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Ce ne serait rien encore si l'on se bornait à faits qui doivent précéder la reprise de notre me proposer de faire. récit dans le moins de paroles possible.

Mais on vient me proposer de ne plus faire. Ainsi, un matin, je reçus cette lettre d'Emile de Girardin:

• Mon cher ami,

Je desire qu'Ange Pitou n'ait plus qu'un demi-volume au lieu de six volumes, que dix chapitres au lieu de cent.

Arrangez-vous comme vous voudrez, et coupez, si vous ne voulez pas que je coupe. ›

Je compris parfaitement, parbleu ! Emile de Girardin avait mes Mémoires dans ses vieux cartons : il préférait publier mes Mémoires, qui ne payaient pas de timbre, plutôt qu'Ange Pitou, qui en payait.

Aussi me supprima-t-il six volumes de romans pour publier vingt volumes de Mémoires.

Et voilà, cher et bien-aimé lecteur, comment le mot fin fut mis avant la fin;

Comment Ange Pitou fut étranglé à la manière de l'empereur Paul Ier, non point par le cou, mais par le milieu du corps.

Mais, vous le savez par les Mousquetaires, que vous avez crus morts deux fois et qui deux fois ont ressuscité, mes héros, à moi, ne s'étranglent pas si facilement que des empereurs.

Eh bien, il en est d'Ange Pitou comme des Mousquetaires. Pitou, qui n'était pas mort le moins du monde, mais qui était disparu seule ment, va reparaître ; et moi, je vous prie, au milieu de ce temps de troubles et de révolutions qui allument tant de torches et qui éteignent tant de bougies, de ne tenir mes héros pour trépassés que lorsque vous aurez reçu un billet de faire-part signé de ma main.

Et encore !...

II

LE CABARET DU PONT DE SÈVRES.

Si le lecteur veut bien se reporter un instant à notre roman d'Ange Pitou, et, ouvrant le roman au septième volume, jeter un instant les yeux sur le chapitre intitulé: La nuit du 5 au 6 octobre, il y retrouvera quelques faits qu'il n'est point sans importance qu'il se remette en mémoire avant de commencer ce livre qui s'ouvre luimême dans la matinée du 6 du même mois.

Après avoir cité nous-même quelques lignes importantes de ce chapitre, nous résumerons les

Ces lignes, les voici :

A trois heures, comme nous l'avons dit, tout était tranquille à Versailles. L'Assemblée ellemême, rassurée par le rapport de ses huissiers, s'était retirée.

On comptait bien que cette tranquillité ne serait pas troublée.

› On comptait mal.

› Dans presque tous les mouvements populaires qui préparent les grandes révolutions, il y a un temps d'arrêt pendant lequel on croit que tout est fini et que l'on peut dormir tranquille. On se trompe.

› Derrière les hommes qui font les premiers mouvements, il y a ceux qui attendent que les premiers mouvements soient finis, et que, fatigués ou satisfaits, mais, dans l'un et l'autre cas, ne voulant pas aller plus loin, ceux qui ont accompli ce premier mouvement se reposent.

› C'est alors qu'à leur tour ces hommes inconnus, mystérieux agents des passions fatales, se glissent dans les foules, reprennent ce mouvement où il a été abandonné, et, le poussant jusqu'à ses dernières limites, épouvantent à leur réveil ceux qui leur ont ouvert le chemin, et qui s'étaient couchés à la moitié de la route, croyant la route faite, croyant le but atteint.

Nous avons nommé trois de ces hommes dans le livre auquel nous empruntons les quelques lignes que nous venons de citer.

Qu'on nous permette d'introduire sur notre scène, c'est-à-dire à la porte du cabaret du Pont de Sèvres, un personnage qui, pour n'avoir pas encore été nommé par nous, n'en avait pas joué pour cela un moindre rôle dans cette nuit terrible.

C'était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, vêtu en ouvrier, c'est-à-dire d'une culotte de velours garantie par un tablier de cuir à poches, comme les tabliers des maréchaux-ferrants et des serruriers. Il était chaussé de bas gris et de souliers à boucles de cuivre, coiffé d'une espèce de bonnet de poil ressemblant à un bonnet de uhlan coupé par la moitié ; une forêt de cheveux grisonnants s'échappaient de dessous ce bonnet pour se joindre à d'énormes sourcils, et ombrager, de compte à demi avec eux, de grands yeux à fleur de tête, vifs et intelligents, dont les reflets étaient si rapides et les nuances si changeantes, qu'il était difficile d'arrêter s'ils étaient verts ou gris, bleus ou noirs. Le reste de la figu

re se composait d'un nez plutôt fort que moyen, de grosses lèvres, de dents blanches et d'un teint hâlé par le soleil.

