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Achille Luchaire creuse le moyen âge et y porte la lumière avec la même ardeur et un esprit aussi vigoureux mais moins systématique que son maître Fustel de Coulanges. Ce canton de la littérature est peut-être en ce moment le plus ardent au travail, le plus convaincu, et légitimement, de l'importance essentielle de ses travaux, le plus soucieux de mener à bien la tâche qu'il s'est attribuée.

La Philosophie. - Les philosophes rivalisent d'ardeur avec les historiens. Il faut remarquer d'abord que c'est une préoccupation non seulement particulière aux philosophes, mais commune à tous les esprits distingués en ce moment, que les grandes questions philosophiques. Un critique, comme Brunetière, un critique qui est en même temps un dramatiste, comme Jules Lemaître, ont leur avis et le donnent sur les problèmes généraux concernant la destiné humaine. Le tour d'esprit philosophique est général dans la littérature et dans toute la partie intellectuelle de la nation. Et c'est ainsi que nous croyons devoir nommer tout d'abord, en parlant des philosophes, un homme dont les études ont été des plus variées, mais qui, dans tout ce qu'il a écrit, se retrouve inquiet du problème religieux et du problème moral, y ramenant toutes ses réflexions et celles du lecteur: esprit philosophique quelque sujet qu'il traite, E. Melchior de Vogüé nous a d'abord fait connaître le roman russe contemporain; mais ce qui l'y avait attiré c'était les tendances philosophiques des Dostoïewski et des Tolstoï qui ont exercé et sur lui et sur toute la littérature française contemporaine une considérable influence. Depuis, soit dans ses Souvenirs et visions, soit dans ses Regards historiques et littéraires, qu'il écrivit des études littéraires, des études historiques ou des méditations personnelles, E. Melchior de Vogüé ne laissait jamais d'exposer, d'esquisser ou d'indiquer sa philosophie. Profondément spiritualiste et même idéaliste, persuadé de la légitimité du besoin de croire, et même de la nécessité d'une foi, il rêve l'établissement et dessine les lignes générales d'un christianisme et même d'un catholicisme libre et libéral, très large et très hospitalier, conservant toutes les fortes tendances, et toutes les belles habitudes d'esprit, et toutes les délicatesses de conscience dont il

fut l'inspirateur, et en même temps comprenant le monde. moderne, et l'aidant, loin de songer à l'y entraver, dans son évolution. E. Melchior de Vogüé n'a pas encore donné toute la précision désirable à ces nobles idées; mais il continue sa tâche, et poursuit son but à travers son enquête sur toutes les grandes idées et tous les grands sentiments de l'humanité ancienne et actuelle.

Emile Boutroux, soit dans son enseignement, soit dans ses livres, éclaire les points obscurs de l'histoire de la philosophie et maintient les esprits dans la voie ouverte par Kant, continuelle ment parcourue à nouveau et poussée plus avant par Renouvier. Gabriel Séailles, profondément convaincu de l'union profonde du beau et du bien, poursuit parallèlement les études esthétiques et les études morales, tantôt nous donne un portrait tout nouveau, peint avec amour et avec talent, de Léonard de Vinci, tantôt nous fait d'Ernest Renan une « biographie psychologique » d'un haut intérêt. Elève de Ravaisson, il ne veut laisser languir entre ses mains aucun des dépôts qui lui ont été confiés par le philosophe et l'artiste qui est son maître. Th. Ribot, enfin, dans une province toute différente de l'empire philosophique et avec de tout autres tendances, agrandit les frontières d'une science nouvelle, la psychologie physiologique, avec une ardeur de travail, une abondance d'information et une lucidité d'exposition tout à fait dignes d'être admirées.

Le Roman.- Par suite de diverses causes dont il faut bien dire que le succès de vente n'est pas la moins importante, le genre littéraire qui a été le plus cultivé depuis vingt-cinq ans est le roman. Pour l'immense majorité du public français la littérature ne consiste même qu'en romans, et on l'étonnerait si on le prévenait qu'il y a autre chose que des romans dans la littérature et qu'il y a eu même des littératures entières, et magnifiques, où le roman a paru à peine. Cet état d'esprit du grand public n'est pas sans danger et inspire quelques inquiétudes sur notre avenir littéraire; mais nous n'avons ici qu'à raconter; revenons à notre office. Déjà du temps du second Empire les frères Edmond et Jules de Goncourt s'étaient acquis une grande célébrité. Ils apportaient certainement quelque chose d'un peu nou

veau dans le roman. Ils étaient réalistes avec un peu plus de minutie que leurs prédécesseurs. Historiens anecdotiques, chroniqueurs très bien informés des menus détails des mœurs du XVIII siècle, ils avaient rapporté de leurs études historiques dans le roman le goût du document précis, du petit fait caractéristique, de la note prise et de la fiche qui passe sans changement du casier dans le volume. Et c'est ainsi, en effet, qu'ils écrivirent laborieusement Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Sœur Philomèle, Madame Gervaisais, Charles Demailly, etc. Comme il arrive assez souvent en littérature, une manière défectueuse de faire son ouvrage passa pour un genre nouveau. Le réalisme, large encore et traité d'un peu haut, de Balzac et de Flaubert ne se retrouvant point dans la manière des Goncourt, on chercha un nom nouveau pour caractériser leur manière, et c'est autour d'eux que le mot de « naturalisme », plus tard absorbé pour ainsi dire par Émile Zola, commença à être prononcé. Il n'a du reste aucun sens. Il exprime, selon qu'on songe à tel ou tel romancier en le prononçant, ou un réalisme plus bas, ou un réalisme plus détaillé, ou un réalisme plus sombre et plus accompagné de pessimisme que le réalisme proprement dit. A parler franc, le « naturalisme » est tout simplement le réalisme de 1865 à 1890; ce n'est pas une définition, c'est une dale. Celui des frères Goncourt était très particulier. Il ne cessait pas d'être l'étude consciencieuse et même obstinée du réel; il ne cessait pas de proscrire l'imagination pour serrer de plus près la réalité; mais, par suite des goûts personnels des auteurs, il s'appliquait toujours à des personnages un peu singuliers, à des déclassés, à des malades, à des maniaques. Quand le réalisme se spécialise ainsi, il reste lui-même quant à son fond, mais il cesse d'être lui-même quant à son but. Son but est sans doute de peindre l'humanité moyenne : tout ce qui est vrai est réel, mais quand on lit un roman, la sensation de réalité ne nous vient que si ce sont des hommes de moyen ordre et semblables à nous qui nous sont présentés. Ainsi les vrais romans réalistes sont le Gil Blas, les romans de Balzac moins la part d'imagination romantique qui y est renfermée, Madame Bovary, l'Éducation sentimentale. Quand le réalisme, quelque fidèle qu'il

