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fut homme d'Etat aussi distingué que célèbre avocat. La campagne qu'il entreprit en faveur de la révision de la Constitution cantonale bernoise de 1830 fut fort remarquée.

En 1830, la réaction, triomphante depuis 1815, avait enfin pu être refoulée. La Constitution servit à garantir ce qui avait été reconquis à si grande peine. C'était un immense progrès. Mais, depuis, les idées libérales avaient fait du chemin. L'œuvre de 1830 ne suffisait plus. C'est ce que Carlin contribua puissamment à démontrer à ses compatriotes jurassiens. En avril 1846, il alla jusqu'à fonder, pour la popularisation des nouvelles idées, un journal politique, le Patriote jurassien. 4) C'était un des premiers champions du libéralisme dans le Jura catho lique, alors courbé bien bas sous le joug de l'ultramontanisme le plus absolu. Pour s'attaquer à un adversaire aussi formidable, il fallait l'élan de la jeunesse, le grand courage et l'enthousiasme tout idéal d'un cœur élevé et d'une intelligence peu commune. Le Patriote jurassien et son rédacteur en chef n'eurent pas la vie facile mais, forts de la justice de leur cause, ils ripostaient coup par coup, gagnant journellement du terrain. 3)

Lorsque les principes de la Constitution de 1846 eurent pénétré la vie publique et que la position si laborieusement conquise fut assurée, Carlin quitta le journalisme militant pour soigner sans partage les intérêts de sa clientèle toujours plus nombreuse. Mais l'organe des aspirations des libéraux du Jura ne fut jamais le cadet de ses soucis. C'est avant tout à lui qu'on doit la fondation du Progrès, qui, en 1865, se greffa sur le Patriote jurassien et auquel succéda, en 1877, le Démocrate, aujourd'hui le journal politique quotidien le plus important et le plus répandu du Jura bernois.

En 1846, lors des élections au Grand Conseil, le nom de Carlin était déjà un programme. Les suffrages des libéraux du district de Delémont se réunirent tout naturellement sur lui. La lutte fut vive; la victoire du parti libéral d'autant plus éclatante. Carlin eut l'honneur de siéger au

premier Grand Conseil convoqué sous le régime de la nouvelle Constitution. Ses collègues ratifièrent à ce point le choix de ses électeurs qu'en 1849 déjà ils le nommaient leur vice-président.

Au moment où ces premiers et si légitimes succès permettaient à Carlin d'avoir, pour son avenir, les plus belles espérances, un irréparable malheur vint le frapper. En juin 1849 il perdit sa mère. Dans cette cruelle épreuve Carlin eut au moins la consolation d'avoir à ses côtés une digne épouse, à la compassion et à l'amour de laquelle il put, peu à peu, se relever. Une année et demie auparavant, le 27 décembre 1847, la fille d'une des familles les plus considérées de Fribourg en Brisgau, Emilie de Weisseneck, était devenue la compagne de sa vie. Elle apporta et maintint dans sa maison bonheur et satisfaction. Emilie Carlin unissait aux attraits d'un noble cœur les charmes d'un esprit d'une élévation rare et d'une culture parfaite. Aussi fut-elle, dès le premier jour, la confidente. des aspirations, des craintes et des espérances de son mari. S'agissait-il de questions techniques, Carlin excellait à les exposer brièvement avec une lucidité si parfaite que sa femme pouvait s'y intéresser en pleine connaissance de cause. Malgré son indépendance de caractère, sa grande. expérience du monde et des affaires, Carlin consultait, si possible, toujours sa femme avant de prendre une décision importante. Il savait que sa finesse d'appréciation toute féminine ne manquerait pas de lui être d'un précieux concours pour la solution des nombreuses difficultés qu'il rencontrait sur son chemin.

Ici se place un épisode que nous ne saurions passer sous silence, car il fut, 18 ans plus tard, le motif d'une violente sortie de Carlin contre le clergé. C'était dans la mémorable séance du Grand Conseil du 5 mars 1868. Le projet de loi concernant l'enseignement primaire dans les écoles publiques par les membres d'ordres religieux » (question des sœurs enseignantes) était à l'ordre du jour. Carlin, rapporteur de la majorité de la commission, avait

déjà, dans plusieurs grands discours, recommandé le projet tel qu'il fut finalement adopté. Il dut reprendre la parole pour répondre à divers orateurs. C'est alors qu'après avoir dévoilé les manœuvres du parti ultramontain, il prononça ces mots, qui eurent un immense retentissement, et auxquels on a fait, depuis, fréquemment allusion:

<< Et ne croyez pas, messieurs les députés, qu'on en finira » d'un coup avec votre générosité si vous n'accordez pas >> absolument toutes, mais toutes les concessions demandées, >> vous ne ferez jamais assez pour le clergé. Ah! c'est qu'il est >> exigeant le clergé, et il en faut du courage pour oser lui » résister. Il est dur et implacable dans sa haine; et il en >> faut du courage pour se mettre tous les jours en garde con>>tre les attaques de ce clergé qui n'a ni caur ni entrailles!....

