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la partie philosophique et morale de son enseignement. La partie historique de ce même enseignement consiste, éclairée. par Sainte-Beuve, par Taine davantage, par Darwin surtout, à écrire la biographie des genres littéraires, à les considérer comme des êtres vivants qui naissent de certaines circonstances, se développent, s'accroissent, se nourrissent de genres moins forts qu'ils absorbent, déclinent, et enfin ne meurent pas, mais se transforment en d'autres genres dont de nouvelles circonstances ont favorisé l'éclosion. Ce système, qu'on peut contester, a l'avantage, en attendant qu'il soit remplacé par un autre, de renouveler absolument l'histoire littéraire, de lui donner une suite, une marche, un progrès tout nouveaux, des divisions et classifications inattendues, un intérêt presque dramatique qu'elle n'avait pas, une vie et une animation qu'on ne savait pas trouver en elle, et en tout cas d'en faire un magnifique spectacle où les yeux n'étaient point accoutumés jusqu'ici. C'est à cette partie de son œuvre que M. Brunetière s'applique, au moment où nous écrivons. Il la poursuit, comme il a fait l'autre, avec une abondance de ressources et de puissance extraordinaires, avec une imagination dans les idées extrêmement riche et extrêmement souple, avec un style périodique, plein, vigoureux, puissant, toujours oratoire, soit qu'il écrive, soit qu'il parle, et à la fois une autorité et une chaleur qui forcent ou la conviction ou l'admiration.

Moins ambitieux, alors qu'il pourrait l'être tout autant, Jules Lemaître ne songe qu'à dire ce qui lui déplait dans une œuvre d'art et pourquoi elle le charme, ou lui répugne. C'est une analyse de lui-même, modifié et comme éprouvé par un spectacle ou une lecture, qu'il nous donne en revenant du théâtre ou en quittant un livre. Et cette analyse est infiniment précieuse et instructive parce qu'elle nous montre du même coup et la nature, et le mérite, et la portée de l'œuvre d'art, en nous montrant avec précision quelle « impression », impression», quelle empreinte elle laisse sur une âme très sensible, très fine et très expérimentée. Cette pierre de touche extrêmement subtile nous représente nous-mêmes en ce que nous avons de meilleur, de plus intelligent et de plus délicat. Nous ne lui demandons pas autre

chose que de nous dire comment elle est affectée, et c'est un renseignement à n'en pas vouloir d'autre.

La critique ainsi comprise vaut ce que vaut l'homme qui la pratique. Jules Lemaître a bien compris que la sienne vaudrait infiniment. Droit de cœur, subtil d'esprit, né moraliste, admirablement instruit par deux éducations différentes qui chez les esprits bien faits se complètent, l'ecclésiastique d'abord et l'universitaire ensuite, averti et même éprouvé par la vie, sans en avoir été assombri ou ulcéré, il était admirablement doué et muni pour représenter le public même auprès des auteurs, fidèlement et supérieurement, si l'on veut comme certains rois sont représentés par des ambassadeurs qui ont leur esprit tout en en ayant davantage. Tout en écrivant des pièces de théâtre dont nous avons parlé plus haut, Jules Lemaître a poursuivi cette tâche qui semble avoir été un plaisir pour lui, et qui certainement en a été un pour nous, pendant une douzaine d'années déjà avec une probité et une délicatesse intellectuelle qui ne s'interdit par les épigrammes, mais qui s'interdit ou plutôt qui n'a pas besoin de s'interdire toute âpreté et toute envie, avec une bonne grâce spirituelle, gaie et de la meilleure compagnie, avec un style souple, varié, d'une admirable précision ou d'une charmante nonchalance, selon les cas, toujours dans les meilleures, les plus distinguées et les plus élégantes traditions de l'esprit français.