soit à son esprit essentiel et à sa méthode, s'applique à des êtres d'exception, il n'a d'autre défaut que de ne plus donner la sensation de la réalité. Et tel était le réalisme des frères Goncourt. Il n'en est pas moins vrai qu'ils ont quelquefois, surtout dans Renée Mauperin, peint des personnages qui étaient encore, quoique particuliers, assez généraux, assez intelligibles à l'humanité commune pour éveiller l'intérêt du public et se classer parmi les œuvres fortes de l'observation. Une certaine affectation a gâté chez eux des qualités assez rares. Ils ne se sont pas contentés d'écrire honnêtement », comme disait La Bruyère : ils ont voulu écrire « divinement »; ils étaient bons écrivains ils ont voulu créer un style. Briser et même supprimer la construction, se passer de syntaxe, tourmenter et pétrir la phrase de manière à ce qu'elle exprimât directement, immédiatement, la sensation de l'écrivain, son impression, la vibration de ses nerfs, c'est à quoi ils s'appliquèrent de toutes leurs forces. Il y avait de ce style-là dans Saint-Simon et dans Michelet. Ce dernier surtout a été leur vrai maître. Mais chez les Goncourt on sent trop que ce style ultra personnel, dont il doit y avoir quelque chose dans tous les grands écrivains, est trop constamment un procédé. Il est extrêmement fatigant. Toutes monotonies sont pénibles.

Le véritable élève des Goncourt n'est pas Émile Zola, c'est Alphonse Daudet. A la fois très artiste et très habile, Alphonse Daudet comprit bien, et ses aptitudes à lui, et les mérites des Goncourt, et les périls de leur manière. Il semble avoir voulu se donner toutes leurs qualités dans la mesure de son talent propre et éviter tous leurs défauts. Comme eux il ne voulut rien. écrire qui ne fût un fait vrai, observé par l'auteur même, noté à l'instant et plus tard transporté dans un roman avec le minimum d'arrangement et d'adaptation. Mais il prit bien garde de ne pas observer seulement les cas exceptionnels; au contraire il disposa le plus possible sa vie de manière à respirer en pleine vie générale contemporaine. Il voulut connaître et il connut des commerçants, des députés, des ministres, des parvenus, des médecins à la mode, de petites gens aussi, mais sans en encombrer ses notes et son œuvre, défaut fréquent de ceux

qui, ayant naturellement cette matière plus à leur portée, lui donnent dans leurs œuvres une importance disproportionnée. De la sorte il fit des romans à la fois très circonstanciés, très particuliers, si particuliers même qu'ils avaient un air d'actualités arrangées en romans; mais en même temps très intelligibles et accessibles à la foule. Fromont jeune et Risler aîné, le Nabab, Jack, les Rois en exil, Sapho ont ce double caractère très accusé, tantôt, comme le Nabab et les Rois en exil, surtout romans d'actualité, tantôt, comme Fromont et Sapho, plus généraux, d'un intérêt plus universel, mais pris encore, pour tout le détail, dans le vif de la vie contemporaine. A ces chances de succès, Daudet, soit habileté encore, soit bien plutôt tendance naturelle de son tempérament, en ajoutait une autre très considérable. Il savait toucher. Il irritait les derniers « impassibles > et les tenants de l'art pour l'art, et les admirateurs trop exclusifs de Gautier, par l'art d'attirer la compassion sur les souffrants, les humbles, les persécutés et les disgraciés (Fromont, l'Évangéliste). « C'est du Dickens », disait-on, soit pour le louer, soit pour le railler. C'était du Dickens, plus discret, moins appuyé, à la française, très savoureux, et à notre avis, très distingué. Ici Daudet abandonnait tout à fait la manière et des Goncourt et de Flaubert, à tel point que tel de ses romans, l'Évangéliste, non seulement n'avait rien de l'impassibilité recommandée par l'école, mais était même une espèce de pamphlet où l'auteur se jetait en personne, un cri de pitié et de colère qu'il laissait échapper. Cette partie du talent de Daudet n'a pas été celle qui lui a valu le moins de suffrages. Enfin, comme style même, Daudet était un élève des Goncourt, avisé et judicieux, original. Il écrivait, lui aussi, en artiste, en peintre et avec ses sensations; mais s'il brisait sa phrase, il ne la disloquait pas. Il y avait dans sa manière d'écrire de l'aisance, de la bonne grâce et un tour libre, mais non singulier. Il avait des audaces sans avoir de gageures, et un emploi nouveau de la langue, mais qui n'en blessait pas les règles essentielles et n'en altérait par le génie, surtout qui ne fatiguait pas par l'affectation ou par la répétition des procédés. C'était, tout compte fait, un romancier très bien doué, chez qui l'imagination et l'obser

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