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vêtu en moujik, accompagne dans leur migration annuelle les moujiks du Nord qui s'en vont faire la récolte dans les gouvernements du Sud; tel autre s'engage dans une fabrique, simple ouvrier. Quand Sophie Bardine fut prise sur le fait, commentant à un cercle d'ouvriers une brochure socialiste, elle était employée, depuis plusieurs mois, dans une filature des environs de Moscou, travaillant quinze heures par jour, et partageant la misère des ouvrières.

Cette propagande devait produire, et produisait effectivement des conversions; mais avant qu'elles pussent avoir, à leur tour, des conséquences appréciables, il se serait passé beaucoup d'années, assez pour donner au zèle des missionnaires le temps de se refroidir. Ce fut grâce à la police que le mouvement dura et prit à la longue un caractère plus menaçant. Mises en éveil, dès 1873, par le procès du socialiste Nietchaief, les autorités se mirent à faire la chasse aux propagandistes. Les arrestations se multiplièrent; en 1877 il y eut, à Pétersbourg et à Moscou, deux procès monstres, celui des Cent quatre-vingt-treize et celui des Cinquante. Leur résultat ne fut pas tout à fait, malgré les condamnations prononcées, celui qu'attendait le gouvernement. Grâce à la publicité des débats qu'on n'osait pas encore tout à fait supprimer, le public put s'instruire dest procédés arbitraires et violents de la police, et mettre en regard le dévouement et le zèle quasi évangéliques des inculpés; les déclarations retentissantes de Sophie Bardine trouvèrent partout de l'écho. Et pendant que le gouvernement sortait plutôt affaibli de ces procès maladroits, les propagandistes, auxquels on ne permettait pas d'ètre pacifiques, devenaient violents; ils passaient à la propagande par le fait.

La crise révolutionnaire de 1878 à 1882. Le lendemain du jour (24 janvier 1878) où fut prononcé, à SaintPétersbourg, l'arrêt contre les Cent quatre-vingt-treize, le général Trépof, grand maître de la police de Pétersbourg, fut grièvement blessé d'un coup de revolver, par une jeune fille, Vera Zassoulitch, qui lui avait demandé une audience, précisément dans l'intention de le tuer. Arrêtée sur place, Vera Zassoulitch passa à son tour devant le jury. Il fut établi, au cours

des débats, que, depuis plusieurs années, elle était en butte aux persécutions de la police, pour avoir été dépositaire, lors du procès de Nietchaief, de lettres dont elle ignorait le contenu; que, du reste, elle ne connaissait pas le général Trépof, et n'avait aucun grief personnel contre lui. Elle savait seulement qu'un jour, visitant la prison, il avait fait fouetter un détenu politique, l'étudiant Bogolioubof, qui ne l'avait pas salué. Or, un oukaze avait solennellement aboli les châtiments corporels : en frappant Trépof, Vera Zassoulitch s'était donc fait simplement l'instrument de la vindicte publique. Le ury l'acquitta, aux applaudissements d'une foule immense. Mise immédiatement en liberté, elle put gagner la porte de la salle; là, la police essaya de la ressaisir; la foule résista, et, pendant qu'on se battait autour d'elle, Vera Zassoulitch disparut. Quelques mois plus tard, on apprit qu'elle était en sûreté à l'étranger.

La conclusion du procès, celle qui aurait été en harmonie avec le vœu de la Russie intelligente et le caractère d'un règne jusqu'alors réformiste, eût dû être la punition sévère des abus que le verdict du jury venait de flétrir. Le gouvernement ne le comprit pas; au lieu de prendre les mesures que l'opinion attendait de lui, avec une impatience surexcitée encore par les mécomptes de la guerre d'Orient, il se borna à supprimer, par oukaze de mai 1878, la compétence du jury pour tous les attentats commis contre des fonctionnaires publics. Puis il profita de ce qu'en raison de la guerre, un certain nombre de gouvernements du Sud étaient soumis à l'état de siège, pour y appliquer la loi martiale aux révolutionnaires. En juillet, à Odessa, on fit passer en conseil de guerre cinq jeunes gens et trois jeunes filles inculpés de complot et de résistance à main armée aux autorités. Le principal des accusés, Kovalski, fut condamné à mort et fusillé. Deux jours plus tard, le chef de la police secrète (III° section du ministère de l'Intérieur), le général Mezentsof, qui avait été prévenu qu'il payerait pour Kovalski, fut poignardé sur la place du Palais Michel, à Saint-Pétersbourg, par un jeune homme qui échappa à toutes les recherches. Entre temps, l'officier de gendarmerie Heyking avait été poignardé à

Kief, où déjà, quelques semaines plus tôt, le Recteur de l'Université avait été attaqué et grièvement blessé dans l'intérieur même du Palais académique.

On était loin de la propagande pacifique. Entre les révolutionnaires et le gouvernement, le duel se poursuit, désormais, avec aussi peu de scrupules d'un côté que de l'autre. Le 9 août 1878, un décret défère aux cours martiales tous les complots ou attentats contre l'État, ce qui non seulement change la procédure, mais aggrave les pénalités; dans toutes les provinces, les arrestations et les déportations sans jugement se multiplient. En février 1879, à Kharkof, un certain Fomine est arrêté pour avoir tenté de délivrer des prisonniers politiques; il est livré au conseil de guerre par le gouverneur, prince Krapotkine, le frère d'un des chefs du mouvement révolutionnaire. Aussitôt, dans toutes les grandes villes de la Russie, le « Comité exécutif affiche la condamnation à mort qu'il a prononcée contre le gouverneur de Kharkof, et, avant même que Fomine eût été jugé, dans la nuit du 21 au 22 février, au sortir d'un bal, le price Krapotkine tombe mortellement blessé d'un coup de revolver. Quinze jours plus tard, à Odessa, c'est le tour du colonel de gendarmerie Knoop à côté de son cadavre, dans sa maison, on trouve l'arrêt du « Comité exécutif ». Le 23 mars, à Moscou, on tue un agent de la police secrète, Reinstein. Le même jour, à Petersbourg, attentat contre le successeur de Mezentsof, le général Drenteln. Le 5 avril, à Kief, on tire sur le gouverneur; le 10, à Arkhangel, le maître de police est poignardé; enfin, le 15, Solovief tire cinq coups de revolver sur l'Empereur, qui n'est pas atteint.

