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Renaissance. Les Mauvais Bergers, cinq acles de M. OCTAVE MIRBEAU.

Des Mauvais Bergers je voudrais penser beaucoup de bien, pour pouvoir en dire, et pour apporter ici un renfort de louanges à celles qui, dès avant la première, furent si frénétiquement prodiguées à M. Octave Mirbeau. Mais malgré qu'il m'en coûte de n'avoir pas, à la première occasion offerte, à dire mon estime accrue pour le robuste écrivain, je dois constater que l'épreuve fut tout au moins indécisive. M. Mirbeau demeure, après les Mauvais Bergers, l'auteur du Calvaire et de l'Abbé Jules. Multiple est le danger d'un aussi brillant passeport sur la foi duquel certains n'ont pas manqué de clamer leur enthousiasme résolu, alors que d'autres jugeaient non moins opportun de réserver leur particulière exigence au romancier fameux abordant le théâtre. M. Mirbeau ne l'a pas abordé timidement, mais avec cette hardiesse tranquille qui assura sa fortune littéraire. Sans avoir jamais écrit pour la scène, il y risque cinq actes de pur début social, choisissant ainsi, dans un art qui n'est pas le sien, la tâche qui, sans doute, est la plus malaisée. C'est là ce qui fut son courage (inconscient? il n'importe et raison de plus), son véritable courage; et non pas, comme on l'a prétendu, d'avoir dit telles paroles, d'avoir soutenu telle cause, d'avoir crié telles colères, car ce courage-ci, en dépit de sifflets isolés qui flattent et font les bravos plus nourris, est aujourd'hui singulièrement dépourvu d'initiative. Combien plus effectif apparaît celui de M. de Curel qui confesse dans le Repas du Lion une doctrine moins universellement consentie! Au reste, il n'y a pas lieu de poursuivre un rapprochement entre deux œuvres si dissemblables par essence. Le Repas du Lion, il ne faut pas s'y méprendre, est un drame plus humain que social, d'intrigue intérieure et de pensée concentrée; les Mauvais Bergers, c'est à proprement parler la pièce sociale, plus générale, plus immédiate aussi, où le spectacle est conçu du dehors. Les ouvriers, chez M. de Curel, n'apparaissaient guère qu'en comparses; ceux de M. Mirbeau sont les champions nécessaires, les principaux protagonistes. C'est d'eux avant tout qu'il s'agit ici; là-bas, c'était de Jean. Il est possible, en élevant la question, qu'un examen plus rigoureux finisse par identifier ces deux conceptions, mais à un point de vue strictement spéculatif qui n'est pas celui de la scène. La pièce de M. Mirbeau est donc à dessein et légitimement plus brutale et moins équarrie. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de vue en l'écoutant et en y objectant quelques fondamentales critiques.

Et d'abord M. Mirbeau n'a-t-il pas fait dès le début fausse route? Il a voulu une pièce sociale et son premier acte n'annonce qu'un drame d'intimité et qu'une spéciale aventure. Certes, il n'était pas indispensable que ce premier acte se passât sur la place] publique et nous initiât à toute la misère, à toutes les souffrances de la contrée

ouvrière; l'auteur a préféré nous introduire sous un toit particulier; du moins fallait-il nous y émouvoir de cette misère commune et de ces communes souffrances : précisément elles sont ici momentanément apaisées par la douleur, plus proche, d'une agonie. Nous sommes chez les Thieux le père, ouvrier de l'usine Hargand, sanglote au chevet de sa femme mourante, cependant que sa fille Madeleine à bout de larmes et de courage veille, silencieuse, devant le berceau des petits. Le souci quotidien, la peine de vivre n'entrent pour rien dans cette désolation et M. Mirbeau a choisi l'occasion unique qui pùt les faire oublier. Il est aisé d'objecter que semblable exposition eût été superflue, que ces peines se devinent, que ces misères sont bien connues, mais un tel raisonnement est foncièrement antidramatique. Au surplus, l'auteur, pour n'avoir point développé cette exposition de façon scénique, n'y a pas renoncé tout à fait il nous l'a présentée sous forme de récits, d'imprécations et de tirades, confiées à l'impétueuse ardeur de Jean Roule, l'ouvrier errant, l'apparu parmi les travailleurs comme la soudaine conscience de leur destinée. Jean a beaucoup souffert, beaucoup pensé, beaucoup roulé; même il nous semble bien le reconnaître pour l'avoir déjà rencontré ailleurs. Il s'exprime avec chaleur, avec bonheur, voire avec recherche, gonflant d'un lyrisme inutile, puisqu'il n'est pas sublime, la plainte éternelle et l'éternelle fureur. Mais encore une fois l'acte est d'insuffisante réalisation dramatique, il se clôt sur la mort, le silence et les larmes, non sur la révolte et les cris, et c'est pour un autre drame qu'au second acte le rideau se relève.

