de Misery et madame Campan, ses deux femmes de prédilection, étaient à ses côtés.

Barnave était venu deux fois prendre de ses nouvelles.

En lui annonçant cette visite, madame Cam

Son premier cri fut pour demander le Dau- pan regardait avec étonnement la reine. phin.

Le Dauphin était dans sa chambre, couché dans son lit, gardé par madame de Tourzel, sa gouvernante, et madame Brunier, sa femme de chambre.

Cette assurance ne suffit point à la reine, elle se leva aussitôt, et, tout en désordre, comme elle était, elle courut à l'appartement de son fils.

L'enfant avait eu grand'peur; il avait beaucoup pleuré, mais ses angoisses s'étaient calmées, et il dormait.

Vous le remercierez affectueusement, madame, dit Marie-Antoinette.

Madame Campan la regarda plus étonnée en

core.

Nous avons de grandes obligations à ce jeune homme, madame, reprit la reine, consentant, quoique ce ne fût pas son habitude, à donner l'explication de sa pensée.

Mais il me semblait, madame, hasarda la femme de chambre, que M. Barnave était un démocrate, un homme du peuple, à qui tous les

Seulement, de légers frissonnements agitaient moyens avaient été bons pour parvenir où il est. son sommeil.

La reine demeura longtemps les yeux fixés sur lui, appuyée à la colonne de son lit, le regardant à travers ses larmes.

Ces mots terribles que cet homme lui avait dits tout bas grondaient incessamment à son oreille : J'ai besoin de toi pour pousser la monarchie à son dernier abîme, voilà pourquoi je te sauve.

C'était donc vrai? c'était donc elle qui poussait la monarchie vers l'abîme?

Il fallait bien que cela fût ainsi, puisque ses ennemis veillaient sur ses jours, s'en remettant à elle de faire l'oeuvre de destruction qu'elle accomplissait mieux qu'eux-mêmes.

Cet abîme où elle poussait la monarchie se refermerait-il après avoir dévoré le roi, elle et le trône? Ne faudrait-il pas aussi jeter au gouffre ses deux enfants? Dans les religions antiques, n'était-ce pas l'innocence seulement qui désarmait les dieux ?

Il est vrai que le Seigneur n'avait point accepté le sacrifice d'Abraham; mais il avait laissé s'accomplir celui de Jephté.

C'étaient là de sombres pensées pour une reine, plus sombres encore pour une mère.

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Tous les moyens qu'offre le talent, oui, madame, c'est vrai, dit la reine; mais retenez bien ce que je vais vous dire : J'excuse Barnave ; un sentiment d'orgueil que je ne saurais blâmer l'a fait applaudir à tout ce qui aplanissait la route des honneurs et de la gloire pour la classe dans laquelle il est né point de pardon pour les nobles qui se sont jetés dans la révolution. Mais, si la puissance nous revient, le pardon de Barnave lui est d'avance accordé... Allez, et tâchez de m'avoir des nouvelles de MM. de Malden et de Valory.

Le cœur de la reine ajoutait à ces deux noms celui du comte, mais ses lèvres se refusèrent à le prononcer.

On vint lui annoncer que son bain était prêt.

Pendant l'intervalle qui venait de s'écouler depuis la visite de la reine au Dauphin, on avait mis des sentinelles partout, même à la porte de son cabinet de toilette, même à celle de la salle de bain.

La reine obtint à grand'peine que cette porte restat fermée tandis qu'elle prendrait son bain. C'est ce qui fit dire à Prud'homme, dans son journal des Révolutions de Paris:

Quelques bons patriotes en qui le sentiment de la royauté n'a pas éteint celui de la compas

Là elle songea au désordre dans lequel elle se sion, ont paru inquiets de l'état moral et physitrouvait.

Ses vêtements étaient froissés et déchirés en plusieurs endroits; ses souliers avaient été percés par les cailloux pointus, par les pavés raboteux sur lesquels elle avait marché ; enfin, elle était toute couverte de poussière.

Elle demanda d'autres souliers et un bain.

que de Louis XVI et de sa famille, après un voyage aussi malencontreux que celui de SainteMenehould.

