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II.

Le gouvernement de la Gauche
(1876-1887).

Mort de Victor-Emmanuel et de Pie IX. Humbert Ier et Léon XIII. L'Italie changea de souverain et l'Église de pontife moins d'un an après que le pouvoir eut changé de mains. Victor-Emmanuel succomba le 9 janvier 1878 à un accès de fièvre dont la violence abattit en quelques jours sa robuste constitution; il eut la mort d'un chrétien et les funérailles d'un héros national. Il fut suivi dans la tombe par Pie IX, qui s'éteignit doucement, le 7 février. Au premier succéda son fils aîné, Humbert, au second le cardinal Pecci, que le conclave élut sous le nom de Léon XIII (20 février). Quelles allaient être pour l'Italie les conséquences de ce double avènement? Elles parurent d'abord moins redoutables qu'on ne l'avait craint un instant. Humbert Ier, qui n'était connu que comme soldat par sa bravoure à Custozza, se révéla comme roi constitutionnel par son empressement à déclarer, dans son discours aux Chambres, qu'il servirait les libres institutions de son pays avec le même dévouement que son père. Léon XIII était précédé, lors de son élection, par la réputation d'un modéré et d'un conciliateur; sa résolution de rester prisonnier au Vatican (21 février), et les revendications temporelles formulées dans sa première encyclique (25 avril) prouvèrent qu'il se considérait, en Italie du moins, non seulement comme le successeur, mais encore comme le continuateur de Pie IX. Au Vatican comme au Quirimal, les personnes seules avaient donc changé, les principes restaient les mêmes, et le parti qui détenait le pouvoir l'exerçait dans les mêmes conditions et avec la même liberté que sous le règne précédent. Quels étaient son programme et ses chefs?

La Gauche. Le programme et les chefs. La révolution parlementaire de 1876 avait marqué l'avènement d'une nouvelle génération bien plus que le triomphe de nouvelles doctrines. D'accord avec les membres de la Droite sur la question nationale, la question dynastique et la question romaine,

les hommes de la Gauche en différaient par la communauté de leur origine et la tournure de leur esprit; presque tous recrutés dans l'Italie du Sud, formés à la vie publique dans l'opposition, ils apportaient au pouvoir des ardeurs de méridionaux et des intransigeances de doctrinaires. Tandis que leurs prédécesseurs, prenant volontiers modèle sur l'Angleterre, étaient restés prudents, mesurés, pratiques, plus fidèles aux intérêts du pays qu'aux principes de leur parti, ils s'inspiraient des exemples de la Révolution française, devaient montrer un enthousiasme extrême pour les idées générales et un mépris superbe pour les réalités, céder trop souvent au désir de faire de la « grande politique » et chercher moins à doter l'Italie de lois utiles qu'à y réaliser le programme de la démocratie européenne. Ce programme, ils l'adoptèrent dans ses grandes lignes. Suffrage universel, ou au moins étendu, incompatibilité du mandat de député avec les fonctions publiques, réduction des emplois inutiles et des taxes oppressives, revision des traités de commerce dans un sens libre-échangiste, instruction primaire gratuite et obligatoire, libertés de réunion, d'association et de la presse : telles étaient les réformes promises par les chefs de la Gauche. La nécessité de trouver une plate-forme électorale les amena bientôt à juger plus urgentes celles qui les rendraient le plus populaires; c'étaient l'extension du droit de suffrage et l'abolition du droit de mouture.

Ils devaient mettre quatre ans à les réaliser. Cette lenteur s'explique par l'excès même de leur triomphe. Ayant perdu toute inquiétude sur la possibilité d'une revanche de la Droite, ils donnèrent aux rivalités personnelles une importance qu'elles n'avaient jamais eue et livrèrent pour la possession du pouvoir une série de combats parlementaires qui mirent en évidence cinq d'entre eux: Crispi, Nicotera, Zanardelli, Cairoli, Depretis. Le Sicilien Crispi se tenait volontiers à l'écart, jugeant indigne de lui toute situation où il ne serait pas le premier. Le Calabrais Nicotera, dont la vie s'était passée à combattre par plume ou par l'épée, en prison et en exil, la tyrannie bourbonnienne, garda au ministère les violences, les ruses et l'absence de scrupules d'un conspiraleur. Le Brescian Zanardelli y porta

HISTOIRE GÉNÉRALE. XII.

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au contraire la puissance de travail, la fermeté de caractère et la largeur de vues d'un jurisconsulte. A la tête du parti se trouvaient deux hommes entre lesquels le contraste fut frappant et la lutte constante: Cairoli, nature ardente et généreuse, mais enthousiaste et crédule, doué de toutes les vertus du patriote et dépourvu de toutes les habiletés du politique; et Depretis, vieux parlementaire rompu à toutes les intrigues de la vie publique, passé maître dans l'art de tourner les principes et de séduire les consciences. Leur rivalité remplit toute la première période de l'histoire du gouvernement de la Gauche (1876-1881).