Sans être grand, cet homme était admirablement pris dans sa taille; il avait les attaches fines, le pied petit, et l'on eût pu voir aussi qu'il avait la main petite, et même délicate, si sa main n'eût eu cette teinte bronzée des ouvriers habitués à travailler le fer.

Mais, en remontant de cette main au coude, et du coude jusqu'à l'endroit du bras où la chemise, retroussée, laissait voir le commencement d'un muscle vigoureusement dessiné, on eût pu remarquer que, malgré la vigueur de ce muscle, la peau qui le recouvrait était fine, presque aristocratique.

Cet homme, debout à la porte du cabaret du Pont de Sèvres, avait à portée de sa main un fusil à deux coups richement incrusté d'or sur le canon duquel on pouvait lire le nom de Leclère, armurier, qui commençait à avoir une grande vogue dans l'aristocratie des chasseurs parisiens.

Peut-être nous demandera-t-on comment une si belle arme se trouvait entre les mains d'un simple ouvrier. A ceci nous répondrons qu'aux jours d'émeutes, et nous en avons vu quelquesuns, Dieu merci! ce n'est pas toujours aux mains les plus blanches que se trouvent les plus belles

armes.

Cet homme était arrivé de Versailles il y avait une heure à peu près et savait parfaitement ce qui s'était passé ; car, aux questions que lui avait faites l'aubergiste en lui servant une bouteille de vin qu'il n'avait pas même entamée, il avait répondu :

Que la reine venait avec le roi et le dauphin; Qu'ils étaient partis vers midi à peu près; Qu'ils s'étaient enfin décidés à habiter le palais des Tuileries; ce qui faisait qu'à l'avenir Paris ne manquerait probablement plus de pain, puisqu'il allait posséder le boulanger, la boulangère et le petit mitron ;

Et que lui attendait pour voir passer le cortége.

Cette dernière assertion pouvait être vraie, et cependant il était facile de remarquer que son regard se tournait plus curieusement du côté de Paris que du côté de Versailles; ce qui donnait lieu de croire qu'il ne s'était pas cru obligé de rendre un compte bien exact de son intention au digne aubergiste qui s'était permis de la lui demander.

Au bout de quelques instants, du reste, son attente parut satisfaite. Un homme vêtu à peu près comme lui et paraissant exercer une profession analogue à la sienne, se dessina au haut de la montée qui bornait l'horizon de la route.

Cet homme marchait d'un pas alourdi et comme un voyageur qui a déjà fait un long chemin.

A mesure qu'il approchait, on pouvait distinguer ses traits et son âge.

Son âge pouvait être celui de l'inconnu, c'està-dire que l'on pouvait affirmer hardiment, comme disent les gens du peuple, qu'il était du mauvais côté de la quarantaine.

Quant à ses traits, c'étaient ceux d'un homme du commun aux inclinations basses, aux instincts vulgaires.

L'œil de l'inconnu se fixa curieusement sur lui avec une expression étrange et comme s'il eût voulu mesurer par un seul regard tout ce que l'on pouvait tirer d'impur et de mauvais du cœur de cet homme.

Quand l'ouvrier venant du côté de Paris ne fut plus qu'à vingt pas du personnage qui attendait sur la porte, celui-ci rentra, versa le premier vin de la bouteille dans un des deux verres placés sur la table, et revenant à la porte ce verre à la main et levé :

-Eh! camarade ! dit-il, le temps est froid, la route est longue; est-ce que nous ne prenons pas un verre de vin pour nous soutenir et nous réchauffer?

L'ouvrier venant de Paris regarda autour de lui, comme pour voir si c'était bien à lui que s'adressait l'invitation.

C'est à moi que vous parlez? demanda-t-il. - A qui donc, s'il vous plaît, puisque vous êtes seul?

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- Est-ce qu'on n'est pas du même métier, ou à peu près ?

L'ouvrier regarda une seconde fois l'inconnu. -Tout le monde, dit-il, peut être du même métier ; l'important est de savoir si, dans le métier, on est compagnon ou maître.

-Eh bien! c'est ce que nous vérifierons tout à l'heure en prenant un verre de vin et en causant. -Allons, soit, dit l'ouvrier en s'acheminant vers la porte du cabaret.

