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comme avant 1878, son principal objectif fut de maintenir la France isolée, d'empêcher au moins que les alliances qu'elle contracterait prissent un caractère menaçant.

Contre la Russie, qui ne lui pardonnait pas sa défection, il se rapprocha plus étroitement de l'Autriche (alliance du 7 octobre 1879). Guillaume, en face d'un revirement dont il s'expliquait mal les causes et s'exagérait la portée, s'effraya : ce fut le dernier malentendu entre le vieux souverain et son ministre. Celui-ci lui représenta qu'il était de l'intérêt et du devoir de l'Allemagne de protéger l'Autriche; il joua de l'unité germanique brisée depuis 1866 et que restaurait en quelque sorte cette étroite entente; surtout il protesta de la loyauté de ses intentions: il ne nourrissait aucun dessein hostile contre la Russie, entendait seulement lui prouver qu'il était libre de choisir ses alliés et ne redoutait personne. En dépit de certaines brusqueries de langage et de quelques accès d'humeur, il était sincère : en aiguillant la politique de l'Allemagne dans une direction nouvelle, il ne voulait pas rompre avec le passé. Quand, après la mort de Victor-Emmanuel (1878) et l'occupation de la Tunisie par la France, le roi Humbert eut adhéré à l'alliance austro-allemande (1883), une des principales préoccupations du chancelier fut de rassurer la Russie, et il conclut avec elle une « contre-assu

rance ».

Maintenir en même temps des relations d'étroite amitié et d'entente cordiale avec deux nations dont les intérêts sont opposés et les ambitions rivales, la gageure était hardie. Bismarck y réussit jusqu'à la révolution de Bulgarie : à ce moment il affecta une grande correction, proclama l'hégémonie morale de la Russie sur la Bulgarie, tint énergiquement tèle aux progressistes et aux ultramontains allemands, très montés contre le tsar. Ses déclarations ne furent pas prises au sérieux par le cabinet de Pétersbourg, et les panslavistes reprirent leur campagne contre lui. Assez maladroitement, il servit leurs secrets desseins par une de ces dangereuses manoeuvres parlementaires dont la déconvenue de 1875 aurait dù le guérir. Pour vaincre les résistances du Reichstag qui ne demandait qu'à se laisser forcer la main, il fit appel au chauvinisme, réveilla

les haines furieuses contre l'étranger; les crédits militaires furent votés par une énorme majorité (11 mars 1887), mais les passions étaient des deux parts si excitées que la paix était à la merci d'un hasard (incident Schnæbelé).

La chute du général Boulanger (juin 1887) détendit la situation du côté de la France. Mais les ennemis de Bismarck avaient beau jeu pour dénoncer son absence de scrupules; le tsar demeurait défiant. Aux menaces de la presse russe le chancelier répondit en publiant le traité d'alliance entre l'Autriche et l'Allemagne (3 février 1888) et en proposant au Parlement une série de mesures destinées à compléter l'organisation militaire de l'empire on créait un deuxième ban de la landwehr, où les soldats serviraient jusqu'à trente-neuf ans; ils feraient partie du landsturm jusqu'à quarante-cinq ans.

Dans la discussion, Bismarck prononça un discours célèbre (6 février 1888) qui est comme son testament politique. Après avoir rappelé que l'Allemagne aurait ainsi les ressources nécessaires pour faire face à une attaque combinée sur ses frontières de l'ouest et de l'est, il ajouta : « Les forces mêmes que nous vous demandons nous condamnent à une politique. pacifique. Cette affirmation a l'air d'un paradoxe, et elle est vraie cependant. Avec une machine comme celle que représente l'armée allemande, on n'entreprend pas de guerre offensive. Il n'y a de guerre possible actuellement que celle qui serait acceptée par tous ceux qui sont tenus d'y prendre part, c'est-àdire par la nation entière, une guerre conduite avec le même enthousiasme que celle de 1870 où nous avons été impudemment provoqués. Oh! dans ce cas, dans l'Allemagne entière, du Rhin au Memel, ce serait une explosion de poudrière; le pays se hérisserait de fusils, et malheur à l'imprudent qui oserait se mesurer avec cette fureur germaine. J'inviterais aussi volontiers les étrangers à renoncer à leur système de menaces; nous autres Allemands, nous craignons Dieu, mais nous ne craignons. rien autre chose au monde. »

HISTOIRE GÉNÉRALE. XII.

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L'ère nouvelle.

L'empereur Frédéric III. L'emprunt de 300 millions que demandait Bismarck pour compléter la défense de l'Empire fut voté par acclamation (20 février 1888); presque tous les partis avaient fait assaut de loyalisme. Ce fut la dernière joie de l'empereur Guillaume. Le 9 mars, il mourait, après une courte maladie, à l'âge de quatre-vingt-onze ans. Avec lui disparaissait la génération héroïque, celle des luttes gigantesques et des triomphes prodigieux : la plupart de ses compagnons l'avaient déjà précédé Roon (1879), Manteuffel et le prince Frédéric-Charles (1885), Vogel de Falkenstein; Moltke lui survivra encore trois ans, Bismarck dix ans. Comme après tous les règnes qui se prolongent trop, on respira. Une ère nouvelle allait s'ouvrir, ère de liberté et de modération, disaient volontiers tous ceux qu'avait lassés la rude poigne du chancelier et qui, pour s'affranchir de sa direction, comptaient sur le nouveau souverain. Mais ce souverain agonisait.