Nous aurions dû parler plus tôt d'Edmond Scherer; mais il est vivant encore par son influence, qui fut et qui est encore beaucoup plus grande qu'on ne l'a cru et peut-être qu'il n'a cru luimême. C'est lui, plus que Taine, plus que Vinet, le moraliste suisse, son maître, qui a tourné la critique vers les études philosophiques et morales où elle se complaît aujourd'hui. De très forte éducation protestante, de grande érudition philosophique, d'une logique et même d'une subtilité dialectique où l'homme d'église se retrouvait, dans toute œuvre d'art il cherchait l'idée, le principe intellectuel et la portée morale. Le retentissement que pouvait avoir le livre jusqu'au fond de la vie intérieure était ce qu'il voulait savoir avant tout, et dès qu'il croyait voir qu'il était possible ou probable qu'il n'en eût aucun, le livre n'exis

tait plus pour lui. C'est ainsi qu'il était comme stupéfait devant l'œuvre tout artistique, toute pittoresque, de Théophile Gautier, et avait comme une espèce d'horreur en face de ce talent « étranger à tout emploi viril de la plume ». C'est pour cela qu'il a eu une répugnance invincible à l'égard d'Émile Zola, et qu'il a été pour beaucoup dans l'éloignement assez rapide du public relativement, non à Émile Zola, dont il ne faudrait pas s'éloigner, mais relativement à son école, indigne en effet d'occuper l'attention publique. En revanche il a contribué à l'avènement, au troisième ou quatrième avènement chez nous, des littératures étrangères. Il a attiré notre attention sur les romanciers anglais et tout particulièrement sur George Eliot, parce que chez les romanciers anglais la préoccupation morale est incessante. Les étrangers plus éloignés, russes d'abord, scandinaves ensuite, devaient suivre pour les mêmes raisons, à cause de leur inquiétude continuelle à l'égard des problèmes moraux et des destinées humaines. Il a énergiquement affirmé, à plusieurs reprises, qu'un roman et même une pièce de théâtre et même un poème étaient l'histoire d'une âme » ou n'étaient rien du tout s'ils n'étaient cela, et la renaissance du roman psychologique lui doit encore, assurément, quelque chose. On voit quelle grande place cet esprit sérieux, méditatif, subtil et quelquefois profond a tenu dans l'histoire de la pensée contemporaine, et ce qu'il avaiten lui « d'actualité sans y prendre garde, et même d'avenir.

Anatole France est-il un romancier, est-il un philosophe? Encore faut-il bien le placer quelque part; plaçons-le ici; il fait partout bonne figure. Et nous oublions qu'il a commencé par être poète. Du temps du Parnasse, très amoureux et même engoué d'André Chénier, il écrivait des poèmes antiques d'une assez grande beauté de forme et un peu froids. Plus tard il écrivit un roman charmant, à la fois spirituel et touchant, Le Crime de Silvestre Bonnard, membre de l'Institut. Il s'y révélait surtout comme un maître du style, ce qu'il est resté sans défaillance et plutôt avec progrès. Plus tard il donnait des souvenirs d'enfance quelquefois un peu précieux, souvent exquis, intitulés Le Livre de mon ami. Puis il se joua à faire de la critique, et cette critique, un peu dédaigneuse des livres qu'elle était censée exa

