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ronne magnifique vient du Journal et cette autre plus magnifique de Réjane. Quelques-uns d'entre nous s'étonnent à l'église. C'est encore Dieu qui reçoit le plus de monde. Mais que faisons-nous là? Pour qui ces prêtres et ce latin? Etiez-vous de force à le comprendre?

Dehors, le sens de vos obsèques redevient précis. C'est bien la foule de vos lecteurs qui vous accompagne, une foule mêlée à désespérer les gens connus qu'on ne reconnait plus. Au cimetière, c'est la gravité d'une ascension et le désordre d'un assaut. J'aperçois Maurice Barrès au profil net de grand-duc. Celui-là sait où il va et ne s'égare jamais. Je ne le lâche plus, au milieu des tombes, entre les arbres qui tachent de vert ses épaules, ce qui me paraît une excellente plaisanterie académique. Un gamin chantonne. Brusquement, tout s'arrête et se tait. Les toits humains des petites maisons funèbres s'immobilisent. Les ouvriers des caveaux voisins (il n'y a pas que vous de mort aujourd'hui) interrompent leur travail. Le soleil seul, un soleil myope, continue de descendre, de l'autre côté des branches fines comme des systèmes nerveux. Il se couche ainsi chaque soir et ce coucher n'a aucun rapport avec l'adieu que vous dit Zola.

Puis nous défilons au seuil de la demeure que vous habiterez dans cette ville. Ce n'est qu'un puits humide et froid. On se passe de mains en mains le petit casse-tête d'argent. Je frappe deux ou trois coups, gauchement, dans le vide, et une goutte d'eau tombe sur votre cercueil avec mon dernier regard de curiosité.

Ah! si je voyais en ce moment pleurer vos fils, je pleurerais avec eux, par pitié et communion. Mais je ne les vois plus, et la mort toute seule, réduite à elle-même, à ses propres moyens, sans interprète, ne me fait pas l'effet qu'elle croit. Elle ne sait pas me donner, comme votre œuvre, ce désir de larmes dont parle Jules Lemaître, cette douce envie de s'amuser à pleurer. Elle ne communique rien de sa vaine tristesse et de son deuil faux à l'image suprême que j'emporte de vous, o grand charmeur, et qui est toute de séduction.

JULES RENARD

La poudre parle

I

Ils sont en colonne au désert, depuis quarante-huit heures. Ils, ce sont les Anglais du général Graham, en marche sur Tamaï. Un nouveau chapitre de bataille, à l'étrange guerre du T comme on dit ici,

à cause des noms de combats : Teb, Tokar, Trinkitat.

Hier, la colonne a fait huit kilomètres et campé. La vallée de Tamaï n'est plus qu'à une dizaine de milles anglais. On s'approche encore aujourd'hui. L'assaut est, dit-on, pour demain.

Je n'ai que juste le temps de rejoindre...

Gaston Lemay m'a déniché pour ordonnance un grec très palikare, Gueorghis Mikalis. Et le marchand Guido Lévi, pour nous, brocante une bonne mule avec un âne.

Canon sourd, au loin, dans la plaine. Je vais arriver après la bataille! Enfin! me voici en route vers les 2 h. p. m.

Mon équipement de campagne? Blouse et culotte de chasse en épaisse bure doubles dans le dos, contre le soleil. Aux jambes, longues guêtres même étoffe, modèle « grenadier de la garde ». Un peu grotesque, mais « pratique » également, à pied, à cheval, à chameau. Souliers à double semelle contre la brûlure de l'arène dévoratrice. Pas de casque à l'anglaise, en horreur à l'indigène. Un long turban à l'hindoue, pareil à l'antique pchent pharaonique. Des gants épais. Quoi encore? L'outre de bouc et son eau fraîche. Dans une carnassière, gourde de rhum. Le nécessaire de toilette : flacon d'acide phénique, serviette éponge, menthe Ricqlès, eau de Botot, etc. Un filtre à mon idée : deux feutres coniques, doublés de poussières de charbon. Avec la jumelle, la boussole, une carte topographique, deux monocles de rechange. Revolver, couteau de chasse. Et ce qu'il faut pour écrire ; c'est tout. Gueorghis porte le « change », vivres, manteaux...

Des coureurs arrivés en ville et portant au bateau-télégraphe les dépêches des «< confrères » retournent au camp. Ils nous guideront. Les amis me font compagnie jusqu'aux arbres. «— Bonne chance. >> Au revoir! >>

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Drôle tout de même, n'est-ce pas ? Je vais faire la guerre aux Soudaniens que j'aime, dans le rang des Anglais qu'eu sincérité, j'aime infiniment moins esthétiquement! Mais, ainsi l'ordonnent les Vers dorés de Pithagore, de Fabre d'Olivet :

Choisis pour ton ami, l'ami de la vertu !

