Page images
PDF
EPUB

vation n'étaient pas loin d'être en équilibre, et un écrivain remarquable, chez qui la connaissance de la langue générale et l'invention de la langue personnelle, combinées dans une mesure juste, constituaient une originalité sans bizarrerie.

Émile Zola débutait dans le même temps, c'est-à-dire au commencement de la seconde République. La manière qu'il s'est faite, chose assez remarquable, est le résultat d'une erreur. Il était un romantique qui se croyait un réaliste. Les effets de cette tendance et de cette illusion furent curieux, et fort heureux en somme. Il était romantique de tempérament il avait l'imagination grosse, forte et violente, point d'esprit, point de délicatesse, nulle psychologie, une tendance à ne voir que l'extérieur des choses et des hommes et à le voir grossi, démesuré, toujours anormal, souvent monstrueux. S'il s'était abandonné à ce seul penchant, il aurait fait des romans tout pleins de Quasimodo, de tours Notre-Dame féeriques, de catacombes fantastiques, << d'hommes qui rient » effroyables. Mais il se croyait réaliste, il croyait qu'il aimait à observer les hommes et les choses de moyen ordre et de réalité circonvoisine. Il méprisait le roman d'imagination, faisait effort pour mépriser Victor Hugo, tâchait d'éliminer « le virus romantique » qu'il sentait en lui, se réclamait de Balzac, et voulait être, non seulement observateur, mais « expérimental » et transporter dans le roman une rigueur scientifique. Soutenu par une volonté puissante, il travailla à contresens de son tempérament, ce qui n'est pas toujours mauvais. En luttant contre ses tendances intimes il ne les supprima point, mais il les corrigea assez heureusement. Il se« documenta» assez sérieusement, fréquenta les hommes et les choses qu'il prétendait décrire, erra dans les rues, descendit dans les mines, passa des nuits dans des trains de pèlerins, donna en somme à chacun de ses romans un fondement assez solide et assez plein. Quand il se mettait à l'écrire, le naturel reprenait le dessus. Les choses vues « passaient à travers un tempérament » et s'y déformaient. Les choses matérielles, d'abord, comme chez tous les romantiques, prenaient plus d'importance que les hommes, ensuite s'exagéraient, se grossissaient, devenaient soit vaguement, soit violemment, soit pué

rilement colossales. Quant aux hommes, à cause de cette infirmité, toute romantique, qui consiste à ne voir que les surfaces, ils étaient presque des choses eux-mêmes : ils n'étaient ni profonds, ni variables, ni complexes; ils étaient guidés par un instinct unique comme par une force intérieure, et, par suite, se présentaient toujours sous le même aspect et répétaient toujours le même geste. Mais, nonobstant, le travail, quoique un peu forcé, d'observation avait été fait et il en restait quelque chose. La mine avait été vue, le champ de bataille parcouru, Paris compulsé, la Beauce explorée et le cadre au moins, « le milieu », si l'on veut que nous soyons scientifique, restait réel, quelquefois même admirablement reproduit, et donnait à toute l'œuvre une sorte de solidité, la soutenait et l'arrêtait avec une certaine fermeté. L'erreur initiale de Zola, à laquelle il a toujours tenu essentiellement, lui avait rendu un vrai service. Il avait, du reste, un vrai talent de composition ses œuvres lourdes et longues, extrêmement touffues, encombrées de développements, d'accumulations et d'amplifications énormes, restaient claires et n'étaient pas trop fatigantes, parce qu'elles étaient très bien disposées, sur un plan très fermement tracé et saisi facilement par le lecteur. Enfin Zola avait deux talents particuliers, l'un à un degré élevé, l'autre à un degré éminent: celui de décrire les objets matériels, et celui de faire mouvoir les grandes foules. Les objets matériels prennent chez lui, comme nous l'avons dit, trop d'importance, comme aussi bien chez Balzac; mais ils sont bien représentés, en puissant relief, avec une vigueur de couleur très rare, et la physionomie qu'il leur prête, comme tous les romantiques, est bien celle que nous leur trouvons, soit qu'il s'agisse, pour prendre un exemple qui a fait sourire, de la « solennité officielle de l'escalier d'une maison moderne, soit, pour en prendre qui soient aussi justes, mais moins enfantins, de la coulée lente des voitures revenant du bois de Boulogne dans l'avenue des Champs-Élysées comme un fleuve moiré, chatoyant et lustré, ou de la locomotive à moitié enterrée sous la neige, haletante, palpitante, ployée et brisée dans l'effort comme une bête vaillante aux muscles d'acier. Quant au don de mettre sous nos yeux des foules mouvantes, vivantes,

dont on voit les mille gestes particuliers et la physionomie d'ensemble, et la vie commune, le tout très distinctement et avec une impression d'effroi et d'accablement comme en présence d'une grande force déchaînée de la nature, c'est le génie même d'Émile Zola, à ce point qu'on sait d'avance quand un de ses romans est annoncé, s'il sera bon ou mauvais, selon qu'il pourra y remuer des foules ou qu'il sera obligé d'y peindre des ames individuelles, ce qui lui est à peu près interdit. La postérité lui sera sévère en France parce que son style est lourd, sans nuances, sans délicatesse et comme gros, et a je ne sais quel air d'enluminures; mais ce commencement de postérité qui est l'étranger le goûte assez fort, à quoi il faut faire attention. Il est possible que, comme pour Balzac, qui écrivait mal, la postérité ait pour Zola, à un degré moindre, des indulgences relativement à sa forme, en faveur de cette puissance indiscutable de donner la vie aux choses matérielles et de faire palpiter et frissonner les masses profondes d'une armée, d'une ville ou d'un peuple.

