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que si le mari, tout en mettant un logement à la disposition de la femme, ne veut pas de vie commune, se tient dans un quartier à part où il refuse de recevoir sa femme, il dispense par cela même sa femme d'habiter la maison conjugale (1). Nous croyons qu'il faut décider, par les mêmes motifs, que si la femme subit de mauvais traitements au domicile du mari, elle ne sera pas tenue d'habiter avec lui. Vainement dit-on que la loi l'oblige à la cohabitation dès que le mari lui fournit les nécessités de la vie selon ses facultés et son état. Non, elle demande plus, elle prescrit la vie commune; et est-ce une vie commune que celle qui consiste en mauvais traitements? On dit que ces excès ou ces injures seront pour la femme une cause de divorce ou de séparation de corps, mais qu'ils ne la dispensent pas du devoir de cohabitation (2). Nous avons déjà rencontré cette objection et nous y avons répondu, avec la jurisprudence, que le divorce est un droit dont la femme peut ne pas user, et qu'il serait immoral de l'y obliger indirectement. Mieux vaut une séparation de fait qui peut venir à cesser, qu'une rupture définitive qui est toujours un grand mal alors même qu'elle est une nécessité (3).

88. L'obligation du mari de recevoir sa femme est-elle absolue? Il a été jugé que le mari n'était pas tenu de recevoir sa femme ni de lui fournir les aliments, quand celle-ci avait déserté le domicile conjugal pour se livrer à l'inconduite (4). Cela est douteux. Sans doute, la femme viole ses devoirs, et aussi longtemps qu'elle ne demande pas à rentrer dans le domicile conjugal, il ne peut être question de lui payer une pension alimentaire. Mais du moment qu'elle veut rétablir la vie commune, il n'y a pas de motif juridique pour le mari de s'y refuser, sauf le moyen extrême du divorce ou de la séparation de corps. Il y a, sous ce rapport, une différence entre le devoir de cohabitation de la femme et le devoir de cohabitation du mari.

(1) Arrêt de cassation du 20 janvier 1830 (Dalloz, au mot Mariage, no 748, 3*).

(2) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. IV, p. 117, n° 97. (3) La jurisprudence est en ce sens (Dalloz, au mot Mariage, no 749, 8° 4) Arrêt de Paris du 29 août 1857 (Dalloz, Recueil périodique, 1858, 2, 27).

Le premier est subordonné à un devoir corrélatif du mari, celui de recevoir sa femme; le second n'a point de corrélatif; il est donc absolu, et ne peut cesser que par la rupture légale de la vie commune.

89. L'obligation de la vie commune a-t-elle une sanction? C'est une des questions les plus controversées du code civil. Elle se présente d'ordinaire pour la femme. Si elle quitte le domicile conjugal, le mari peut-il la forcer d'y rentrer? Et quelles sont les voies de contrainte qu'il peut employer? L'opinion assez généralement suivie est que les tribunaux ont un pouvoir discrétionnaire en cette matière (1). Il y a des arrêts qui fondent ce prétendu pouvoir sur le silence de la loi. Le code établit un devoir, pour mieux dire une obligation civile; il ne dit rien de la sanction de ce devoir en faut-il conclure qu'il s'en rapporte aux tribunaux (2)? Ce raisonnement nous paraît trèspeu juridique. En principe, les tribunaux n'ont point de pouvoir discrétionnaire pour ce qui regarde l'exécution forcée des obligations légales ou conventionnelles; le code de procédure trace ces voies, et le juge n'en peut pas prescrire d'autres. Cela se conçoit : les voies d'exécution sont de droit public; or, rien de ce qui touche le droit public n'est abandonné à l'arbitraire des tribunaux. Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait une volonté clairement manifestée du législateur. On prétend que les auteurs du code ont voulu, dans le cas de l'article 214, laisser plein pouvoir au juge (3). Mais la discussion qui a eu lieu au conseil d'Etat ne dit pas cela. La question qui y fut débattue n'était pas même la nôtre. On demandait si la femme serait obligée de suivre son mari à l'étranger. C'était l'avis du premier consul. Réal objecta qu'il ne voyait pas de moyen de forcer la femme; Regnauld répondit que le mari sommerait la femme de le suivre, et que si elle persistait dans son refus, elle serait censée l'avoir abandonné. Ce n'était pas répondre à l'objection; Réal répliqua qu'il fallait un ugement qui commandât à la femme de suivre son mari;

(1) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. IV, p. 119, no 100 (2) Arrêt de Bruxelles du 1er avril 1824 (Dalloz, au mot Mariage, no 759). (3) Arrêt d'Aix du 23 mars 1840 (Dalloz, au mot Mariage, no 762, 4o).