Le Président ayant imposé silence aux bruyantes interruptions et aux véhémentes protestations des députés conservateurs du Jura, Carlin reprit :

« J'ai dit et je le répète: ce clergé qui n'a ni cœur ni » entrailles ! Je maintiens cette allégation, que confirment >> l'histoire et une foule de faits trop longs à citer. Mais, » puisqu'on m'y provoque, je vous en donnerai, tout à >> l'heure, si vous le permettez, un exemple entre cent, un >> exemple particulier, ad hominem... Quand le clergé vous >> met à l'index, quand il frappe de son anathème le citoyen >> soi-disant irréligieux, c'est-à-dire qui ne lui est pas >> entièrement soumis et dévoué, oh! alors la lutte est rude >> et incessante. Mais, croyez-vous que je ne comprenne » pas que la vie me serait plus douce, plus agréable, si » j'allais faire ma cour au clergé, sans respect pour ma » propre indépendance, pour ma propre dignité ?..... » Voici maintenant l'épisode en question:

« J'ai encore à tenir parole en prouvant par un fait » l'accusation contre laquelle on a protesté sur un des » bancs de cette salle. Un député qui a l'honneur de siéger » au milieu de vous avait un père professant la religion › catholique et une mère de la confession réformée. Jamais, pendant la durée de leur union conjugale, ses parents

» n'eurent entre eux la moindre controverse religieuse. Ils » vivaient liés par un attachement sincère et réciproque, confirmé par la plus douce tolérance. La mère envoyait à la messe ses enfants élevés dans la religion du père, et » elle lisait « La nourriture de l'àme » par le pasteur Oster› wald. Le père vint à mourir. Quelques années après, sa › veuve allait le suivre dans la tombe. Alitée, elle attendait ses derniers moments. Une espèce de sœur garde-malade, › hantant beaucoup la cure, venait faire ses visites et prodiguait ses soins les plus assidus. Le fils dont je » parle s'aperçut de ces visites et d'un certain mystère qui s'y rattachait.

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« Que vient donc faire ici si fréquement cette per>sonne, demanda-t-il à sa mère.

Celle-ci, à l'agonie, répondit : J'aimerais tant être › enterrée près de ton père; c'est mon dernier vœu ! Mais » M. le curé ne peut y consentir que si je me convertis à » la religion catholique.

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Ne le faites pas, dit le fils, et que personne ne » vienne plus troubler votre conscience et agiter vos der» niers moments! Votre vœu sera accompli si malheureu> ment vous deviez nous quitter, ce qui, si Dieu le veut, » n'aura pas encore lieu de si tôt.

» La mère mourut; le fils en pleurs courut à la cure

› demanda, pria que le vœu de sa mère fût accueilli.

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› — Impossible, répondit le curé, elle ne peut être, » comme son mari, ensevelie en terre sainte.

Il refusa, ce même curé, le drap mortuaire qui, disaitil, ne pourrait couvrir le cercueil d'un protestant. Il › refusa que les cloches fussent sonnées. Et alors le fils se rendit chez le pasteur protestant, dont le nom ne met revient pas. C'était, je crois, M. le pasteur Lauterburg, » ou plutôt M. le pasteur Stoos, de Berne. Celui-ci se prêta » de la meilleure volonté à accompagner le convoi et à >> célébrer toutes les cérémonies du culte protestant. La » mère, éloignée de son époux par l'intolérance cléricale, » repose aujourd'hui loin de son mari. Qu'elle y repose en

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paix !... Ce fils, ce député que j'ai cité, c'est celui qui a » l'honneur de vous parler dans ce moment. Voyez, Mes» sieurs, si son appréciation était trop sévère ! » (Vive émotion dans l'assemblée).

Dévoué comme il l'était à la chose publique, Carlin ne pouvait manquer de s'intéresser aussi fort vivement aux affaires fédérales. Il apporta, dans sa sphère d'influence d'alors, un important concours aux idées libérales et aux tendances centralisatrices qui purent enfin prendre corps dans la Constitution fédérale de 1848. Mais, auparavant, la Confédération fut obligée de procéder par les armes à la dissolution du Sonderbund. Malgré sa santé délicate, Carlin s'empressa d'aller se mettre à la disposition du pouvoir fédéral. On lui assigna un poste dans l'administration, auquel il dut d'être nommé, en 1848, capitaine et, en 1866, major dans l'Etat major judiciaire fédéral.

Quelles que fussent les circonstances, Carlin resta, pendant toute sa vie, partisan du maintien de la réunion du Jura à l'ancienne partie du canton de Berne. Il ne voulut jamais entendre parler du projet de faire du Jura un 23me canton, et dénonça à l'indignation publique les agissements des quelques citoyens qui n'eurent pas honte de faire allusion à la possibilité d'un retour du Jura catholique à la France. 5 a).

Vers 1850 les princes qui, dans toute l'Europe, avaient tremblé pour leurs trônes reprirent courage et organisèrent la contre-révolution. Avec une désinvolture se répétant chaque fois dans cette même conjoncture, ils n'eurent généralement aucun scrupule de rétracter les promesses solennellement données. Il y eut mieux. Presque partout ils se vengèrent lâchement de la peur ressentie. De toutes parts on ne voyait que réaction. Elle s'abattit sur l'Allemagne, sur l'Autriche, sur les Etats de l'Eglise, même sur la France, et s'annonçait menaçante en Suisse. Reconnaissant le péril que courait la liberté à peine reconquise, Carlin exhortait ses amis à tenir ferme. Le passage suivant du discours par lequel il déclara ouverte, le 14 janvier 1850,

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