M. Mirbeau a placé au début de cet acte un épisode saisissant. Geneviève Hargand, la fille du maître, est occupée à peindre une pauvresse, la mère Cathiard, qui chaque jour vient au château pour <«<poser la marchande d'oranges ». La jeune fille s'extasie sur son modèle, elle fait remarquer à son frère Robert le caractère puissamment douloureux de cette tête aux tons de vieil ivoire. Mais aujourd'hui la vieille ne retrouve pas la pose, l'expression n'y est plus. « Vous avez, dit Geneviève, le regard trop dur, faites une figure plus triste, plus désespérée... non, pourquoi toujours ce regard méchant... pensez à quelque chose de très sombre, faites comme si vous étiez très, très malheureuse... » Mais l'œil de la vieille s'attache sur elle, toujours plus courroucé, plus fixe, plus implacable, tant qu'à la fin Geneviève se détourne, vaguement apeurée et s'écrie: « Mais pourquoi me regardez-vous comme ça ? » Robert intervient, ce jeu l'indigne, lui-même il se sent honteux, il souffre et reconduit la pauvre vieille en balbutiant, tandis que sa sœur trépigne et pleure de dépit. La scène est simplement admirable, d'une haute et significative ironie ; il faut se hâter d'applaudir; mais elle appelle, si elle ne les promet, des scènes de même ordre, elle engage l'auteur. Malheureusement les scènes qui suivent sont les plus faibles de l'ouvrage. Elles nous font faire connaissance avec les industriels de la région, venus pour se concerter avec Hargand sur les mesures à prendre en pré

sence de l'exasperation ouvrière et de la grève qui menace. Et c'est entre ces grossiers fantoches une joute d'ineptie, de sottise vilaine, d'intolérance balourde, d'exultante couardise, qui s'achève en débandade affolée devant les premières rumeurs des grévistes. L'effet est nul, car ce tableau est d'une invraisemblance par trop manifeste, d'une charge exagérément indiscrète et pesante que ne relève ni la puissance du spectacle ni la qualité de la fantaisie.

La grève a éclaté, accompagnée de troubles et de pillages. Jean Roule et Madeleine Thieux sont à la tête des insurgés, prêchant l'insoumission nécessaire, la résistance obstinée, et Hargand se résigne à appeler les troupes : il y aura du sang, car il est décidé à n'accorder aucune concession aux délégués ouvriers de l'usine, malgré les instances de son fils Robert, dont les théories ont toujours été opposées à celles de son père et dont invinciblement comme rationnellement les sympathies vont aux grévistes. Hargand exaspéré l'accable de reproches et d'injures, il le chasse et se contraint à demeurer insensible à l'inféconde, à la déprimante pitié. Il consent cependant à recevoir les délégués, mais soudain, devant les revendications pourtant assez modestes de Jean Roule, il le renvoie, lui et les autres, ainsi que son fils, puis, resté seul, il se prend non moins soudainement à douter de son droit et de son rôle et, sans que lui vienne l'idée de rappeler les ouvriers qui à peine ont franchi la porte, il fond en larmes. L'intérêt s'égare en de si complaisants revirements. Le personnage d'Hargand, d'une simple et belle venue, d'une réelle vigueur pendant la première partie de l'acte perd bientôt toute consistance. On nous l'avait donné comme un homme remarquable, comme un brave homme aussi, laborieux et utile, soucieux des existences qu'assura son activité et qu'il ne cessa de vouloir plus heureuses et plus affranchies; tout cela nous le savons par ouï-dire et parce que lui-même nous l'apprend. Or, voilà qu'à la première occasion il se dément de la plus étrange mauière et dès qu'il agit c'est en insensé ou en gamin, sans raison, sans dignité, sans cœur et sans prudence, quitte à déplorer aussitôt une conduite qu'il ne cherche d'ailleurs pas à réparer. Tout cela, plus solide, aurait élé supérieurement émouvant. Mais des exclamations ici re peuvent suffire, qui n'ont d'admirable que leur âpre véhémence. Et pourtant, malgré une défaillance aussi capitale, ce troisième acte est presque un beau drame.

Le tableau suivant réunit les grévistes dans une clairière. Jean Roule n'est plus écouté comme aux premiers jours; déjà on le soupçonne, on l'accuse, on l'injurie; on veut l'abandonner, reprendre le travail. Jean se défend, exhorte ses compagnons au courage, à la résistance, il les met en garde contre la trahison des députés socialistes ceux-là, il faut les craindre, les fuir, repousser leurs avances, ceux-là autant que les patrons, ce sont les mauvais bergers... Mais comme on ne l'écoute pas, comme il est impuissant à les convaincre, Madeleine à son tour s'adresse aux ouvriers. Elle défend Jean Roule,

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LA REVUE

elle sait le défendre parce qu'elle l'aime, et les clameurs taisent, on l'écoute, on l'acclame, tous sont prêts maintena cher à la mort. M. Mirbeau affectionne ces revirements s sans doute il ne perçoit pas l'invraisemblance. Jamais la M. Mirbeau, n'acclamerait Madeleine qu'à peine elle parler. Mais si M. Mirbeau a réalisé ce miracle, par con pas parvenu à dégager ici l'idée maîtresse de son drame. vais bergers, ce ne sont pas que les députés socialiste encore tous les patrons, tous les conducteurs d'hom peuples, les tyrans comme les élus, et c'est aussi Jean Rou leine qui ne conduisent qu'à la mort l'aveugle et toujours troupeau. M. Mirbeau a voulu dire : « Tous les bergers so vais bergers. » Tel est, je crois, le sens complet de sa pen parait qu'incomplètement dans son drame, où Jean et font bel et bien figures de héros et de porte-paroles.

