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I

Pourquoi faisons-nous si peu de visites à nos maîtres? Pourquoi, cher maître, ne vais-je pas vous voir plus souvent? Je peux

dire que je n'ai pas le temps, que votre entourage me déplaît, et que, vous aussi, vous m'inquiétez. Mais écoutez la vraie raison : vous m'avez invité, par un billet flatteur; j'arrive et je voudrais tout de suite, dès les premiers mots, devenir votre meilleur ami. C'est impossible. Les anciens amis sont là qui surveillent. Il ne reste plus à prendre que de petites places insignifiantes, des coins obscurs. Ce n'est pas assez pour mon ad

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miration affectueuse, et ce serait trop long de mériter davantage. Mieux vaut m'en aller, me tenir à l'écart, non sans tristesse et dépit. Plus tard, à votre mort, je m'accuserai d'indifférence; je ne serai pas juste.

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II

Etes-vous bon ? Etes-vous méchant ? Je me le demande chaque fois que je sonne à votre porte.

Vous me recevez dans ce fameux cabinet de travail où (pourquoi mentir ?) il ne s'est pas dit que des paroles évangéliques. Ce n'est pas un lieu de justice distributive. On y cause comme on peut, comme ailleurs; par exemple, comme à la Revue blanche. Oui, qu'une dizaine d'hommes d'esprit s'y rencontrent, et ce cabinet de travail devient très Revue blanche. A quoi bon le nier? Mais, si j'ai

la chance de vous trouver seul, ce feu clair dans la cheminée, votre voix chaude, cette main tendue, et cette chevelure caressante sur un col de velours noir, tout me rassure. Aussitôt, avec précipitation, je vous raconte ma vie, mes espoirs, mes détresses, mes affaires de cœur, mes embarras d'argent et mes secrets de famille. Et comme je me suis mal préparé, j'invente. En un quart d'heure, vous touchez le fond d'une âme vidée. Ah! vous me connaissez assez maintenant pour que je me glorifie d'être votre ami intime. Et c'est admirable de vous voir m'écouter. Que ferez-vous de tant de niaiseries? On n'avait pas cet abandon avec Goncourt et son Journal déborde. Le vôtre, ce serait le déluge.

Puis je descends votre escalier avec la légèreté d'un homme nu. Et même à la dernière marche, je frissonne, et je me demande de nouveau, comme chaque fois que je vous quitte: Est-il bon ? Est-il méchant ?

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III

Ne vous fâchez pas, c'est vraiment très drôle. Ce matin, plus que d'ordinaire, les mendiants ont afflué. Vous avez donné, donné, car vous donnez quotidiennement beaucoup. Et on vous passe une nouvelle carte. Vous y jetez à peine un coup d'œil de fatigue. C'est encore quelque malheureux. Vous lui faites remettre une pièce de quarante sous dans un morceau de papier. Puis vous regardez mieux la carte et, cette fois, vous reconnaissez le nom d'un débutant de lettres, qui vous faisait une respectueuse visite littéraire. Il est déjà loin et sa carte ne porte pas d'adresse. Il ne tarde pas à vous renvoyer les quarante sous, avec sa carte toujours sans adresse. Où le chercher? Comment lui expliquer la méprise!

Oh! vous le retrouverez, mais d'ici là, c'est un ennemi de plus qui va faire, par le monde, sur votre dos, un sérieux travail de calomnie,

...

IV

De vos livres, je préfère, par gratitude, le premier que j'ai lu. Je me rappelle : le hasard a mis sous mes yeux de jeune homme les Lettres de mon Moulin. C'est une révélation et votre œuvre de charme y passe tout entière. Je lis avec fièvre quinze, vingt, trente volumes de suite. J'épuise la liste complète de vos ouvrages. Je m'imagine que vous le sentez et que vous éprouvez une joie passagère, inexplicable. Les hommes comme vous ont ainsi une multitude de vies éparses, et de morts. L'exaltation ne peut durer. On se lasse des plus grands. D'autres attendent. Notre mémoire, comme un mauvais manuel de littérature, ne garde qu'un nom, deux ou trois titres, et une formule sèche. Daudet, c'est le Dickens Français. Rien de plus. Tant pis, voici

les autres qui se pressent: Boeuf Zola, divin Loti, Maupassant mâle, Bourget des femmes, à votre tour!

Et l'un nous fait dédaigner l'autre dont il nous suffirait de relire une page pour notre confusion.

V

Vous devez tout à votre sensibilité. Vous ne devez rien à la raison des penseurs.

Vous disiez jeudi soir :

Moi qui ne suis pas une bête, je ne comprends pas Spinoza. Ce « moi qui ne suis pas une bête » a beaucoup diverti ces dames. Mais Léon Daudet, qui est plutôt le fils intellectuel de Goethe vôtre, a répliqué :

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que le

Et cette excuse vous a consolé de n'être qu'un artiste et de ne rien devoir à Spinoza.

VI

... Causeur rare, mais surtout acteur. C'est passionnant de vous regarder. La bouche dit plus que la voix. Le nez flaire l'odeur d'un livre, ce qu'il vaut. Sur l'éclat intermittent des yeux, les paupières se meuvent comme des nuages d'ombre et règlent la clairvoyance. Vos mains ne cessent de renouveler l'air autour de votre tête pâlie. A chaque instant on devine qu'il y brûle de la douleur. C'est que, une à une, les misères du corps montent se purifier à la flamme de l'esprit.

...

VII

Vous n'aimez pas qu'on fasse attention à votre mal et quelquefois c'est gênant. Hier, comme vous alliez de la cheminée à la table de travail, votre canne est tombée par terre, près de moi. Je n'avais qu'à me baisser ; je ne l'ai pas fait. Je l'aurais fait poliment pour tout autre. Par une sorte de délicatesse à rebours, je vous ai laissé ramasser votre canne vous-même.

Je vous demande pardon.

...

VIII

Quelle foule à vos funérailles et quel triomphe que votre mort! On y a même conspué Zola. Les fleurs éclatent et aussi les noms de ceux qui vous les offrent. On ne peut pas s'y tromper. Cette cou

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