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CHAPITRE X

L'ALLEMAGNE

De 1871 à nos jours.

Les victoires de l'Allemagne en 1866 et 1870 avaient produit en Europe une telle impression que depuis lors aucune tentative sérieuse de réaction n'a été essayée. Mais l'impitoyable rigueur avec laquelle elle a exploité ses triomphes laisse une inquiétude universelle, et tous les peuples poussent à l'extrême leurs moyens de défense. Le régime de paix armé auquel l'Allemagne a condamné l'Europe et s'est condamnée ellemême, en tenant en éveil le patriotisme, facilite les transformations administratives, juridiques et financières, qui font vraiment un État de l'entité morale assez incertaine et obscure qu'était encore l'Empire en 1871; il n'arrête pas le développement industriel et commercial qui, depuis longtemps préparé, éclate avec une sorte de fougue, mais les charges qu'il impose aux classes populaires favorisent les succès des partis d'opposition, des socialistes en particulier; gênée dans sa défense par les calculs des catholiques, qu'une persécution maladroite a organisés en groupe compact et qui dominent la situation parlementaire, la monarchie passe par des alternatives de répression vaine et de concessions insuffisantes où elle se compromet et s'affaiblit. Difficultés secondaires, après tout, dont il serait puéril et dangereux de s'exagérer l'importance.

Dans l'évolution de l'Allemagne contemporaine, la mort de l'empereur Guillaume Ier (9 mars 1888) et la retraite de Bismarck (20 mars 1890) marquent une crise décisive. Au lendemain de la guerre, l'empereur avait soixante et onze ans ; il conserve autour de lui ses anciens collaborateurs: Roon, Moltke, Manteuffel; Bismarck, le Benjamin du gouvernement, approche de la soixantaine. En dépit de la vigueur de cette extraordinaire génération, l'âge les a apaisés; c'est un gouvernement de vieillards, ce qui ne veut pas dire un gouvernement sénile, mais une époque d'établissement et de fondation, de préparation aussi. Les partis attendent pour livrer l'assaut décisif la disparition de ces fondateurs de l'unité que la gloire a sacrés; ils assurent leurs positions, précisent leurs programmes, ils seront tout prêts à la bataille quand la mort du viel empereur aura affranchi leur respect un peu superstitieux.

Le règne même de Guillaume Ier se divise en deux périodes : de 1871 à 1878, Bismarck gouverne avec l'appui du parti libéral; c'est l'époque de l'alliance des trois empereurs, de la réforme administrative et de la lutte contre l'Église catholique. Après 1878, le chancelier se rapproche des conservateurs, mais son alliance avec eux prend une couleur presque révolutionnaire; c'est l'époque de la politique protectionniste, des réformes sociales et de l'expansion coloniale; au dehors l'Allemagne cherche dans une union étroite avec l'Italie et l'Autriche une garantie contre les projets de la Russie qui s'est éloignée d'elle.

I.

Ère libérale (1871-1878).

Réforme administrative.

L'Empire était sorti de négociations lentes et pénibles pour triompher des résistances des princes qui, jusqu'à la dernière minute, regimbèrent, toute l'adresse de Bismarck, toute sa modération aussi n'avaient pas été superflues. Il comptait sur la force des choses pour emporter les limites et les réserves des traités. Quand, le 16 juillet, les troupes rentrèrent à Berlin, avec à leur tête les trois ouvriers

de l'Unité Roon, Moltke et Bismarck, les acclamations enthousiastes des spectateurs sonnèrent comme un reproche et un avertissement aux oreilles des souverains trop entichés de leurs souvenirs et de leurs privilèges. Pas plus qu'en 1866, le chancelier ne pécha par précipitation; tour à tour, on lui reprocha de sacrifier l'Allemagne à la Prusse ou de fondre dans l'Allemagne la monarchie des Hohenzollern injustice habituelle des partis. Il n'était inféodé à aucun et tous l'attaquèrent, mais leur haine ne fut pas irréductible, parce qu'ils espéraient toujours le reconquérir et qu'à chacun d'eux il empruntait une partie de son programme. Ils les habitua à se mouvoir sur le terrain de l'Empire, si bien qu'en un quart de siècle les résistances particularistes disparurent, en ce sens du moins qu'elles ne sauraient plus avoir aucun retentissement direct sur les événements. Le mot d'ordre que répétaient encore volontiers vers 1866 les diplomates de l'Allemagne méridionale : « plutôt Français que Prussien », n'aurait plus de sens pour la génération actuelle.