› Qu'ils se rassurent! Notre ci-devant, samedi soir, en rentrant dans ses appartements, ne se trouva pas plus mal à son aise qu'au retour d'une chasse fatigante et à peu près nulle: il dé

vora son poulet comme à l'ordinaire. Le lendemain, à la fin de son dîner, il joua avec son fils. › Quant à la mère, elle prit un bain en arrivant; ses premiers ordres furent de demander des chaussures, en montrant avec soin que celles de son voyage étaient percées; elle se conduisit fort lestement avec les officiers préposés à sa garde particulière; trouva ridicule et indécent de se voir contrainte à laisser ouvertes la porte de sa salle de bain et celle de sa chambre à coucher. »

Voyez-vous ce monstre qui a l'infamie de manger un poulet en arrivant, et de jouer le lendemain avec son fils!

Voyez-vous cette sybarite qui prend un bain après cinq jours de voiture et trois nuits d'auberge.

Voyez-vous cette prodigue qui demande des chaussures, parce que celles de son voyage sont percées !

Voyez-vous enfin cette messaline, qui, trouvant indécent et ridicule de se voir contrainte à laisser ouvertes la porte de sa salle de bain et celle de sa chambre à coucher, demande aux factionnaires la permissiou de fermer ces portes !

Ah! M. le journaliste, que vous m'avez bien l'air de ne manger du poulet qu'aux quatre grandes fêtes de l'année, de ne point prendre de bain, d'aller dans votre loge de l'Assemblée nationale avec des souliers percés !

Au risque du scandale que la chose devait faire, la reine eut son bain, et obtint que la porte demeurerait fermée.

Aussi la sentinelle ne manqua-t-elle point d'appeler madame Campan aristocrate au moment où celle-ci, revenant des informations, rentrait dans la salle de bain.

Les nouvelles n'étaient pas aussi désastreuses qu'on eût pu le croire.

Dès l'arrivée à la barrière, Charny et ses deux compagnons avaient combiné un plan ce plan avait pour but d'enlever, en les amenant sur eux, une part des dangers que couraient le roi et la reine. En conséquence, il fut convenu qu'aussitôt la voiture arrêtée, l'un se jetterait à droite, l'autre à gauche, et celui qui tenait le milieu, en avant; de cette façon, on diviserait la troupe d'assassins; et, en les forçant à suivre trois pistes opposées, à faire trois curées différentes, peutêtre resterait-il un chemin par lequel le roi et la reine gagneraient librement le château.

Nous avons dit que la voiture s'arrêta au-dessus du premier bassin, près de la grande terrasse

| du château. La hâte des meurtriers était si grande, qu'en se précipitant à l'avant de la voiture deux se blessèrent grièvement. Un instant cependant, les deux grenadiers placés sur le siége parvinrent à garantir les trois officiers; mais bientôt, ayant été tirés à terre, ils laissèrent ces derniers sans défense.

Ce fut le moment qu'ils choisirent; tous trois s'élancèrent, mais pas si rapidement néanmoins, qu'ils ne renversassent, en s'élançant, cinq ou six hommes qui montaient aux roues et aux marchepieds pour les arracher de leurs siéges. Alors, comme ils l'avaient pensé, la colère du peuple s'éparpilla sur trois points.

A peine à terre, M. de Malden se trouva sous la hache de deux sapeurs. Les deux haches étaient levées et ne cherchaient qu'un moyen de l'atteindre seul. Il fit un mouvement violent et rapide, grâce auquel il écarta de lui les hommes qui le tenaient au collet, de sorte qu'une seconde il se trouva isolé.

Alors, croisant les bras:

- Frappez, dit-il.

Une des deux haches resta levée. Le de la victime paralysait l'assassin.

courage

L'autre tomba altérée de sang, mais, en tombant, elle rencontra un mousqueton dont le canon la fit dévier, et la pointe seulement atteignit M. de Malden au cou et lui fit une légère bles

sure.

Alors, il donna tête baissée dans la multitude, qui s'ouvrit ; mais, au bout de quelques pas, il fut reçu par un groupe d'officiers qui, voulant le sauver, le poussèrent du côté de la haie des gardes nationaux, laquelle faisait au roi et à la famille royale un chemin couvert de la voiture au château. En ce moment le général la Fayette l'aperçut, et, poussant son cheval à lui, il le saisit au collet et le tira contre ses étriers, afin de le couvrir en quelque sorte de sa popularité; mais M. de Malden, le reconnaissant, s'était écrié :

- Laissez-moi, monsieur, ne vous occupez que de la famille royale et abandonnez-moi à la canaille.

M. de la Fayette l'avait, en effet, lâché, et, apercevant un homme qui emportait la reine, s'était élancé du côté de cet homme.