L'inconnu lui montra la table et lui désigna le verre.

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-Eh parbleu! oui, vous dites bien: A la nation!

Et il avala le contenu du verre tout d'un trait. Après quoi, il essuya ses lèvres avec sa manche.

- Eh! eh! fit-il, c'est du bourgogne ! -Et du chenu, hein? On m'a recommandé le bouchon; en passant, j'y suis venu, et je ne m'en repens pas. Mais asseyez-vous donc, camarade; il y en a encore dans la bouteille, et, quand il n'y en aura plus dans la bouteille, il y en aura encore dans la cave.

-Ah çà! dit l'ouvrier, que faites-vous donc là? - Vous le voyez, je viens de Versailles, et j'attends le cortège pour l'accompagner à Paris. - Quel cortége?

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ajouta l'ouvrier en faisant sonner quelques écus dans sa poche, quoiqu'elle m'ait été payée tout simplement par un domestique ce qui n'est pas poli - et encore par un domestique allemand — ce qui fait qu'on n'a pas pu causer le moindre brin.

Et vous ne détestez pas causer, vous ? - Dame! quand on ne dit pas de mal des autres, ça distrait.

Et même quand on en dit, n'est-ce pas ? Les deux hommes se mirent à rire, l'inconnu en montrant des dents blanches, l'ouvrier en montrant des dents gâtées.

-Ainsi donc, reprit l'inconnu, comme un homme qui avance pas à pas, c'est vrai, mais que rien ne peut empêcher d'avancer, vous avez été faire de la besogne pressée et bien payée ? Oui.

- Parce que c'était de la besogne difficile, sans doute?

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Une porte invisible... Imaginez-vous une maison dans une maison; quelqu'un qui aurait intérêt à se cacher, n'est-ce pas ? Eh bien, il y est, et il n'y est pas. On sonne; le domestique Il n'y est pas. ouvre Monsieur ? - Si fait, il y est. Eh bien, cherchez! On cherche. Bonsoir ! je défie bien qu'on trouve monsieur. Une porte en fer, comprenez-vous, qu'emboîte une moulure ric-à-rac. On va passer une couche de vieux chêne par-dessus tout cela :

--

- Il s'est donc décidé à aller à Paris, le impossible de distinguer le bois du fer. bourgeois ?

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- Oui, mais en frappant dessus.

-Bah! une couche de bois sur le fer, mince d'une ligne, mais juste assez épaisse pour que le son soit de même partout... Tac tac, tac tac... Voyez-vous, la chose finie, moi-même je m'y trompais.

- Et où diable avez-vous été faire cela?
Ah! voilà.

C'est ce que vous ne voulez pas dire?

Ce que je ne peux pas dire, attendu que je ne le sais pas.

- On vous a donc bandé les yeux ?

- Justement! J'étais attendu avec une voiture à la barrière. On m'a dit : « Etes-vous un tel? J'ai dit : « Oui. Bon! c'est vous que nous attendons; montez. Il faut que je monte? Oui. Je suis monté, on m'a bandé

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-

- C'était donc de la besogne pressée que les yeux, la voiture a roulé une demi-heure à vous êtes allé faire à Paris? insista-t-il.

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peu près, puis une porte s'est ouverte, une grande porte ; j'ai heurté la première marche

d'un perron, j'ai monté dix degrés, je suis entré dans un vestibule ; là, j'ai trouvé un domestique allemand qui a dit aux autres: Zet pien, allezfous-zen, on a blus pesoin de fous. Les autres s'en sont allés. Il m'a défait mon bandeau, et il m'a montré ce que j'avais à faire. Je me suis mis à la besogne en bon ouvrier. A une heure, c'était fait. On m'a payé en beaux louis d'or, on m'a rebandé les yeux, remis dans la voiture, descendu au même endroit où j'étais monté, on m'a souhaité bon voyage..... et me voilà.

Sans que vous ayez rien vu, même du coin de l'œil? Que diable! un bandeau n'est pas si bien serré qu'on ne puisse guigner à droite ou à gauche.

· Heu! heu!

III.

MAÎTRE GAMAIN.

Le serrurier leva son verre à la hauteur de son œil, mira le vin avec complaisance. Puis, le goûtant avec satisfaction:

- Si fait, dit-il, il y a des serruriers à Paris. Il but encore quelques gouttes. - Eh bien ?

-

Il y a même des maîtres.

Il but encore.

- C'est ce que je me disais !

-Oui, mais il y a maître et maître.