Si tu le peux, du moins; car une loi sévère
Attache la Puissance à la Nécessité.

Longue, la première étape : une douzaine de kilomètres.

Elle a un aspect respectable, notre petite troupe; cavaliers et fantassins retardataires qui rejoignent,

Parmi les derniers, 25 volontaires abyssins, venus de Massaouah. Au dernier moment, le général Sartorius voulut leur faire distribuer des uniformes égyptiens. Mais, plutôt que porter des souliers et des pantalons, comme « les turcs », ils préférèrent s'en retourner. Il fallut les laisser nus.

La chaleur est suffocante 42° centigrades à l'ombre. La marche est dure. Il faut faire halte souvent. Dans la plaine, un beau spectacle, souvenir du Far West américain - un feu de prairie. Quelque fumeur de la colonne. En tourbillons opaques, sur le pur azur de l'air s'élance la fumée vers le ciel. Les herbes sèches flambent, les buissons de mimoses crépitent, chassant une troupe d'oiseaux, de lièvres, de gros lézards... Où se cachent les fauves? D'où sort cette arche de Noé en déroute, dans toutes les directions? Arrêtée par un espace nu, brusquement la flamme tombe...

Vers six heures seulement, nous faisons notre entrée à la gorge de la zéribah, grand épaulement de terre, redoute carrée de cent pieds de côté, très bien construite par la troupe égyptienne et protégée des quatre côtés par un fourré d'épines soigneusement rangées.

A l'intérieur, depuis quinze jours, par des centaines de voyages, on a empilé vivres et munitions, et jusqu'à 20,000 litres d'eau douce la grande affaire! Aux ambulances sont soignés une vingtaine de soldats insolés, avec une dizaine de blessés des rencontres de la veille. Sept heures moins le quart; brusque et glorieux coucher du soleil dans la pourpre et l'or. La nuit tombe, subite. Nuit lumineuse d'Orient.

Du front de bataille, arrive le major Turner, avec un escadron pour chercher l'eau et le fourrage destinés à la colonne d'attaque.

Celle-ci campe à huit kilomètres en avant, à un kilomètre et demi des puits de Tamaï, que garde l'Emir, avec 5,000 guerriers, dit-on. Les Anglais ont pris contact et refoulé les avant-coureurs madhistes. Ils couchent sur leurs positions. A demain l'attaque.

Un quart d'heure, et les chameaux sont charges. Nous quittons la zéribah, reprenons la marche avec le convoi d'eau, Gueorghis et moi. Marche pénible sur un sol mouvementé, semé de blocs de granit rouge, qui flambaient encore tout à l'heure aux derniers feux du couchant dont s'ensanglantaient les montagnes sauvages, devant nous. Mais, à présent, la faucille élargie de la lune vers une clarté magique, neigeant les mouvants anneaux de notre long serpent qui rampe en silence, sur le sable...

Il est neuf heures et demie, quand, dans la plaine muette où s'épand la nuit translucide du désert, nous sommes reconnus par les sentinelles du camp. Nul feu de bivouac. Par ordre du général en chef, les hommes ont pris le café, et doivent reposer en silence.

Ce camp de 4,300 soldats couchés, à la muette, dans le régulier arrangement du pêle-mêle militaire, aux grandes rangées d'ombre et de lumière lunaire, c'est le tableau d'Edouard Detaille : le Rêve.

Très bien reçu par les officiers, les confrères. On me fait place au

coin des journalistes - à quelques pas des grandes tentes du quartier général que marque un fanion, dont la couleur rouge se distingue clairement, au haut d'une lance, fichée en terre, devant la tente du général.

Fantassins, artilleurs, marins, sont couchés à terre, dans l'ordre même de la marche deux carrés à intervalle de 180 mètres.

Sur les faces extérieures de chaque carré on a dépouillé le sol jusqu'à 600 pas, et les approches sont gardées par d'infranchissables buissons d'épines, épais de trois pieds.

Les soldats à terre, dorment sur deux rangs, les officiers en arrière. Tout le monde à sa place de bataille. Roulés dans les grands manteaux gris ou bruns, les hommes, la main sur les armes, baïon

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nette au canon.

La lune, très claire, empêche toute surprise, et la cavalerie est allée coucher à la zéribah, pour faire économie d'eau...

Gueorghis me paraît un gaillard qui n'a pas peur. Il s'occupe à << baigner » sérieusement et panser sa mule. J'en fais autant pour moi-même. Une toile cirée, arrondie dans le sable, me sert de cuvette et de tub. Quelques gouttes de Botot, rien de tel pour rafraîchir un visage et des mains brûlées au soleil soudanien. C'est le général de Wimpffen, vieil africain, de qui je tiens la recette.