M. de Malden avait alors été renversé, relevé, attaqué par les uns, défendu par les autres, et avait roulé ainsi, couvert de contusions, de blessures et de sang, jusqu'à la porte du château; là, un officier de service, le voyant près de suc

comber, l'avait saisi au collet, et, l'attirant à 1 s'était écrié :

Il serait dommage qu'un pareil misérable mourût d'une si douce mort. Il faut inventer un supplice pour un brigand de cette espèce. Livrez-le-moi donc, je m'en charge!

:

Et, continuant d'insulter M. de Malden, en lui disant Viens, coquin! viens par ici; c'est à moi que tu vas avoir affaire! il l'avait attiré jusqu'à un endroit plus sombre, où il lui avait dit:

Sauvez-vous, monsieur, et pardonnez-moi la ruse dont j'ai dû me servir pour vous arracher des mains de ces misérables.

Alors, M. de Malden s'était glissé dans les escaliers du château et avait disparu.

Quelque chose d'à peu près pareil s'était passé pour M. de Valory; il avait reçu deux blessures graves à la tête. Mais, au moment où vingt baïonnettes, vingt sabres, vingt poignards se levaient sur lui pour l'achever, Pétion s'était élancé, et, repoussant les assassins avec toute la vigueur dont il était doué :

Au nom de l'Assemblée nationale, s'étaitil écrié, je vous déclare indignes du nom de Français, si vous ne vous écartez pas à l'instant même, et si vous ne me livrez pas cet homme! Je suis Pétion.

Et Pétion, qui, sous une enveloppe un peu rude, cachait une grande honnêteté, un cœur courageux et loyal, avait, en disant ces paroles, tellement resplendi aux yeux des meurtriers, qu'ils s'étaient écartés et lui avaient abandonné M. de Valory.

Alors, il l'avait conduit, le soutenant-car, tout étourdi des coups qu'il avait reçus, M. de Valory pouvait à peine se tenir debout-alors, il l'avait conduit jusqu'à la haie des gardes nationaux, et l'avait remis entre les mains de l'aide de camp Mathieu Dumas, qui en avait répondu sur sa tête, et l'avait en effet, protégé jusqu'au château.

En ce moment, Pétion avait entendu la voix de Barnave. Barnave l'appelait à son aide, insuffisant qu'il était pour défendre Charny.

Le comte, enlevé par vingt bras, renversé, traîné dans la poussière, s'était relevé, avait arraché une baïonnette à un fusil, et trouait à coups redoublés la foule autour de lui.

Mais il n'eût pas tardé à succomber dans cette lutte inégale, si Barnave, puis Pétion, n'étaient accourus à son secours.

La reine écouta ce récit dans son bain: seu

|

lement, madame Campan, qui le lui faisait, ne pouvait lui donner de nouvelles certaines que de MM. de Malden et de Valory, qui avaient été vus au château, meurtris, ensanglantés, mais, à tout prendre, sans blessures dangereuses.

Quant à Charny, on ne savait rien de positif sur son compte; on disait bien qu'il avait été sauvé par MM. Barnave et Pétion, mais on ne l'avait pas vu rentrer au château.

A ces dernières paroles de madame Campan, une pâleur si mortelle passa sur le visage de la reine, que la femme de chambre, croyant que cette pâleur venait de la crainte qu'il ne fût arrivé malheur au comte, s'écria :

- Mais il ne faudrait pas que Sa Majesté désespérât du salut de M. de Charny parce qu'il ne serait pas rentré au château; la reine sait que madame de Charny habite Paris, et peutêtre le comte s'est-il réfugié chez sa femme.

C'était justement cette idée qui était venue à Marie-Antoinette, et qui l'avait si affreusement fait pâlir.

Elle s'élança hors du bain en s'écriant:

Habillez-moi, Campan! habillez-moi vite ! il faut absolument que je sache ce qu'est devenu le comte.

--

- Quel comte? demanda madame de Misery en entrant.

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Les femmes se regardèrent ignorant ce que voulait dire la reine, qui, haletante, incapable de prononcer un mot de plus, leur fit signe de se hâter.

Jamais toilette ne fut plus rapide. Il est vrai que Marie-Antoinette se contenta de tordre ses cheveux, qu'elle avait fait laver avec une eau parfumée afin d'en enlever la poussière, et de passer par dessus sa chemise un peignoir de mousseline blanche.

Lorsqu'elle rentra dans sa chambre, en ordonnant d'introduire le comte de Charny, elle était aussi blanche que son peignoir.

CVII.

LE COUP DE LANCE.

Quelques secondes après, le valet de chambre

annonça M. le comte de Charny, et celui-ci parut dans l'encadrement de la porte, éclairé par le reflet d'or d'un rayon du soleil couchant.