miner, était une suite de causeries brillantes sur tous sujets, ironique, mélancolique, rêveuse, soudain gaie et vive comme une conversation de mondain spirituel accoudé à la cheminée. Elle ouvrait des aperçus sur toutes choses, révélait un philosophe sans prétention comme sans dogme, mais qui avait fait le tour de toutes le grandes questions et qui était entré assez profondément dans quelques-unes. Ce genre mitoyen entre la chronique et la critique, sans compter qu'il est mitoyen aussi entre la méditation philosophique et la confidence personnelle, avait quelque chose de fuyant et de déconcertant, et entre les mains d'Anatole France, de délicieux. Il l'abandonna trop tôt pour les plaisirs du public et redevint romancier. Tantôt il se divertissait, et un peu trop, à raconter des histoires religieuses avec un parfait scepticisme, sans la raillerie lourde du xvin siècle, mais avec une spirituelle et sournoise impertinence qui se laissait voir ou se faisait surprendre comme un sourire furtif à travers une conversation grave. Tantôt il narrait gaiment une histoire folle du xvII° siècle, mêlée de dialogues étourdissants de verve et d'un cynisme léger et comme mousseux, et c'était ce petit chef-d'œuvre qu'on appelle La Rôtisserie de la reine Pédauque, que Voltaire eût signé, après l'avoir abrégé. Au moment où nous écrivons, il semble renouveler encore une fois sa manière en s'esseyant à peindre les passions de l'amour avec tout ce qu'elles ont de puissant et de tragique. Il nous réserve d'autres surprises encore, sans doute; car c'est un des esprits les plus souples, un des Protées les plus insaisissables de notre siècle. La surprise complète serait qu'il cessât d'être très spirituel, et c'est celle qu'il est à croire qu'il ne nous donnera jamais.

La critique quotidienne ou périodique dans les journaux ou revues est tenue très brillamment par l'incisif et caustique Doumic; l'aimable, gracieux et très bien informé Arvède Barine; le facile, chaleureux et souvent éloquent Gaston Deschamps; l'incomparable Adolphe Brisson. Sarcey, dont nous avons parlé au volume précédent ', a continué jusqu'à la veille de sa mort (1899), avec une verve qui ne se lassait pas, son cours de litté

1. Voir ci-dessus, t. XI, p. 905.

rature dramatique au feuilleton du Temps. M. Émile Gebhart donne souvent soit aux revues, soit aux journaux des études de littérature italienne ou de littérature espagnole de la plus haute valeur et du plus grand intérêt, et il a montré, entre temps, par Autour d'une tiare qu'il était un romancier pittoresque et pathétique quand il voulait l'être. Les conférenciers viennent en aide aux critiques dans leur tâche. Ici encore nous retrouvons Sarcey, lumineux et plein d'entrain, d'une bonhomie large et forte, du plus grand effet sur le public. Et à côté de lui c'est l'élégant et gracieux Larroumet, l'ingénieux et piquant Chantavoine, enfin MM. Parigot et Lintilhac, jeunes espérances de la critique comme du discours public, l'un d'une verve spirituelle qui rappelle à la fois About et Weiss, l'autre d'une large et chaleureuse éloquence qui rappelle Mirabeau et Gambetta, sans que du reste le premier manque de puissance oratoire quand il s'anime, ni le second d'esprit, et du plus exquis, quand il se repose.

La Presse. La presse politique compte encore des écrivains d'une réelle valeur, qui seraient illustres par leurs livres si leur tâche quotidienne ne les empêchait pas d'en écrire. Francis Magnard, directeur du Figaro, avait le bon sens le plus sûr, le sang-froid le plus infaillible au milieu du tumulte de la politique, et quelquefois c'étaient des chefs-d'œuvre de netteté incisive, de justesse d'esprit, d'à-propos, de raillerie discrète et même de style, que les courts articles où il résumait l'impression que faisaient sur lui les diverses « questions du jour Henri Maret, plus amer, un peu aigri, volontiers pessimiste, ou au moins misanthrope, a infiniment d'esprit, d'imprévu, d'humour dans l'attaque ou dans la riposte, quelquefois dans le paradoxe ou la fantaisie. Francis Charmes, raisonnable et ferme, d'une grande lucidité, d'une suite et d'une sûreté parfaites dans l'exposition, d'une langue excellente, soit qu'il discute dans les Débats les questions que l'actualité lui apporte, soit qu'il trace le tableau politique de l'Europe dans ses résumés de quinzaine à la Revue des Deux Mondes, soit, comme il lui arrive trop rarement, qu'il fasse une excursion dans le domaine de la littérature ou de la morale, est un de nos écrivains poli

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