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sans qui vivent sur elle; Duez, Butin, Lhermitte, Roll, Carrière ne voulurent aussi qu'être des peintres de la vie, et Fantin-Latour, l'auteur de l'Hommage à Delacroix, en même temps qu'il essayait de transposer en quelques tableaux, où les couleurs s'ordonnent et s'orchestrent comme des symphonies musicales, ses impressions et ses visions de mélomane, peignait dans l'intimité et pour l'intimité des portraits de famille et des réunions d'amis. Au fond de la toile où ils sont comme à demi cachés dans une atmosphère de recueillement et d'harmonie que la peinture a su rendre visible, ils vivent d'une vie discrète et profonde que la postérité sans doute comprendra mieux que les contemporains distraits par la cohue des Salons et les soubresauts tapageurs de la mode.

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Cazin, avec une tendresse pénétrante et comme à demi-voix, révélait les harmonies voilées, la douceur et la mélancolie des paysages du Nord; de ses falaises de Boulogne et de ses grèves solitaires il suivait dans le ciel le déclin et le lever du jour, et il semble, quand on parle d'une certaine manière « intime » d'interroger et d'interpréter la nature, que, pour éviter les mots trop littéraires, c'est un recueil de ses dessins qu'il faudrait feuilleter.

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Cazin, Fantin-Latour, Lhermitte, James Tissot, G. Régamey, A. Legros, Roty, pour n'en pas citer d'autres, furent formés à l'enseignement d'un maitre admirable, qui marqua comme d'une empreinte morale tous ceux qui reçurent ses leçons et qui, si on ne l'avait systématiquement sacrifié aux ateliers officiels et académiques, aurait donné à notre école la méthode et la discicipline libératrices dont elle avait besoin au lendemain de l'agitation romantique, entre le lyrisme épuisé et le classicisme expirant. Du moins a-t-il laissé, en quelques opuscules dignes d'être médités, à défaut du secret de son action personnelle, l'énoncé de quelques principes directeurs. Il faudra y revenir toutes les fois qu'on voudra, en laissant à l'inspiration et à l'émotion personnelles la plus entière liberté, munir l'élève de méthodes précises, d'habitudes de conscience, d'observation et d'esprit, de ressources certaines qui ne risquent pas de devenir des procédés et des recettes. Son traité de l'Education de la

HISTOIRE GÉNÉRALE. XII.

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mémoire pittoresque est un petit chef-d'œuvre de pédagogie pratique et profonde.

Les grands travaux de construction dont nous avons signalé quelques-uns furent l'occasion d'un grand nombre de « commandes », où le désir ou l'obligation de contenter beaucoup d'artistes et leurs amis a gravement compromis l'unité du parti pris et la signification décorative de l'ensemble. Du moins à la Sorbonne, comme à l'Hôtel de Ville et au Panthéon, Puvis de Chavannes laissa-t-il ces grandes pages tranquilles où le paysage élyséen et véridique communique aux figures qui l'habitent quelque chose de sa grandeur sereine et de son éternité. L'Histoire de Sainte Geneviève, au Panthéon, est une de ces œuvres hautement expressives où le présent et le passé se rejoignent et se confondent, où par delà le classicisme étroit la grande tradition française revit; où, dans un cadre de nature tout imprégné de la douceur du ciel de l'Ile de France, la plus lointaine histoire nationale s'anime avec le double charme de la légende naïve et de la vérité. L'invention sans cesse renouvelée, la souplesse et la virtuosité de M. A. Besnard, les charmants décors, comme bercés au rythme lent des molécules colorées, de M. Henri Martin, les graves et tendres visions de M. Eugène Carrière, les larges et puissantes évocations de réalité de Roll, y témoignent de la vitalité et de la variété de la peinture française en cette époque trop décriée par les contemporains. Et les portraits que nos peintres laisseront de nous à nos successeurs s'ils disent trop souvent chez le portraitiste l'habitude du métier facile et l'impatience du gain, chez le modèle la vanité banale et satisfaite prouveront aussi prouveront aussi par de nombreux témoins que la tradition de sincérité, d'observation pénétrante et de probité, qui fut aux heures de danger la sauvegarde et aux temps de fécondité le fonds solide et permanent de l'école française, restaient vivaces et efficaces à la fin comme au commencement du siècle. C'est par les portraitistes que furent conjurées les menaces ou réparés les ravages de l'académisme; c'est par les portraitistes que furent corrigés les excès de l'impressionisme.

A présent que toute liberté a été rendue à l'art et aux artistes,

que l'ancienne hiérarchie des « genres » a été renversée, que l'œuvre emprunte sa dignité, non plus au sujet choisi, mais à la somme de conscience et d'amour manifestée par elle, à présent que la langue pittoresque enrichie, assouplie par tant d'expériences et de conquêtes successives, peut se prêter à toutes les tendances du sentiment intérieur comme à toutes les réalisations de la vision directe et, comme un merveilleux instrument, attend la volonté et le cœur d'artiste qui la feront vibrer, ce serait grand'pitié si les peintres français restaient inférieurs à la tâche et aux belles espérances du siècle où nous allons entrer. Ils ont, au cours de celui qui finit, rendu à la France sa suprématie artistique; ils ont été à leur manière les témoins de toutes les transformations de la vie sociale et morale; ils ont retrouvé leur force et agrandi le patrimoine de l'art national dans la mesure où ils ont pris plus librement, plus humainement contact avec la nature et la vie. Ils n'auront plus désormais, dans la démocratie au milieu de laquelle ils sont appelés à vivre, à travailler pour la fantaisie du prince ou du blasé : c'est à l'homme et à l'humanité que doit aller leur art.