Première période (1876-1881). Les ministères. — Depretis, qui forma le premier cabinet de Gauche, avec Nicotera à l'Intérieur et Zanardelli aux Travaux publics, avait développé dans un grand discours prononcé à Stradella toute l'ampleur du programme de son parti. Il dut à la séduction de ces promesses, comme à l'impopularité de la Droite, un accueil presque enthousiaste dans le pays, et un concours efficace dans le Parlement. Les Chambres, saisies d'une sorte de fièvre de réformes, votèrent en quelques mois des lois réprimant les abus du clergé, établissant certaines catégories d'incompatibilités parlementaires, proclamant le principe de l'instruction gratuite et obligatoire, instituant une enquête sur l'état de l'agriculture. Ce travail fut brusquement interrompu par la chute du ministère (déc. 1877) que Nicotera avait compromis par ses allures autoritaires, sa tyrannie administrative, sa facilité à violer le secret des correspondances privées. Depretis, qui conservait la confiance royale, ne remania son cabinet que pour le voir tomber trois mois après sur une autre question de personne : l'élection de Cairoli à la présidence de la Chambre (mars 1878). Ce dernier, désigné par ce choix comme son remplaçant, ne resta lui-même que huit mois au pouvoir. Les allures radicales de sa politique, et son indulgence pour les associations républicaines qui se multipliaient sous le nom de cercles Barsanti, provoquèrent d'abord la démission de trois de ses collègues (oct.); un attentat commis à Naples (17 nov.) contre le roi précipita sa chute. Bien qu'il eût reçu volontairement le coup destiné à la personne royale, on le rendit responsable d'un événement que sa tolérance

avait rendu possible. Il dut se retirer devant un vote de défiance, et céder sa place à son rival (déc. 1878). Depretis, ministre pour la troisième fois, n'eut que le temps de faire voter, avec une loi sur le mariage civil, un plan colossal de constructions de chemins de fer (6 000 kil. coûtant 1 200 millions); il tomba en juillet sur celte question de l'abolition du droit de mouture qui semblait dominer la situation parlementaire. Cairoli, revenu au pouvoir, ne put s'y maintenir qu'en se l'adjoignant au moyen d'un remaniement partiel; de novembre 1879 à mai 1881, les deux chefs de la Gauche travaillèrent de concert au lieu de se combattre ; cette collaboration leur permit de mettre enfin à exécution les principaux points de leur programme. L'année 1881 marque le moment où trois grands événements viennent modifier profondément les conditions de l'existence politique de l'Italie. Ce sont les réformes fiscales, la réforme électorale et l'occupation de la Tunisie par la France.

Les réformes fiscales. La Gauche avait protesté trop vivement contre le maintien du droit de mouture pour ne pas chercher à l'abolir, une fois arrivée au pouvoir. Ce droit présentait pourtant l'avantage de rapporter au Trésor 76 millions par an. Comment le supprimer sans augmenter le déficit, et le remplacer sans accroître les charges publiques? Un habile financier, Magliani, réussit à résoudre ce problème. Il attendit d'abord que l'application du système d'économies inauguré par la Droite lui eût permis de réaliser des excédents budgétaires de 12 millions en 1877, de 10 en 1878, de 14 en 1879. Deux projets d'abolition partielle ayant échoué en 1878 et en 1879 devant l'opposition du Sénat, Magliani en présenta un troisième (juillet 1880), d'après lequel la suppression totale de cet impôt devait être compensée par des taxes indirectes sur les eaux-de-vie, le pétrole et les titres nobiliaires; il remporta dans les deux Chambres un éclatant succès. Enhardi par cette victoire, il résolut d'atténuer en partie les inconvénients du papier-monnaie, en mettant fin au régime du cours forcé, qui favorisait la spéculation et avait fait monter le change à 14 pour 100. La Droite et la gauche s'unirent pour voler ses propositions (févr. 1881) et le budget de 1881 se solda par un excédent de 21 millions.

L'Italie semblait entrer dans une période de prospérité financière qu'elle n'avait jamais connue.

La réforme électorale. - Aux termes du statut sarde de 1848, étendu ensuite au royaume d'Italie, le droit de suffrage n'appartenait qu'aux citoyens âgés de vingt-cinq ans et payant un cens de 40 francs ils étaient 600 000 en 1880 et nommaient un député par arrondissement. La Droite avait toujours jugé cette proportion d'électeurs et ce mode de vote suffisants dans un pays où l'indifférence des uns élevait le chiffre des abstentions jusqu'à 60 p. 100, où l'inexpérience des autres forçait les partis à se combattre sur des noms plutôt que sur des idées. La Gauche, au contraire, fidèle à son idéal démocratique comme à l'exemple des pays voisins, demandait l'extension du privilège électoral et le scrutin de liste. Cette double réforme fut retardée, et par la nomination d'une commission qui la ralentit sous prétexte de l'étudier, et par l'intransigeance du groupe extrême (Crispi-Nicotera) qui réclamait le suffrage universel comme en France, et par l'opposition du Sénat, dont la majorité ne put être déplacée que par une fournée de 32 membres. Elle aboutit aux deux lois des 21 janvier et 14 février 1882. La première, qui portait le nombre des électeurs à deux millions, abaissait de vingt-cinq à vingt et un ans l'âge exigé, de 40 à 19 francs 80 le cens requis pour avoir le droit de vote, et l'accordait en plus aux citoyens qui justifiaient d'une instruction primaire supérieure. La seconde, destinée en apparence à réduire l'importance des questions personnelles, en réalité à permettre l'anéantissement des minorités, substituait au scrutin uninominal le vote d'une liste comprenant 3, 4 ou 5 noms, et représentant des collèges d'étendue proportionnée, délimités par le gouvernement. A la suite de ces réformes, la Chambre fut dissoute pour être renouvelée en octobre 1882.

La question extérieure. - Au moment même où les idées de la Gauche obtenaient à l'intérieur la consécration des lois, elles recevaient à l'extérieur un démenti des faits. Les chefs du parti, qui avaient trouvé l'Italie orientée par Minghetti vers l'alliance austro-allemande, semblaient, en raison de leurs revendications « irrédentistes » et de leurs relations avec les

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