A présent, un excellent bouillon froid, deux biscuits. Fromage. Café. Cigarette. Et, au lit! Par terre, naturellement; roulé dans mon manteau, sous les étoiles. Je cherche sur le sol rabotteux le coin le inoins dur.

Dormir? Oh! que non! C'est trop amusant de songer où me voici enfin ! Dans mon désert madhiste, que je suis venu chercher, de si loin, pourquoi au juste? je ne sais trop! Au milieu d'un carré anglais, lancé, dans l'inconnu, à huit milles de sa base, à quelque deux milles à peine des puits que gardent les guerriers d'Osman Dekna!...

Vers onze heures, le major Rolfe s'est glissé hors du camp. Un peu avant minuit, il rentre. A un mille et demi seulement de nous, il a vu deux bédouins, tués le matin, par nos obus, et tout contre les morts, six guerriers endormis.

Du haut d'une roche élevée, il a pu distinguer les feux hadendaouahs autour des puits.

Brisé de fatigue, je cherche le repos. Je m'assoupis...

... Un cri éclate, un long cri terrible. Le lugubre hurlement d'appel et d'effroi des alarmes de nuit. Suit un krachh de détonations pressées, que répète l'écho sinistre, et le chuitt chuitt d'une volée de balles.

Tout le camp est sur pied. Le général Graham sort de sa tente, bouclant son ceinturon à sa haute taille. Et j'entends le correct et froid gentleman, qui mâche un « goddam » très shocking.

Les hommes ont sauté sur les fusils Martini. Grande est la confusion. Les coups de feu partent. Les officiers calment leurs hommes, crient: « Cease fire!» Cessez le feu!

Il fait très grande clarté. Comment le croissant avec les astres

peuvent-ils donner tant de lumière nocturne? On distingue tous les objets dans le camp, et dans la plaine, à une assez grande distance. Les Bédouins tirent de plus de 12 à 1,300 mètres; leurs balles n'atteignent que le haut des grandes tentes rondes de l'ambulance et du quartier général, blanches des lueurs lunaires.

Rendons justice à Gueorghis; il est accouru avec ma mule, déjà sellée. A la bonne heure!... Mais le sang-froid revient au camp. On se compte. Plusieurs soldats du 65me ont reçu des coups de baïonnette de leurs camarades. Un indigène est mort; un chamelier, pris dans le premier trouble pour un ennemi. Le général Graham, par précaution, fait placer une mitrailleuse sur notre front gauche, par où viennent les balles. Puis, ordre de s'aller coucher. Il est minuit trois quarts. Le calme s'est fait. Tout le monde a compris, même les chameliers, que 1,000 baïonnettes anglaises, sur chaque face de notre carré, sont une défense sérieuse contre toute attaque.

Quant aux «< rebelles », leur feu continue, par coups isolés. Un soldat, à terre, est tué raide. Trois autres sont blessés. Le colonel Cléry reçoit une balle morte au talon. Mais nul ne riposte. La consigne est de ronfler. On essaie. Je somnole, rêvassant...

Vers trois heures, le froid du désert 10 degrés descend avec le matin. C'est ici que la couverture est de rigueur. Des hommes battent la semelle.

Quatre heures. M. Wylde, avec les éclaireurs abyssins, pousse une pointe vers les tirailleurs madhistes qui les éventent et les canardent sans effet. Nos éclaireurs rentrent au camp. M. Wylde estime à 200 ou 250 les escarmoucheurs ennemis. Mais, derrière ceux-là, sont des masses compactes. Le large croissant se cache à la crête des monts.

Cinq heures. J'ai pu reposer, sinon dormir. Je me lève, dispos. Toilette sérieuse pour le jour de fatigue qui s'annonce.

Six heures. La diane éclate, soufflée au vent frais du désert par les bugles. Puis God save the Queen, saluant le drapeau d'Albion --Dieu et mon Droit! hissé devant la tente du général Graham, déjà debout. L'écho des monts de Tamaï renvoie les bouffées du vieil hymne...

Quelques volées de canon pour appuyer. « A treize cents yards! Feu!» Bien envoyé. Les obus tombent en plein sur les groupes madhistes - qui s'écartent.

C'est le grand jour Tiens le treize mars! Un chiffre à noter. A plus d'un, ce jour sera fatidique.

Quelle journée! Il a fait chaud

nous.

II

comme dit le troupier de chez

J'ai vu de superbes et d'horribles scènes, ce 13 mars, sous l'impassible ciel du grand désert soudanien. Le feu mortel de la guerre des Hommes, sous le feu du mortel soleil. La bataille inégale de la Foi contre le Lucre.

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