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haletants, autour des deux immenses hérissons, cherchant le passage entre les rangs ils semblaient des hordes de loups à l'assaut d'une bergerie bien gardée.

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Sur la Black Watch et nos marins une rage froide monta, comme une honte de la panique de tout à l'heure.

Il y eut des prodiges de force, d'audacieux et inconscient courage. Un cheick à cheval l'un des très rares que j'aie pu voir d'un peu près s'avança jusque sur la ligne du carré; un highlander sortit du rang, se jeta contre le cheval, tua l'homme d'un coup de baïonnette. Des officiers de la Black Watch dépêchèrent des bédouins à coups de sabre. Un soldat du même régiment envoya sa baïonnette d'une telle force que le canon du fusil pénétra dans la poitrine de l'arabe.

James Adams, le sergent Donald des Highlanders, se voyant serrés de près par des bédouins blessés les envoyèrent rouler à terre par de maîtres coups de boxe.

Rares étaient les Hadendaouahs montés, tous des cheiks. J'en revois deux, l'un à chameau, le second sur un grand cheval brun démontés avant d'arriver à nous.

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Les décharges régulières des Martini, les diaboliques tours de « moulins à café » fauchaient dans l'épaisseur des nomades en troupe, comme moissonneuse dans les blés mùrs.

Devant l'évidence surnaturelle de cette force incompréhensible. irrésistible, fatale, foudroyante, nullement terrifiés, pas même résignés, les Bédouins grinçaient de leurs dents blanches, poussaient des cris de fauves. Enivrés de fureur religieuse, brûlés de la fièvre d'Allah, superbes, fous, ils secouaient dans le soleil leurs massives perruques et mouraient sublimes...

Comme ils tombaient, en capucins de cartes, mon confrère Bennett Burleig, du Daily News, entendit nos soldats exulter: «All Right! That is the way! Give it them men!» « C'est ça! Bien envoyé! Les gars! >>

Mais eux, les Bédouins héroïques, mes pauvres cousins du Soudan, indomptés, ils allaient, en extase, comme des dieux du courage trahi...

Les altières bannières d'Albion barrent, au ciel, de leurs croix de sang le délicat azur d'aquarelle. Dans la tempête des tonnerres de guerre se cadencent les « toiles qui se déchirent », les tom tom mahdistes, les tambours anglais. Aux fifres aigus, aux pibrochs des highlanders, répondent les hurrahs des marins.

Sublime bronze animé du Gloria Victis, longtemps j'aurai devant moi un jeune guerrier, la poitrine nue percée de trois balles. Par les blessures énormes, le sang coulait en trois ruisseaux. Le héros debout marchant toujours, à la fin tomba; mais, dans un suprême effort, il lança sa sagaie qui vint percer un de nos marins et l'étendit mort... Qui vit telles scènes ne les oubliera. Dans ma gorge monta le cri du vieux Guillaume : « Les braves gens! »

... Au tréfond dolent de mon Moi, un enfant se souvient, revoit un

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autre décor où la défaite s'évoque. Le cher fantôme d'un jeune héros de la patrie, pâle et délicat blondin, celui-là. Un autre désert; non de sable et de soleil, mais de neiges lunaires linceul de la plaine de France violée par la force hostile... Mêmes sauvages musiques de civilisés, mêmes hymnes de Luther, mêmes uniformes dorés, mêmes foudres de mort scientifiques, mêmes verbes rauques de tactique et de discipline, mêmes colosses saxons gorgés de bières et de viandes. Et en face, mêmes pauvres squelettes demi-nus, sous leurs pauvres haillons, mêmes affamés, désarmés chauffés seulement à la fièvre des impuissants héroïsmes... Mêmes hurrahs de brutales apothéoses barritus teutonicus... Et le pauvre frère adolescent tombe, fauché, fleur d'élite offerte en holocauste au destin.

Gloria Victis!