Lui aussi, comme la reine, venait d'employer le temps qui s'était écoulé depuis sa rentrée au château à faire disparaître les traces de ce long voyage, et de la lutte terrible qu'il avait soutenue en arrivant.

405

| donne en personne de mes nouvelles à madame la comtesse de Charny.

La reine appuya sa main gauche contre son cœur, comme si elle eût voulu s'assurer que ce cœur n'était pas mort du coup qu'il venait de la presque étranglée par recevoir, et, d'une voix sécheresse de sa gorge:

Mais c'est trop juste, en effet, monsieur,

Il avait revêtu son ancien uniforme, c'est-à-dit-clle; seulement, je me demande comment vous avez attendu si longtemps pour remplir ce devoir!

dire le costume de capitaine de frégate, avec les revers rouges et le jabot de dentelles.

- La reine oublie que je lui avais engagé ma

C'était ce même costume qu'il portait le jour où il avait rencontré la reine et Andrée de Ta-parole de ne pas revoir la comtesse sans sa per

verney sur la place du Palais-Boyal, et où, les ayant conduites à un fiacre, il les avait ramenées jusqu'à Versailles.

Jamais il n'avait été si élégant, si calme, si beau, et la reine eut peine à croire, en l'apercevant, que ce fût le même homme qui, une heure auparavant, avait failli être mis en morceaux par le peuple.

-Oh! monsieur, s'écria la reine, on a dú vous dire combien j'étais inquiète de vous, et comme j'ai envoyé de tous les côtés demander de vos nouvelles.

- Oui, madame, dit Charny en s'inclinant; mais croyez bien que je ne suis rentré chez moi qu'après m'être assuré, auprès de vos femmes, que vous aussi étiez saine et sauve.

mission.

Et cette permission, vous venez me la demander?

-Oui, madame, dit Charny, et je supplie Votre Majesté de me l'accorder.

- Sans quoi, dans l'ardeur où vous êtes de revoir madame de Charny, vous vous en passeriez, n'est-ce pas ?

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Je crois que la reine est injuste à mon égard, dit Charny. Au moment où j'ai quitté Paris, j'ai cru le quitter pour longtemps, sinon pour toujours. Pendant tout ce voyage, j'ai humainement fait tout ce qu'il était en mon pouvoir 'de faire pour que le voyage réussît. Ce n'est point ma faute, que Votre Majesté s'en souvienne, si je n'ai pas, comme mon frère, laissé ma vie à Varennes, ou, comme M. de Dampierre, été mis en morceaux sur la route ou dans le

On prétend que vous devez la vie à M. Pétion et à M. Barnave; est-ce vrai, et aurais-jardin des Tuileries... Si j'avais eu la joie de

--

je encore à ce dernier cette nouvelle obligation? - C'est vrai, madame, et j'ai même une double reconnaissance à M. Barnave; car, n'ayant pas voulu me quitter que je ne fusse dans ma chambre, il a eu la bonté de me dire que vous vous étiez occupée de moi pendant la route.

De vous, comte ! et de quelle façon ?

- Mais en exposant au roi les inquiétudes ·que vous avez bien voulu penser que votre an.cienne amie éprouvait de mon absence... Je suis loin de croire, comme vous, madame, à la vivacité de ces inquiétudes; mais, cependant...

Il s'arrêta, car il lui semblait que la reine, déjà si pâle, pâlissait encore.

· Mais... cependant ?... répéta la reine. Cependant, reprit Charny, sans accepter, dans toute son étendue, le congé que Votre Majesté avait l'intention de m'offrir, je crois qu'en effet, rassuré comme je le suis maintenant sur la vie du roi, sur la vôtre, madame, et sur celle de vos augustes enfants, il est convenable que je

conduire Votre Majesté au delà de la frontière, ou l'honneur de mourir pour elle, je m'exilais ou je mourais sans revoir la comtesse... Mais, je le répète à Votre Majesté, de retour à Paris, je ne puis donner à la femme qui porte mon nom

et vous savez comment elle le porte, madame! cette marque d'indifférence, de ne pas lui donner de mes nouvelles, surtout mon frère Isidore n'étant plus là pour me remplacer... Au reste, ou M. Barnave s'est trompé, ou c'était avant-hier encore l'avis de Votre Majesté.