-Ah! ah! fit l'inconnu en souriant, je vois

que vous êtes, comme saint Eloi, non-seulement

Allons donc... allons donc... avouez que maître, mais maître sur maître.

vous avez vu, dit vivement l'étranger.

- Voilà quand j'ai fait un faux pas contre la première marche du perron, j'ai profité de cela pour faire un geste; en faisant ce geste, j'ai un peu dérangé le bandeau.

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--

Ah! ça, parole d'honneur !

- Ça ne dit pas beaucoup.

Attendu que les boulevards sont longs, et qu'il y a plus d'une maison avec grande porte et perron, du café Saint-Honoré à la Bastille.

- De sorte que vous ne reconnaîtriez pas cette maison ?

Le serrurier réfléchit un instant.

Non, ma foi, dit-il, je n'en serais pas capable.

L'inconnu, quoique son visage ne parût dire d'habitude que ce qu'il voulait bien lui laisser dire, parut assez satisfait de cette assurance.

Ah çà! mais, dit-il tout à coup comme passant à un autre ordre d'idées, il n'y a donc plus de serruriers à Paris, que les gens qui y font faire des portes secrètes envoient chercher des serruriers à Versailles ?

*Et, en même temps, il versa un plein verre de vin à son compagnon en frappant sur la table avec la bouteille vide, afin que le maître de l'établissement apportât une bouteille pleine.

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Le serrurier prit le fusil des mains de l'inconnu, l'examina avec attention, fit jouer les ressorts, approuva d'un mouvement de tête le claquement sec des batteries, puis, lisant le nom inscrit sur le canon et sur la platine :

-Leclère ? dit-il; impossible, l'ami! Leclère a vingt-huit ans tout au plus, et nous marchons tous les deux vers la cinquantaine, soit dit sans vous être désagréable.

- C'est vrai, dit-il, je ne suis pas Leclère, mais c'est tout comme.

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- Et justement, voilà où était le charme avec lui, car il est bonhomme au fond, voyezvous. Une fois dans la forge, quand il avait le tablier devant lui et les bras de sa chemise retroussés, on n'aurait jamais dit le fils aîné de saint Louis, comme ils l'appellent.

-En effet, vous avez raison, c'est extraordinaire comme un roi ressemble à un autre homme.

-Oui, n'est-ce pas ? Il y a longtemps que ceux qui les approchent se sont aperçus de cela.

-Oh! ce ne serait rien s'il n'y avait que ceux qui les approchent qui s'en sont aperçus, dit l'inconnu en riant d'un rire étrange; mais ce sont ceux qui s'en éloignent surtout qui commencent à s'en apercevoir.

Gamain regarda son interlocuteur avec un certain étonnement.

Mais celui-ci, qui avait déjà oublié son rôle en prenant un mot pour un autre, ne lui donna pas le temps de peser la valeur de la phrase qu'il venait de prononcer, et faisant retour à la conversation:

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-Voyez-vous, en somme, il ne se plaisait que là, cet homme, ou dans son cabinet de géographie, avec moi ou avec son bibliothécaire; mais je crois que c'était encore moi qu'il aimait le mieux.

- N'importe, il n'est pas amusant d'être le maître d'un mauvais élève.

- D'un mauvais élève? s'écria Gamain; oh non! il ne faut pas dire cela: il est même bien malheureux, voyez-vous, qu'il soit venu au monde roi et qu'il ait eu à s'occuper d'un tas de bêtises comme celles dont il s'occupe, au lieu de continuer à faire des progrès dans son art. Ça ne fera jamais qu'un pauvre roi-il est trop honnête et ça aurait fait un excellent serrurier. Il y en a un, par exemple, que j'exécrais pour le temps qu'il lui faisait perdre : c'était M. Necker. Lui en a-t-il fait perdre du temps, mon Dieu! lui en a-t-il fait perdre!

- Avec ses comptes, n'est-ce pas ?

– Oui, avec ses comptes bleus, ses comptes en l'air, comme on disait.

Eh bien, mais, mon ami, dites donc... - Quoi ?

-

Ça devait être une fameuse pratique pour vous qu'un élève de ce calibre-là.

- Eh bien, non; justement, voilà ce qui vous trompe, voilà ce qui fait que je lui en veux, à votre Louis XVI, à votre père de la patrie, à votre restaurateur de la nation française: e'est qu'on me croit riche comme un Crésus, et que je suis pauvre comme Job.

- Vous êtes pauvre ? Mais, son argent, qu'en faisait-il donc ?

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