Les hurrahs? Entendez-les, poussés à la fois des deux carrés — en ligne à présent, et se flanquant à cinq cents mètres l'un de l'autre. Les cuivres sonnent, les officiers répètent : « En avant! » Les hommes hurlent un triple : « hurrah! »

Il est 9 heures et quart. La panique, la retraite, le rétablissement de l'ordre, la nouvelle attaque, tout cela n'a pris qu'une heure. L'infanterie montée a démasqué tout à fait notre gauche, passe sur nos derrières.

«En avant! >>

Sûrs maintenant de la puissance de leurs armes, nos hommes s'avancent avec une froide intrépidité. Le but c'est la crête de la nullah. Lentement, mais sans à-coup, nous marchons à pas égaux. L'en

nemi cède, pas à pas. Il est balayé la crête couronnée à dix heures,

dans une charge superbe - où les marins reprennent l'un des canons perdus tout à l'heure. « Hurrah!» La pièce est aussitôt retournée contre le fond du ravin où elle foudroie la retraite des arabes désemparés. Avec une précision terrible, chaque coup vomit la mort dans les groupes sans ordre. A soixante pieds au fond du ravin nos balles plongent, chassent les nomades, les forcent à gravir les pentes abruptes de l'autre bord, à deux cents mètres.

Au fond du ravin se trouva le second canon. Le caisson flambait. Poudres et obus éclatèrent avec un fracas lugubre, emplissant la nullah d'épaisse fumée âcre.

En avant! Un vigoureux élan, et notre tête de colonne apparaît à la seconde crète du ravin. Hip! Hip! Hurrah! La brigade Buller suit le mouvement, en ligne à 500 mètres. La cavalerie débordant à la droite pour tourner le ravin.

Devant nous, les Bédouins sont en retraite, lente, non en déroute. Comme nous prenons possession du sol, les guerriers s'éloignent, tels des visiteurs au bazar de la ville, bras ballants, au long du corps. J'en vois, les bras croisés sur la poitrine, tombant l'un après l'autre, sans faire presser le pas aux autres...

Dans l'action, nul quartier à l'ennemi; pas de prisonniers! Pour nos blessés, tous dépêchés par les arabes. Qui tombe est percé de

vingt lances

mais non défiguré, ni mutilé comme à Teb. Le temps manque, sans doute.

Les blessés hadendaouahs? Etendus dans le sable, sans une plainte. Mais, qu'un soldat passe à portée, l'arabe rassemble ses forces et lance son javelot. D'autres, incapables de se lever, guettent au passage, et crac! taillent nos hommes au jarret, heureux d'être achevés. Proche le canon repris aux bédouins, un Hadendaouah gisait, le genou brisé, mais la main encore sur le bâton de sa lance. Un marin courant arrive, baïonnette en avant. Il s'arrête, défiant du javelot qui se balance vers lui. Et les deux hommes s'observent. A la fin deux highlanders font le tour du blessé. J'ai honte à le dire : par derrière, avec de grosses pierres, les soldats écrasent la tête de l'arabe, à terre. Le marin, sans danger à présent, perce le blessé de son arme avec une telle violence qu'il doit s'aider du pied pour retirer la baïonnette de la poitrine esanglantée... Noble jeu de guerre!..

Après cette première nullah, il fallut en prendre une seconde, à quelques centaines de mètres plus loin. La mitraille des Gattling et les feux de nos salves vidèrent le ravin, le nettoyèrent de rebelles. On ne fit pas de quartier. Chaque arabe pris derrière un roc, un bouquet de mimose ou de cactus fut, sans pitié, fusillé.