Pendant que le réalisme d'exception, le réalisme anecdotique ou le réalisme mêlé de romantisme, occupaient ainsi l'attention publique, le roman qui, pour beaucoup, est le vrai roman français, c'est à savoir le roman écrit par un moraliste, le roman psychologique, comme on dit aujourd'hui, languissait singulièrement. Il ne faut pas oublier, que, sans profondeur, mais non pas sans une sorte d'intuition naturelle assez pénétrante, George Sand en ses derniers romans, comme Mademoiselle Merquem, ou Mont-Revêche, ou La Tour de Percemont, savait parfaitement nous faire entrer dans l'âme d'un personnage, surtout d'une jeune fille ou d'une jeune femme, et nous la montrer avec une vérité, sinon minutieuse, du moins très frappante, dont on n'a pas songé assez à la louer. Un artiste du pinceau qui s'est proclamé lui-même élève de George Sand quand il est devenu artiste de la plume, Eugène Fromentin, étonna le public quand, comme sans y prendre garde, il donna, vers la fin de l'Empire, Dominique, admirable biographie morale, moins puissante qu'Adolphe, moins sobre et sévère, moins ramassée et réduite à l'essentiel, mais rappelant le chef-d'œuvre de Benjamin Cons

tant par la vérité des détails, la netteté simple de la confidence, la mise à nu d'une âme souffrante et délicate, et un charme amer de mélancolie sans affectation répandu a travers tout le récit. Dominique fut un de ces livres qui ont leurs dévots jaloux et passionnés, et qui, quelquefois, marquent la date d'une ère nouvelle qui commence. Ce fut le cas, comme nous le verrons tout à l'heure; mais ne quittons pas Fromentin sans rappeler que Dominique, s'il fut son seul roman, ne fut pas sa seule œuvre écrite. Il fut peintre merveilleux par la plume dans deux livres de description: Une année dans le Sahel et Un été dans le Sahara; et enfin, faisant comme converger ses deux talents, il peignit par la plume les tableaux de ses maîtres, les peintres flamands, dans un livre qui est le plus beau volume de critique d'art et en même temps une étonnante traduction en écritures des chefs-d'œuvre du pinceau Les Maîtres d'autrefois. Ce peintre écrivain est un exemple presque unique aux temps. modernes de deux artistes rivalisant en quelque sorte dans un seul homme, et cherchant et trouvant, avec des moyens d'expression divers, la réalisation de l'idéal de beauté qui les sollicite.

Quant à Dominique, il eut ses imitateurs, un surtout, très bien doué, curieux dès l'adolescence de démêler le mystère des âmes, et presque obsédé du besoin d'analyser des états psychologiques.

Paul Bourget commença par écrire des vers peu pittoresques, mais pleins de réflexions morales, d'échos de la vie intérieure, qui rappelaient à la fois Baudelaire et Sully-Prudhomme; puis il fit de la critique d'un genre particulier, où il ne cherchait absolument qu'à démêler l'homme sous l'auteur et à surprendre la façon propre de sentir d'un homme qui avait écrit. Quelques-unes de ces études, comme celles sur Taine, sur Renan et sur Stendhal, sont des plus remarquables. Enfin il écrivit des romans ces romans étaient, de parti pris, uniquement des biographies morales. Formation d'une âme par l'éducation, les lectures, la conversation, l'influence des entours, sa transformation ou sa déformation par les circonstances, les hasards de la vie, les rencontres, les amitiés, les amours, son état après ses traverses lorsqu'elle s'arrête dans la lassitude, dans l'abat

tement, dans l'abdication d'elle-même ou dans la mort, telle était toujours le dessin des romans de Paul Bourget. Quelquesuns sont des manières de chefs-d'œuvre à cet égard. Il faut citer la première partie du Disciple, la dernière de Crime d'amour, Mensonges à peu près en entier. On a reproché avec raison à Paul Bourget de ne pas savoir, après toutes ses savantes analyses, reconstituer dans son unité l'être vivant et le faire marcher devant nous tout entier, vu d'un seul coup d'œil, comme un être vivant en effet, comme le Julien Sorel de Stendhal ou le père Grandet de Balzac. Ce défaut est sensible, mais ne fait pas disparaître le mérite singulier de l'observateur et de l'analyste, du moraliste, surtout, dans le sens général du mot. En relevant dans un roman de Bourget les traits d'observation générale sur la nature humaine, les traits dans le goût de La Rochefoucauld et de La Bruyère, on obtient quelques pages de « pensées et maximes» souvent profondes, et toujours originales. C'est probablement ce que fera la postérité, qui abrège, et elle placera Paul Bourget parmi les hommes qui ont finement deviné les secrets des hommes et trouvé un style précis et délié pour les révéler. Ce n'est pas une mince gloire; c'est surtout, en un temps de réalisme, une originalité curieuse et précieuse, et un retour, singulièrement honorable pour celui qui l'a tenté, à la grande, à la véritable tradition française. Le succès de Paul Bourget a été grand; il ne s'est pas démenti quand l'auteur, élargissant sa manière, a essayé de peindre les mœurs des différents peuples et des différentes races. Ce renouvellement de son talent n'est qu'à son début et il convient d'en attendre les suites avant de le juger et même de le définir.

Le grand rival de Paul Bourget fut Guy de Maupassant. Les femmes préféraient Bourget, Maupassant plaisant plus aux hommes, et cela faisait des discussions agréables dans les salons de 1890. Maupassant était un pur réaliste; mais il l'était avec perfection et sans aucun mélange. Aucun romantisme en lui, ni aussi aucune haine du romantisme, aucun goût pour les cas étranges, aucune curiosité des actualités et des modes, rien enfin que le simple, pur et constant goût de la réalité quelle qu'elle fût et sans rien y ajouter. Il était né pour regarder, pour

« PreviousContinue »