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fondée en 1864 par Seïd Ahmed, dans la maison et sous la présidence du mollah Abdoullathif Khan Bahadour. Le discours prononcé par le seïd à l'inauguration de la société traduit exactement les sentiments des musulmans libéraux à cette époque ; un Turc, fondateur de la Jeune-Turquie, aurait pu aussi bien le prononcer que l'uléma indien, fonctionnaire loyaliste du gouvernement. Plus tard, les visées nationalistes se sont accentuées en Turquie, et ont commencé à prendre corps dans l'Inde. Dans ce discours, le seïd reproche aux musulmans leur manque de patriotisme et leur indique la cause de leur décadence, l'arrêt de la culture intellectuelle chez eux, et leur infériorité scientifique. « Il faut, dit-il, étudier les ouvrages scientifiques européens, bien qu'ils ne soient pas écrits par des musulmans et qu'on y puisse trouver des propositions contraires à l'enseignement du Coran. Il faut agir ainsi à l'imitation des anciens Arabes qui ne croyaient pas déroger à leur foi en étudiant l'astrologie de Pythagore; mais sans se laisser égarer par les arguments fantastiques des philosophes irréligieux » 1.

Un an après l'Andjouman de Calcutta, les musulmans du nordouest de l'Inde fondaient celui du Pendjab à Lahore. Dès l'année 1866 cette dernière société commençait à sortir du cercle de la littérature pure ou des sciences idéales, et se risquait à trailer de matières sociales et politiques. « La société de Lahore, dont le D' Leitner est toujours le membre le plus actif, a été réunie, en avril dernier, en séance générale, et le secrétaire Mohammed Husein, a annoncé qu'elle publierait des traités sur des sujets d'utilité publique. Dans cette séance, on s'occupa des plaintes des pauvres traités dans les hospices du gouvernement, des réformes à opérer dans les ventes à l'encan, des règlements à adopter dans le débit des médicaments, des encouragements à donner à la culture des végétaux propres aux lieux montagneux. En septembre dernier, il a été tenu une autre séance dans laquelle il a été proposé de demander au gouvernement l'admission des indigènes non seulement aux petits emplois, mais aussi aux grands, et de réclamer contre certains abus dans les chemins de fer2. »

1. Je cite le discours du seïd d'après la traduction de Garcin de Tassy. 2. Miral Gazette, 21 septembre 1867, cité par G. de T.

Sans doute la plupart de ces sociétés affichent leurs sentiments de loyalisme pour le gouvernement anglais, et le libéralisme religieux de beaucoup d'entre elles, qui admettent leurs membres. sans distinction de culte, est absolument sincère; mais, dans ces trente dernières années, leur tendance à devenir des groupements d'opposition politique et sociale s'est graduellement développée.

L'action des sociétés s'est surtout produite sur les journaux dont un certain nombre, comme l'Aligarh Akhbar, par exemple, ne sont plus que l'organe de la société établie dans la ville où ils sont publiés.

La presse. Il ne s'est pas produit, parmi les musulmans de l'Inde, un mouvement littéraire comme celui de Turquie; leur activité intellectuelle ne s'est montrée que dans l'apologétique religieuse, à laquelle les amenait le zèle aggressif des missionnaires chrétiens, et dans le journalisme. Bien que les musulmans soient une minorité dans la péninsule, leurs journaux y sont en majorité. La plus ancienne statistique que j'aie sous la main date de 1852, et donne pour les provinces du nord-ouest vingt et un journaux musulmans sur trente et un; trois de ces journaux sont exclusivement religieux. En 1853, le nombre des journaux a presque doublé (plus de cinquante). La crise de l'insurrection arrêta court ce mouvement de la presse; beaucoup de journaux disparurent, mais, dès 1862, le mouvement avait si bien repris que le gouvernement du Bengale rapporteur de la presse indigène » chargé d'en faire connaître les opinions à l'autorité par un rapport hebdomadaire. Dès cette époque, la liberté de la presse indigène, allaquée par les ultra-gouvernementaux anglais, était défendue par les journaux musulmans, qui se sentaient particulièrement menacés : « Il n'y a pas longtemps, dit le Pendjabi du 7 juin 1876, que l'Hindoustan, qui est un pays immense, et qui fut jadis le berceau de toutes les sciences et de tous les arts, était appelé « contrée ténébreuse ». Mais maintenant que depuis un certain temps les journaux y sont en circulation, le progrès qui éclaire le monde s'y manifeste. Ainsi, bien que la lumière primitive et l'éclat antérieur ne lui soient pas revenus, néanmoins ces tempsci valent mieux que les temps dernièrement écoulés.

nomma un «

<< Maintenant des journaux de toute espèce, hindoustanis, anglais, persans et arabes sont répandus dans ce pays; les journaux peuvent faire l'office d'un conseiller bienveillant; par leur moyen, la réforme du pays est possible. Cette contrée jouit de la sécurité et de la tranquillité dans laquelle la liberté de la presse existe; dans les pays où il n'y a pas de journaux, les sujets ne sont jamais tranquilles ».