Les diverses diètes conservèrent leurs attributions, la vie locale continua. Sans doute, dans les petits pays surtout, l'évolution des partis fut dans une certaine mesure déterminée par la politique impériale; les nationaux libéraux trouvèrent dans le Reichstag un centre de ralliement et grâce à lui tinrent tête aux conservateurs orthodoxes en Saxe, aux catholiques en Bavière; à Bade, qui avait toujours été une des forteresses de l'impérialisme, le ministre Jolly et après lui Turban (1876) disposaient d'une majorité disciplinée et docile. Mittnacht en Wurtemberg, Hofmann qui, en 1871, avait remplacé Dalwigk en Hesse, suivaient sans résistance, de plus ou moins loin, les indications qu'ils recevaient de Berlin. Cette clientèle bénévole suffisait pour imprimer au pays une direction générale commune; peu importaient dès lors les divergences secondaires, et que le Mecklembourg conservat en dépit du Reichstag ses lois surannées et sa constitution féodale, ou que, à certains moments, les catholiques conquissent la majorité dans la diète de Munich et les démocrates dans celle de Stuttgart. Ces querelles occupaient les esprits pendant que les factions locales se disputaient le

pouvoir, elles ne s'apercevaient pas que le Reichstag peu à peu, en étendant ses attributions, tendait à le vider de toute réalité.

Les auxiliaires naturels de Bismarck dans celte œuvre d'empiétement et d'interprétation, c'étaient les nationaux-libéraux, puisque leur programme et leur raison d'être se résumaient dans l'unité germanique. Aussi n'eut-il pas même la peine d'acheter leur concours. Tout ce qu'ils demandèrent, il le leur refusa, souvent brutalement le gouvernement parlementaire, la responsabilité ministérielle, une indemnité pour les députés. Il mit comme un point d'honneur à garder le plus longtemps possible des collaborateurs que ne recommandait d'autre titre que leur zèle réactionnaire. En 1874, il leur demanda de voter pour toujours le budget de l'armée; par gràce, ils obtinrent que l'empereur se contentât d'une période septennale (1875-1881). « Sept ans, disait le vieux Guillaume, de nos jours presque un demi-siècle. » Il se félicitait d'ailleurs que la majorité « se montrât en général généreuse pour l'armée et lui témoignât des sentiments de piété ». Les nationaux-libéraux sentaient que leur opposition n'eût été ni comprise ni suivie par la masse de leurs électeurs, et ils apaisaient leur conscience en pressant l'œuvre de construction administrative et politique.

Médiocrement versé dans ces matières, le ministre eut le mérite de soutenir les projets que lui présentaient les conseillers des ministères. Rapidement ils obtinrent l'organisation des offices impériaux, de la chancellerie impériale, d'une direction impériale des chemins de fer (1873), d'une direction générale d'hygiène (1876). Une loi du 9 juillet 1873 établit le monométallisme et substitua à la confusion des groschen, des kreuzers et des billets multiples qui gênait le trafic, des pièces d'or qui, portant d'un côté l'effigie de l'empereur et de l'autre les armes de l'Empire, allèrent prêcher aux peuples la bonne nouvelle de l'unité ». La Banque d'Empire fut créée (14 mars 1875). Dès 1871, le chef des nationaux-libéraux, Lasker, demandait que la compétence de la Confédération fùt étendue aux questions juridiques : le Bundesrath, après un moment d'effroi devant la hardiesse de cette usurpation, se résigna, et, en 1877, le Parlement votait les lois sur la procédure civile et criminelle,

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sur les faillites, sur l'organisation judiciaire; une grande commission préparait un code civil.

En Prusse, les conservateurs, très particularistes, s'indignaient le régime de liberté commerciale et le flot des milliards avaient amené un très rapide développement économique; Berlin se transformait. Dans ce nouveau monde, ils ne se reconnaissaient plus, submergés par cette invasion d'idées, d'institutions et de gens. Ils avaient un moment essayé de substituer Arnim à Bismarck, ils poursuivaient de leurs sarcasmes dans la Gazette de la Croix les Delbrück, les Camphausen et les Bleichröder, dans lesquels ils voyaient ses principaux inspirateurs. La réforme administrative des cercles de 1872 que compléta l'ordonnance sur l'administration provinciale (juin 1875), acheva de les exaspérer. Dans l'organisation nouvelle le canton (Amtsbezirk) a à sa tête un président nommé par le roi et assisté par des échevins élus; plusieurs cantons forment un cercle, qu'administre le Landrath nommé par le roi; auprès de lui, un conseil de cercle, élu suivant le système prussien des trois classes, désigne un certain nombre de délégués qui siègent en permanence et exercent un pouvoir administratif et contentieux; les délégués des conseils de cercles et des conseils municipaux des villes forment le conseil provincial, nommé pour six ans, qui examine les projets qui lui sont transmis par le gouvernement; il élit un conseil permanent et un Landesdirektor qui expédie les affaires courantes, sous sa surveillance. Les hobereaux perdaient ainsi la police et la justice patrimoniales, ils pouvaient à la rigueur être mis en minorité dans les conseils provinciaux. Hypothèse fort lointaine, en somme, et que l'événement n'a pas encore vérifiée. Contre ce péril imaginaire, ils partirent en guerre la Chambre des seigneurs repoussa le projet. Guillaume n'aimait pas les frondes une promotion de pairs assura le vote de la loi (décembre 1872). Malgré tout, le vieux souverain se sentait troublé; il écoutait avec complaisance les lamentations de son vieil ami Roon « sur la disparition de l'idée patriarcale de l'État conservateur ». Sans doute il n'admettait pas la pensée de la retraite du chancelier : « On ne mord pas impunément au fruit de l'immortalité, lui

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