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Ce ne sont pas les plus puissants États qui fourniront à l'histoire de l'art du siècle finissant les plus intéressants chapitres. Les petits peuples du nord de l'Europe y ont pris au contraire, en ces trente dernières années, une part éminente. Après des tâtonnements plus ou moins longs, ils se sont mis d'accord avec eux-mêmes; après de longs voyages, ils sont rentrés au foyer et solidement établis sur la terre natale; convaincus enfin que le dernier mot et le suprême effort de la sagesse c'est encore <«< le retour à la spontanéité par la réflexion », ils ont demandé à leurs traditions populaires, à celles où l'instinct de leur race et les sollicitations de la nature ambiante devaient logiquement les ramener, mais dont la pédagogie académique les avait systématiquement écartés, le secret de l'originalité et de la force créatrice.

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Pays scandinaves. Les Danois, dont le patriotisme artistique fut longtemps concentré dans le culte de Thorwaldsen, ont achevé l'œuvre de leur émancipation. Ce n'est plus dans un académisme cosmopolite qu'ils vont chercher leurs modèles; ils ont compris que si l'art est par excellence la langue universelle, il n'en est pas moins le contraire d'un incolore volapück ». ». Goethe comparait l'histoire de la civilisation et de l'art à une grande fugue où la voix de tous les peuples se fait entendre tour à tour; il importe à la beauté de la symphonie humaine que chaque voix conserve son timbre et son accent. Au lendemain de la mutilation de leur patrie, les artistes danois comprirent d'instinct comme le groupe si homogène et si vivant des artistes finlandais aujourd'hui — que l'art peut être, comme la conscience, le suprême et inviolable refuge des nationalités menacées et des droits méconnus. On les vit chercher d'abord dans les principes de la construction en bois, leur véritable et leur seule architecture nationale, dans les motifs décoratifs, dont les bijoux des ancêtres et les broderies des costumes rustiques formaient comme le répertoire, un principe de renouvellement pour leur art industriel épuisé, puis reprendre vigoureusement contact avec la nature et faire avec tout leur cœur, « le portrait de leur pays ». Les Finlandais, les Norvégiens et les Suédois firent comme eux, et, quoiqu'on puisse relever des uns aux autres ces différenciations légères que, de province à province et d'homme à homme, l'art rend aussitôt sensibles au regard attentif, c'est bien de la même doctrine et de la même matière pittoresque, du même esprit et de la mème volonté qu'est formée leur école.

Que l'initiation technique leur soit en grande partie venue de France, que les grands paysagistes de 1830 et les « impressionnistes» aient exercé sur les peintres scandinaves une action. certaine, ils en conviendraient eux-mêmes d'autant plus aisément qu'ils n'ont travaillé que sur leur propre fonds, et sont restés originaux. Réunions d'amis, causeries sous la lampe, vie et travaux des champs et de la mer : voilà les choses familières et très humbles qui sont les sujets ordinaires de leurs tableaux. Mais ils n'y ont pas cherché des anecdotes; ce n'est pas un art

littéraire, de comédie ou de vaudeville; ce n'est pas non plus un réalisme excessif et militant; c'est encore moins ce mélange médiocre d'intentions sentimentales et de conventions qui s'est appelé « le genre » c'est vraiment un coin d'humanité qui est évoqué; l'esprit est intéressé, le cœur touché par l'évidente sincérité, la cordialité expansive d'un art vigoureux et sain, en qui la culture a rejoint l'instinct et qui, avec une sorte d'audace candide et de naïve intransigeance, nous révèle une façon tendre et profonde en sa bonhomie de comprendre la vie.

M. Vigo Johansen, en Danemark, est au premier rang des peintres de la vie intime. Dans ses réunions d'amis, fètes de famille, soirées de musique, dans la transparence voilée de l'atmosphère intérieure, dans la clarté des lampes, tantôt arrondie sous l'abat-jour, tantôt diffuse et épandue en fines modulations, il a rendu sensible, avec la finesse d'un Chardin septentrional, la douceur patriarcale et reposante du home. M. Peter Kroyer, qui est aussi graveur et sculpteur, prompt à saisir comme au vol l'aspect des choses dans la lumière du plein jour ou dans la demi-teinte, plus nerveux et plus incisif, est tour à tour un portraitiste pénétrant et un paysagiste incomparable. Nul n'a mieux que lui exprimé le charme de cette heure enchantée, de ces longs crépuscules d'extrême Nord, de ces soirs d'été où, dans la douceur satinée du ciel, la lumière prolongée du jour a déjà tout le mystère et tout l'apaisement de la nuit. Avec ces deux maîtres, MM. Vigo Pedersen, Paulsen, Niels Skovgaard, Ring, Philipsen, Irminger, Schichting, Mmes Anna Anker, Thomsen, Wegmann, d'autres encore mériteraient d'ètre nommés.

En Norvège domine une certaine rudesse à peindre l'apreté des longs hivers, la vie laborieuse des paysans et des pêcheurs. Mais, sous cette rudesse, une grande bonhomie se fait aussi sentir et, avec l'amour du foyer et de la terre natale, une tendresse d'âme, une aptitude à la rêverie après l'action vigoureuse, où le souvenir toujours vivant des antiques légendes s'éveille dans la contemplation des horizons familiers. Eyolf Soot, Sinding, Skrodsvig, Halfdan Strom, Borgen, A. Jacobsen, Werenskjold, Hans Heyerdahl, Wentzel, Aug. Eiebakke, Kitty Kielland, Hjerlow, Nils Hansten comptent parmi les forces

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