La pièce s'achève dans le sang et parmi les décombres. tiré, « les fusils sont partis tout seuls ». Des hommes s d'autres agonisent. Robert Hargand était allé retrouver on n'a retrouvé ni Jean ni Robert. Madeleine, la te cherche son homme; Hargand, éperdu, réclame son en qu'on apporte deux civières. Jean Roule est mort, mai sent déjà palpiter en elle l'enfant promis aux représail fend à Hargand d'emporter le cadavre de Robert. « Il no tient plus, il est à nous; au tas!» Elle défaille et meur père Thieux, retombé en enfance, ne cesse de murmure paye. » Quelque farouche grandeur qu'on accorde à ce de ne peut qu'y déplorer les procédés faciles d'un art à tout testable, procédés inutiles au demeurant, car le dénou sa beauté qu'au silence de la situation même, coupé de ples et quotidiennes que rend sinistres l'occasion. n'emprunte rien au décor et l'on regrette que cet artis Mirbeau, ait bénévolement accepté la collaboration des

M. Guitry a rendu avec beaucoup de simplicité et de sonnage de Jean Roule dont il a superbement accusé l demment atténué l'emphase. M. Abel Deval a prêté à gand une physionomie hautaine et au dernier acte do émouvante. Quant à Madame Sarah Bernhardt, elle fu à plus juste titre acclamée.

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Par ces temps d'Amour à la Bastille, des regards de détresse se tournent anxieusement vers les Concerts. C'est là, en effet, que, chassée du théâtre où des proxénètes la veulent soumettre à de viles besognes, c'est là, près de ceux qui l'ont si respectueusement aimée, près des Beethoven, des Schumann et des César Franck, que la musique est venue se réfugier.

Parmi les compositeurs vivants (les seuls dont nous voulons parler aujourd'hui) qui s'efforcent à lui faire accueil, ceux-là sont rares sans doute qui, leur àme ingénument offerte, reçoivent cette souveraine avec l'humble phrase de l'Evangile: «Sois notre hôte aujourd'hui.» Nimporte, sachons gré à tous ceux qui tâchent à la recueillir, l'asile qu'ils lui proposent fùt-il parfois peu digne de son originelle pureté. Pardonnous même à ceux qui l'obligeant à des promiscuités fàcheuses, ou, lui imposant de draconiens règlements-programmes, la logent en garni.

Pour éviter que les désabonnements de patriotes ne s'abattent sur les guichets de la Revue, occupons-nous tout d'abord des œuvres de nos alliés, non, certes, des filandreuses sous-mendelssohneries de Tschaikowsky, ou du Glinkant démodé que les musicos de Préobrajenski ont voulu nous poser, sans succès, mais des poèmes symphoniques composés par Rimsky-Korsakov et Balakirev.

Epris avant tout de pittoresque, ces Russes emploient leurs dons merveilleux à la presque exclusive confection de musique descriptive, négligeant trop souvent l'expression du sentiment intime pour le fignolage du bibelot. Par fortune, Sadko et Thamar, les deux œuvres dont nous parlons aujourd'hui, indépendamment des détails précis qu'elles se sont donné la tâche bien inutile de traduire, sont de véritables morceaux de musique, instrumentés avec uue maîtrise prodigieuse, assouplis grâce à des ressources de polyrythmie à réjouir le cœur de Riemann et que nos jeunes compositeurs commencent, enfin, à connaître eux aussi. Guidés par les grandes lignes du sujet qui correspondent aux grandes divisions musicales adoptées par l'auteur, quand bien même nous nous tromperions sur l'instant précis où Sadko est précipité, récalcitrante victime, du haut de son navire miraculeusement immobilisé sur les flots, quand bien même, dans l'extasiante Thamar, nous méconnaitrions la signification exacte du rythme lascif et lointain des instruments de percussion, nous n'en jouirions pas moins, dans l'un et l'autre cas, d'un tableau prestigieusement coloré, dont les teintes les plus violentes comme les nuances les plus effacées sont distribuées avec une merveilleuse entente des valeurs.

Passionnément romantique, petit-neveu de Berlioz, ou tout au moins petit-cousin de Liszt, c'est encore un musicien descriptif que M. Richard Strauss (bien que puissamment subjectif à ses heures). Mais si, à l'instar des Russes, il se complait parfois à peindre l'anec

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