Le fils aîné de Guillaume Ier, Frédéric, était né en 1831. Pendant les grandes guerres, il avait été au premier plan, et si large que soit la part qu'il convienne d'attribuer dans ses succès à son chef d'état-major Blumenthal, nulle part il n'avait paru inférieur à sa tàche. La fortune, comme si elle avait voulu le dédommager par avance des tortures qu'elle lui réservait, lui avait ménagé d'extraordinaires faveurs son arrivée sur le champ de bataille de Königgrætz avait déterminé la défaite des Autrichiens; il avait battu Mac-Mahon à Worth et à Sedan. Depuis lors, en dépit de ses titres d'inspecteur des armées du Sud et de président du Conseil d'État, il vivait non en disgrâce, mais à l'écart, soit que son père se défiât de lui, de ses velléités libérales, de ses rapports trop intimes avec l'Angleterre, soit simplement par jalousie de vieillard qui se cramponne au pouvoir. Il est bien difficile aujourd'hui de dire si les sympathies qu'affectait pour lui le parti progressiste étaient sincères, plus encore si elles étaient fondées. Nous savons qu'il

souffrait de l'éloignement où on le tenait, sa femme plus que lui encore, la princesse Victoria, la fille bien-aimée du prince Albert qui l'avait élevée dans ses théories parlementaires : comme chez beaucoup de femmes, il n'est pas défendu de supposer que ses convictions politiques n'étaient pas absolument théoriques et qu'elles lui eussent été moins chères si elles n'eussent été aussi antipathiques au chancelier. Frédéric avait pour elle un amour un peu humble, suivait volontiers sa direction: animé de bonnes intentions, un peu faible, pénétré malgré tout de la tradition prussienne la plus pure, il n'est pas sûr qu'il eût jamais osé rompre nettement en visière à Bismarck. Comment y aurait-il songé, alors qu'il n'avait plus qu'une ombre de vie!

Au mois de février 1887, il avait commencé à souffrir, était devenu presque aphone. Les médecins allemands diagnostiquèrent un cancer du larynx et conseillèrent une opération : c'était l'abdication nécessaire. La princesse refusa, soutenue par un médecin anglais, Mackenzie. Un séjour sur les bords du lac de Côme et à San Remo n'arrêta pas les progrès du mal, et au mois de février 1888, pour éviter l'étouffement on dut pratiquer la trachéotomie. Le spectacle fut triste de ce cadavre que se disputaient les partis. Les ennemis de Bismarck triomphèrent de quelques croix distribuées à des libéraux, à Bennigsen, à Virchow, à Forckenbeck, qui passait pour le confident le plus intime du prince et dont on annonçait l'arrivée prochaine au pouvoir. Un symptôme plus sérieux, ce fut le renvoi de Puttkamer, le ministre réactionnaire, et - circonstance remarquable, à la suite d'un vote du Parlement qui avait blàmé l'intervention des autorités administratives dans les élections. Dans les questions extérieures, Bismarck prit une revanche décisive. On prétendait que l'impératrice Victoria, demeurée très anglaise, désirait se rapprocher de la France pour faire face à la Russie avec toutes ses forces de là l'importance du projet de mariage de la fille aînée de l'empereur Frédéric III, Victoria, avec le prince Alexandre de Battenberg; la princesse avait du goût pour le bel officier; la reine d'Angleterre, sa grand'mère, était touchée de cette idylle, que goûtait aussi son ministère, sans

doute pour d'autres raisons. Bismarck mit son veto absolu à une union que le tsar eût regardée comme une offense personnelle. L'empereur, que ce mariage avait toujours froissé, refusa de sacrifier son chancelier à une intrigue louche. A la suite de quelques bagarres auxquelles avait donné lieu à Belfort le voyage d'étudiants allemands, il lui accorda des mesures de rigueur contre la France, exigea des passeports de tous les voyageurs qui entreraient en Allemagne de ce côté, ferma l'Alsace par une muraille de Chine (22 mai 1888). Quelques semaines après, il mourait (18 juin), emportant avec lui dans la tombe l'espoir de toute une génération, de celle qui, née vers 1840, avait eu le goût de la liberté et le culte des institutions parlementaires.

Guillaume II. La chute de Bismarck. Le nouvel empereur, Guillaume II, était né en 1859. Ses éducateurs, Hintzpeter, pour qui il avait conservé de l'affection, le général Stolberg, qui avait dirigé son instruction militaire, plus tard le pasteur Stocker et le général de Waldersee avaient surtout, semble-t-il, développé en lui le sentiment mystique de sa mission royale. Il avait grandi au bruit de Sadowa et de Sedan, il en avait gardé comme une griserie, la passion des exercices militaires, le culte de la force, un patriotisme exalté, une admiration fervente pour son grand-père. Il ne lui ressemblait guère, rappelait bien davantage par certains côtés l'imagination exubérante, l'éloquence redondante, l'imprévu des résolutions, son grandoncle, le romantique Frédéric-Guillaume IV. Très jeune, très vivant, très actif, avec un goût des déplacements un peu fiévreux, le désir d'étonner le monde et de lui montrer qu'il était hors de page, il trouva vite lourde la tutelle de M. de Bismarck. Malgré ses instances, il refusa de renouveler le traité de 1885 avec la Russie, convoqua une conférence internationale pour régler la condition des ouvriers. Le chancelier, qui sentait l'autorité lui échapper, par une conversion tardive au parlementarisme rappela que, responsable devant le Reichstag, il avait le droit de demander que rien ne se fit en dehors de lui, évoqua un ordre du cabinet de Frédéric-Guillaume IV, d'après lequel les rapports des ministres avec le roi étaient réglés par le président

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