Arrivés sur l'autre bord, à 180 pieds en-dessous de nous apparaît, au fond d'une vallée verte, la Tamaï d'Osman Dekna, peuplée de ses huttes au bord d'un ruisseau, dont la moire d'acier bleu sous le ciel s'offre en tentation de fraicheur à la soif dont pèlent nos gorges. Au sud-ouest, les montagnes fantastiques dressent leurs pics inaccessibles. Vers les hauteurs, fourmis rentrant à la termitière, les bandes disloquées des mahdistes vaincus s'évanouissent à l'entrée des défilés, disparaissent au coin des promontoires, derrière chaque croupe, chaque mamelon.

A midi, nous touchons le fond du val frais. A travers une herbe drue, ma mule en a jusqu'au genou. Dans le thalweg du vallon, roule une eau cristalline, chantant sur le roc poli, cinq pouces épais d'eau limpide, coulant sur trois pieds de large dans le milieu d'un lit de torrent à sec, de plus de deux cents pieds.

Les hommes ont vu l'eau. Sans attendre l'ordre, ils se ruent, entrent dans le ruisseau, se gorgent avec délices, baignent leurs visages, plongent leurs poignets poussiéreux dans cette source d'exquise fraicheur, si chèrement achetée. Les plus impatients, à plat ventre, boivent, la face dans le ruisseau, goulûment, à gloutonnes et bruyantes lampées. Je pense aux soldats vainqueurs de Gédéon, sur le torrent biblique.

Vrai! Je ne sais Vals, Vichy, Saint-Galmier de nos plus galants cabarets des villégiatures d'Aix ou de Trouville, pour avoir cette invigorante fraicheur de sorbet, versée à mes veines fiévreuses, par l'eau pure du ruisseau clair de Tamaï, sous le soleil féroce du désert d'Afrique... Il n'est guère en ma mémoire, qui garde plus douce saveur à mes lèvres, que le petit rivulet jaseur de mes regrets muets

où,

par une matinée de mai, en bas de la vieille cour familiale des pommiers normands, on cueillait à deux, en riant, les lances vertes des iris baignant leurs pieds blancs dans le limon, parmi les gramens blonds et violets...

III

Les éclaireurs fouillant le village, n'ont trouvé qu'une négresse, l'épaule fracassée d'une balle, et trois bédouins, avec deux ou trois coups de feu chacun, dans le corps.

Les marins conduisirent les blessés au surgeon qui voulut tenter un pansement. Mais, les deux plus valides ont essayé de poignarder le médecin - et l'on a achevé les relaps.

Le troisième, bédouin de 18 ans, les deux jambes cassées, fut bien forcé de se laisser faire.

On découvrit, de même, enchaîné dans une hutte, un soldat égyptien, fait prisonnier à Tokar par les hommes d'Osman Dekna, il y a trois mois. Délivré si miraculeusement, il servira de guide.

Après avoir placé des grand'gardes bien inutiles, car l'ennemi est invisible, le général Graham donne aux troupes une heure pour bivouaquer, se reposer. Second déjeuner. Celui du matin est dans les talons.

Je retrouve avec plaisir les confrères. Très chic, les reporters de guerre d'Albion. Villiers du Graphic, Bennett Burleigh du Daily News, pendant la panique, ne quittèrent, d'une minute, les officiers d'ordonnance, galopant avec eux, de la brigade Davis à la colonne Buller, sous les balles et les lances mahdistes.

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Dans la hutte de l'Emir, indiquée par le soldat délivré — une pauvre paillotte guère plus grande que celle du dernier fakir, on a trouvé une montre d'argent la montre d'Osman Dekna. Plus deux étendards rouges en andrinople, avec mots arabes brodés en jaune. Cela partira demain pour Londres. Ces trophées seront présentés à la Reine avec pompe. Et il y aura dans le Graphic, un beau dessin de patriotisme pour John Bull.

En un coin du torrent à sec, sont les canons pris sur Kassem, il y a trois mois, avec des caisses de munitions. Dans les huttes, de pauvres ustensiles de bois, de terre; des vases imperméables de paille tressée, des outres et sacs de peaux cousues. Dans le Soudan bientôt civilisé par l'Anglais, on verra, quelque jour, ici, des temples, des bars, des salons de thé, des banques, des compagnies d'assurances avec ascenseurs, des tramways, des cycles, des policemen, des armées du Salut et des sociétés de tempérance. Le Progrès qui passe.