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Cependant l'opposition des journaux musulmans allait s'accentuant, à mesure que la presse anglaise accentuait elle-même ses attaques contre le journalisme indigène. Un journal musulman de Mirat, le Djam i Djamchid, la Coupe de Djamchid», reproduit par l'Aligarh Akhbar, est le premier à mettre de la vivacité dans sa polémique. « Les journaux anglais, dit-il, se flattent d'être le véritable thermomètre du progrès et de la décadence; ils dénient cet honneur aux journaux indiens; mais les journaux indiens se moquent de leurs railleries. Ils ont secoué leur insouciance et leur paresse, et ils profitent de la liberté que le gouvernement leur laisse; ils disent franchement ce qu'ils pensent. Les journaux anglais font entendre des menaces; les indiens useront de représailles, et on ne pourra les en blâmer ». Les ultra-conservateurs furent les plus forts, et la censure fut établie pour la presse indigène de l'Inde en 1877. Cette même année, les musulmans de l'Inde, tout en protestant de leur loyalisme, jetèrent les yeux hors de la péninsule, vers le Padichah de Constantinople, Alem penah & Refuge du monde ». A l'occasion de la guerre russo-turque, ils organisèrent des souscriptions, et affirmèrent hautement leur solidarité avec leurs coreligionnaires d'Occident. Sans prendre de caractère révolutionnaire, ni de programme, une sourde agitation islamique n'a cessé, depuis cette époque, de se manifester, tantôt par des articles de journaux, tantôt par des manifestations populaires. Sans doute, les musulmans de l'Inde sont altachés au gouvernement anglais, dont ils ne peuvent après tout se passer, mais comme à un pis-aller; leurs sympathies, sinon leurs espérances, sont hors de l'Inde, à Constantinople et à la Mekke. Cette agitation a entraîné le gouvernement anglais à une suite de mesures réactionnaires contre la presse

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musulmane. On remarquera que toutes les manifestations islamiques ont immédiatement suivi les mouvements de ce genre qui se sont produits en Turquie; dès 1876, le correspondant de Constantinople de la Revue britannique', l'un des journaux européens les mieux informés de ce que pense le monde musulman, écrivait « J'exprime certainement en ce moment des idées assez nouvelles, mais elles me sont suggérées par le caractère de plus en plus religieux que prend en Turquie le mouvement révolutionnaire, dont on peut constater le rapide développement. Sous peine de périr, il faut absolument que l'islam trouve le moyen de se rattacher tous les non musulmans vivant dans son sein par les liens de l'égalité civile, et ce but, il ne pourra vraisemblablement l'atteindre qu'à la suite de cruelles défaites; mais, une fois ce redoutable problème résolu, l'islamisme reprendra certainement sa force d'expansion en Asie et menacera de plus en plus la domination anglaise dans les Indes. Attirer à soi tous les déshérités du brahmanisme, devenir la religion de la majorité des Indiens et supplanter les Anglais, c'était le rève d'Abd-ul-Aziz, c'est celui de tous les musulmans intelligents et instruits que j'ai connus ».

Ces articles de journaux sont d'ailleurs généralement suivis d'un résultat positif. Après la campagne commencée dans le Pendjabi et reproduite dans les journaux turcs, notamment dans le Baciret, des souscriptions s'ouvraient un peu partout en faveur des nouveaux musulmans; on s'ingéniait à quêter. A Bombay, on décidait, à la fète du Barât ou purification (c'est le jour des morts dans l'Islam) de mettre des troncs dans les cimetières pour l'œuvre de la conversion des infidèles.

Ces manœuvres servaient de thème aux missionnaires et aux ultra-conservateurs anglais de l'Inde pour demander des mesures de répression contre la presse et les sociétés musulmanes de l'Inde; ils ont fini par les obtenir, à la suite des émeutes musulmanes qui éclatèrent à Calcutta et à Pouna, en 1897, au moment de la guerre turco-grecque. Nombre de journaux musulmans furent supprimés, de journalistes arrêtés, de sociétés

1. N° de décembre 1876.

dissoutes; on profita de l'occasion pour sévir contre la presse indigène indoue non musulmane, et pour interdire l'entrée de l'Inde aux journaux turcs, jusqu'aux inoffensifs maloumat, qui représentent en Turquie l'Illustration de France. Les musulmans ont protesté de leur loyalisme, mais, pour être devenues clandestines, leurs relations avec leurs coreligionnaires de Turquie n'en sont pas devenues moins intimes, ni moins fréquentes.

En 1867, un

La propagande. Les polémiques. musulman de bonne famille du Nord-Ouest, Imad-ed-Din, se convertit au christianisme, se fit prêtre de l'église anglicane, et entraîna son frère Khaïr-ed-Din à se convertir comme lui. L'affaire fit grand bruit, et les missionnaires redoublèrent de zèle. De leur côté, les musulmans rendirent coup pour coup, et réussirent à faire des prosélytes. On trouvera dans les revues annuelles de Garcin de Tassy les listes des livres, des brochures, des revues et des journaux dans lesquels les musulmans de l'Inde réfutent les missionnaires ou argumentent contre eux. Parmi ces ouvrages, je signale, comme intéressant et écrit dans un esprit libéral, le livre du mollah Seïd Amir Ali (publié en anglais, 1874): A critical examination of the life and teaching of Mohammed, et, parmi les ouvrages récents, celui du mollah Tcheragh Ali, qui rectifie les idées particulièrement propagées par les missionnaires sur l'obligation de la guerre sainte pour les musulmans Critical exposition of the law of Djihad.

En 1874, le Baciret, le Clairvoyant », de Constantinople commençait une campagne violente contre les missionnaires, et demandait la formation de sociétés spécialement organisées pour s'opposer au prosélytisme chrétien et démontrer la vérité de la religion musulmane, d'une ligue panislamique. Les articles furent reproduits dans tous les journaux musulmans de l'Inde et des comités se formèrent, surtout dans les provinces du nord-ouest. Le ton du modéré et libéral Aligarh Akhbar donne une idée de ce que devint l'apologétique dans les journaux musulmans à principes exclusifs et à tendances panislamiques Ceux qui aiment leur religion et qui conçoivent des craintes à son sujet à cause des efforts des missionnaires

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