La réponse du gouvernement à ce dernier attentat, ce fut l'institution des gouverneurs généraux militaires. La Russie fut partagée en six grands gouvernements, dont les chefs furent investis de pouvoirs absolus. Désormais, tout accusé put être soustrait, sur simple décision du gouverneur général, à ses juges naturels, pour être amené devant un conseil de guerre; il put être mis en jugement sans enquête préalable, condamné sans dépositions orales de témoins, exécuté sans examen de son pourvoi en cassation (oukaze du 9 août 1878). C'était en

quelque sorte l'institution officielle de la Terreur blanche, pour répondre à la Terreur rouge; les révolutionnaires se proclamaient fiers d'avoir amené le gouvernement à cette aveugle exaspération. « Quelques assassinats mesquins que nous avons commis, dit leur journal, Terre et Liberté, ont contraint le gouvernement à proclamer l'état de siège, à doubler la police politique, à placer des postes de Cosaques dans tous les coins, à répandre dans les campagnes des essaims de gendarmes. Par quelques acles résolus, nous avons amené à ces mesures désespérées cette autocratie que n'ont pas pu ébranler des années d'agitation secrète, des siècles d'agonie, le désespoir des jeunes gens, les gémissements des opprimés et les malédictions des milliers de personnes assassinées dans l'exil ou torturées jusqu'à la mort dans les déserts et dans les mines de Sibérie. » Et, renonçant aux assassinats mesquins, le Comité exécutif (qui ne s'était pas reconnu responsable de l'attentat de Solovief) condamna à mort l'empereur Alexandre II, par une proclamation.

datée du 26 août 1879.

Le 1er décembre, le train impérial, revenant de Crimée, fut jeté en l'air, à l'entrée de Moscou, par une explosion qui détruisit la voie ferrée; mais l'Empereur était passé dans le train précédent : le coup était à recommencer. Le 26 janvier 1880, une proclamation du Comité exécutif avisa l'Empereur des conditions auxquelles on lui ferait grâce octroi de la liberté de conscience et de la presse, institution d'une représentation nationale. Et le gouvernement n'ayant pas répondu à cette mise en demeure, le 17 février, au Palais d'Hiver, à six heures du soir, au moment où la famille impériale allait pénétrer dans la salle à manger, une formidable explosion secoua tout l'édifice la salle à manger saula, et avec elle le corps de garde placé audessous. Quarante soldats du régiment de Finlande y furent tués quant à l'Empereur, il échappa grâce au retard d'un de ses convives, le prince de Bulgarie.

L'impuissance du système de répression à outrance paraissait bien établie. Plus l'on déportait, plus l'on exécutait, plus l'audace des révolutionnaires croissait, et plus leurs moyens d'action se perfectionnaient.

En réalité, les gens qui tenaient ainsi le gouvernement en échec étaient peu nombreux. Des anciens propagandistes, beaucoup avaient disparu; de ceux qui avaient échappé à la police, la plus petite partie, ceux qui avaient pour organes Terre et Liberté, s'étaient engagés dans le mouvement terroriste. Ce qui compensait leur petit nombre, c'était leur audace, leur froide détermination, leur stoïcisme et enfin la discipline avec laquelle, isolés ou réunis par groupes, d'un bout à l'autre de la Russie, ils obéissaient au plan de campagne dressé par le Comité exécutif.

On reste confondu de l'énergie patiente avec laquelle leurs attentats étaient préparés. Lorsqu'il s'était agi de faire sauter le train impérial, à son retour de Crimée, trois mines avaient été creusées sur son parcours. L'une n'avait pu être prête à temps; dans l'autre, l'appareil électrique chargé d'enflammer la dynamite n'avait pas joué; nous avons déjà dit l'effet de la troisième. Pour la creuser, il avait fallu deux mois et demi de travail. Son principal auteur était ce Hartmann, dont l'arrestation à Paris, puis la mise en liberté donnèrent lieu à des difficultés entre les gouvernements russe et français. Se faisant passer pour un artisan de Saratof, il avait acheté une maisonnette, à proximité de la voie ferrée, et s'y était établi avec Sophie Perovskaïa, qui passait pour sa femme. Trois ou quatre compagnons étaient venus les y rejoindre, clandestinement, et pendant que Sophie Perovskaïa pourvoyait à leur nourriture, ils avaient percé une galerie de 45 mètres, large de 85 centimètres, avec des instruments grossiers, sans aucune des connaissances spéciales des mineurs, dans la boue et l'eau glacée. La police, mise en éveil par certains indices, avait fait une descente dans leur maisonnette; Sophie Perovskaïa avait reçu les policiers, le front serein, et détourné leurs

soupçons.

Au Palais d'Hiver, le principal, presque l'unique auteur de l'attentat, fut un certain Khaltourine, un ouvrier menuisier, auquel le Comité exécutif s'était borné à fournir de la dynamite. Il avait trouvé moyen de se faire engager pour des travaux qui s'achevaient au Palais d'Hiver, dans les caves, juste sous

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