Partout, des traces de sang laissées par les blessés des derniers combats. Ils s'appellent eux-mêmes « les pauvres » — faghara! Oh! oui! pauvres, pauvres gens!...

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A une heure et demie, la colonne est reformée. Nous quittons les Tamaï pour rentrer à la séribah. Nous marchons lentement deux carrés sur la même ligne. Au centre de chacun, les marins portent les blessés, 125 hommes et 8 officiers.

Nous atteignons vers 3 heures la tragique nullah qui prit la vie de tant de braves. Silence sinistre. Silence mortuaire, calme effrayant, loin de l'ennemi en retraite, muet champ de bataille, le matin plein de tonnerre, de cris, de colères. Elle s'est tue, l'assourdissante bourrasque de fer et de plomb. On ne fait que passer- sans arrêt. Lèvres serrées, officiers et soldats regardent, sans paroles : il y a là, sur un espace de 200 pas, à peine, plus de 1,500 soudaniens, raidis en boules dans le sable, recroquevillés, le regard figé, leurs faces énergiques d'illuminés, de saints en prière, tournées vers le ciel bleu.

A 200 pas en avant, les vautours, les corbeaux gris, par triangles sinistres, fuient à tire d'ailes en croassant. Ce soir, ils disputeront la chair des morts aux chacals et aux hyènes.

Sur les morts arabes on peut juger de l'adresse des Anglais à se servir de la baïonnette. Presque tous les coups sont arrivés en plein corps mais aussi, presque toutes les lames sont faussées, tordues comme plomb. D'une trempe admirable, en revanche, de vraies lames de Tolède ou Damas, les lances ou sabres hadendaouahs, fabriqués au désert par de pauvres armuriers bédouins. Chacune de leurs blessures a la coupure nette d'un rasoir. Les os même sont tranchés comme sans effort. Et les soldats anglais ne se gênent pas pour parler des « pots de vin » de l'Intendance.

Il y a, sur le sol, pour des collectionneurs, une riche moisson de lances, sabres, boucliers, la dépouille des arabes morts. L'âne de Gueorghis, comme autant de souvenirs de cette journée funeste, paquette toute une charge.

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Mais, voici mon vrai « souvenir » moins héroïque, plus délicat. Proche un tas de corps pressés, quelques fleurs du désert, dans l'ombre d'un énorme cactus à raquettes. De petites clochettes de convolvulus azurin fixent sur moi le reproche de leurs doux yeux de vergissmeinnicht. Et encore, des phlox d'or, avec de petites feuilles vertes, anémiques, rabougries—des fleurs de vaincus. J'en fais un sentimental bouquet que j'enverrai à quelque poétique amie de France. Ou bien je l'accrocherai, à mon retour, dans ma panoplie des poèmes de voyage. Mieux encore à la cime d'un haut mimose, aux longues aiguilles acérées, un curieux nid soudanien, sorte d'œuf allongé, miraculeusement fabriqué d'écorces et de fibres de latanier. En arrière, presque invisible, est l'entrée suffisante pour le passage de l'oiseau une sorte de moineau parisien, rencontré là, tout exprès pour compléter mon petit matériel d'une idylle de la mort. Mais, nous sommes déjà passés en route pour la zéribah. Nous arrivons exténués, un peu avant le coucher du soleil. On nous reçoit avec des hurrahs. De Soakim, une députation de la garnison, escortant l'amiral Hewett, arrive féliciter les « héros de la journée ».

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Les troupes sont rangées en armes. L'orbe de feu glisse, sanglant, à l'horizon. Les fifres aigres, les bugles, trompettes et pibrochs saluent les étendards déployés de l'Angleterre, par un émouvant God

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