La reine laissa glisser son bras sur le dossier de sa chaise longue, et, suivant avec tout le haut de son corps ce mouvement qui la rapprochait de Charny:

- Vous aimez donc bien cette femme, monsieur, dit-elle, que vous me fassiez froidement une pareille douleur ?

- Madame, dit Charny, il y a six ans bienmême, au moment où je n'y tôt que vous songeais pas, parce qu'il n'existait pour moi

qu'une femme sur la terre, et que cette femme, Dieu l'avait placée tellement au-dessus de moi, que je ne pouvais l'atteindre - il y a six ans que vous m'avez donné pour mari à mademoiselle Andrée de Taverney, et que vous me l'avez imposée pour femme. Depuis ces six ans, ma main n'a pas deux fois touché la sienne ; je ne lui ai pas sans nécessité adressé dix fois la parole, et dix fois nos regards ne se sont pas rencontrés. Ma vie, à moi, a été occupée, remplie, remplie d'un autre amour, occupée de ces mille soins, de ces mille travaux, de ces mille combats qui agitent l'existence de l'homme. J'ai vécu à la cour, arpenté les grands chemins, noué, pour ma part, et avec le fil que le roi avait bien voulu me confier, l'intrigue gigantesque que vient de dénouer la fatalité; or, je | n'ai pas compté les jours, je n'ai pas compté les mois, je n'ai pas compté les années; le temps a passé d'autant plus rapide, que j'ai été plus occupé de toutes ces affections, de tous ces soins, de toutes ces intrigues que je viens de dire. Mais il n'en a pas été ainsi de la comtesse de Charny, madame. Depuis qu'elle a eu la douleur de vous quitter, après avoir eu, sans doute, le malheur de vous déplaire, elle vit seule, isolée, perdue, dans ce pavillon de la rue Coq-Héron; cette solitude, cet isolement, cet abandon, elle les a acceptés sans se plaindre; carexempt d'amour elle n'a pas besoin des mêmes affections que les autres femmes; mais, ce qu'elle n'accepterait peut-être pas sans se plaindre, ce serait mon oubli à son égard des devoirs les plus simples, des convenances les plus vulgaires.

cœur

Eh! mon Dieu ! monsieur, s'écria la reine, vous voilà bien préoccupé de ce que madame de Charny pensera ou ne pensera pas de vous, selon qu'elle vous verra ou ne vous verra pas! Avant de prendre tout ce souci, il serait bon de savoir si elle a songé à vous au moment de votre départ, ou si elle y songe à l'heure de votre retour.

-A l'heure de mon retour, j'ignore si la comtesse songe à moi, madame; mais au moment de mon départ elle y a songé, j'en suis sûr !

- Vous l'avez donc vue au moment de votre départ ?

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– J'ai eu l'honneur de dire à Votre Majesté que je n'avais pas vu madame de Charny depuis que j'ai donné à la reine ma parole de ne pas la voir.

- Alors, elle vous a écrit ? Charny garda le silence.

Voyons! s'écria Marie-Antoinette, elle vous a écrit, avouez-le ?

Elle a remis à mon frère Isidore une lettre pour moi.

- Et vous avez lu cette lettre?... Que vous disait-elle ? que pouvait-elle vous écrire ?... Ah! elle m'avait pourtant juré... Voyons, répondez vite... Eh bien! dans cette lettre elle vous disait ?... Parlez donc! vous voyez que je bous!

-Je ne puis répéter à Votre Majesté ce que la comtesse me disait dans cette lettre : je ne l'ai pas lue.

Vous l'avez déchirée ? s'écria la reine joyeuse; vous l'avez jetée au feu sans la lire? Charny! Charny! si vous avez fait cela, vous êtes le plus loyal des hommes, et j'avais tort de me plaindre, et je n'ai rien perdu ! Et la reine tendit ses deux bras à Charny comme pour l'appeler à elle.

Mais Charny demeura à sa place.

Je ne l'ai point déchirée, je ne l'ai point jetée au feu, dit-il.

— Mais, alors, dit la reine en retombant sur sa chaise, comment ne l'avez-vous pas lue?

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De la lumière ! dit-elle, à l'instant !

Le valet de chambre sortit; il se fit une minute de silence où l'on n'entendit d'autre bruit que la respiration haletante de la reine et le battement précipité de son cœur.

Le valet de chambre rentra avec deux candélabres qu'il déposa sur la cheminée.

La reine ne lui donna pas même le temps de se retirer, et, tandis qu'il s'éloignait et refermait la porte, elle s'approcha de la cheminée le billet à la main.

Mais deux fois elle jeta les yeux sur le papier sans rien voir.

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