mais comment parviendrait-on à l'exécuter? Le premier consul dit que le mari cesserait de donner des aliments à la femme. Boulay finit par remarquer que toutes ces difficultés devaient être abandonnées aux mœurs et aux circonstances (1). Voilà la discussion d'où l'on veut induire que le législateur donne un pouvoir discrétionnaire aux tribunaux. Les paroles de Boulay que l'on cite sont un de ces propos qui n'expriment qu'un sentiment individuel. Encore ne dit-il pas ce qu'on lui fait dire; il dit plutôt le contraire. En effet, si c'est une question de mœurs, par cela seul les tribunaux n'ont pas à intervenir. Et rien de plus vrai, comme nous allons le voir.

90. La seule sanction juridique dont il ait été question au conseil d'Etat, est celle que le premier consul mit en avant. Si la femme quitte le domicile conjugal, il est certain que le mari ne lui doit plus d'aliments, car c'est au domicile du mari qu'elle les doit recevoir. Il y a des arrêts en ce sens (2), et cela ne peut faire l'ombre d'un doute. Mais cette sanction ne suffit point. Si la femme ne demande pas d'aliments, il n'y a pas lieu à les refuser. Si la femme est mariée sous le régime de la séparation de biens ou sous le régime dotal, elle dispose elle-même de tout ou de partie de ses revenus. Dans ce cas, elle n'a pas besoin d'aliments, et par suite l'obligation de cohabiter avec son mari n'aura pas cette sanction. N'y en a-t-il pas d'autre ?

91. Le mari peut-il saisir les revenus de la femme et se mettre en possession de ses biens? Cela suppose que les époux sont mariés sous le régime de la séparation de biens, ou sous le régime dotal. La femme a, dans ces deux régimes, le droit de jouir de ses biens, sauf les biens dotaux proprement dits. Il y a une hypothèse dans laquelle le mari a le droit incontestable de saisir les biens de la femme, c'est quand elle ne remet pas au mari la portion de ses revenus pour laquelle elle doit contribuer aux charges du mariage. La cour de Paris a décidé en ce sens que la femme qui a obtenu la séparation de biens devant

(1) Séance du conseil d'Etat du 5 vendémiaire an x, no 32 (Locré, t. II, p. 344). (2) Voyez la jurisprudence dans Dalloz, au mot Mariage, no 757.

supporter, proportionnellement à ses facultés et à celles du mari, les frais du ménage, il y avait lieu d'attribuer à son mari une partie des revenus de sa femme jusqu'au jour de la réintégration de celle-ci dans le domicile conjugal (1). Mais autre est la question de savoir si le mari peut saisir tous les revenus de sa femme et se mettre en possession de ses biens, pour la forcer à rentrer au domicile conjugal. Nous croyons qu'il faut décider la question négativement et sans hésiter. La femme a le droit d'administrer ses biens et d'en jouir. Pour la priver d'un droit qu'elle tient de sa qualité de propriétaire et de son contrat de mariage, il faudrait un texte. Le droit du propriétaire est absolu, les tribunaux ne peuvent le modifier qu'en vertu de la loi. Vainement dit-on que le créancier peut saisir les biens de son débiteur; il n'y a, dans l'espèce, ni créancier ni débiteur (2). D'ailleurs la saisie des biens est une voie d'exécution qui aboutit à la vente forcée des biens pour satisfaire les créanciers, tandis que, dans l'espèce, la femme serait privée, pendant toute la durée du mariage, de l'administration et de la jouissance de ses biens, ce qui serait un véritable changement aux conventions matrimoniales. On objecte que la saisie est un refus d'aliments, que si le refus d'aliments est permis sous un régime, il doit être autorisé sous tous les régimes. Nous répondons qu'il n'y a pas lieu à refuser des aliments à la femme qui n'en demande pas; que le refus d'aliments n'est légitime qu'en ce sens que la femme doit les recevoir dans la maison conjugale, que si elle la déserte, elle ne peut les réclamer de son mari. Dès lors, il ne peut être question d'un refus d'aliments, quand la femme ne réclame rien. La jurisprudence est divisée; elle se prononce généralement pour la saisie (3), ainsi que les auteurs (4).

(1) Arrêt du 27 janvier 1855 (Dalloz, Recueil périodique, 1855, 2, 208). (2) Duranton, Cours de droit français, t. II, p. 410-412, nos 438 et suiv.). (3) Arrêt de Rion du 13 août 1810 (Dalloz, au mot Mariage, no 759, 2o). Arrêt de Colmar di 10 juillet 1833 (Dalloz, ibid., no 761). Arrêt de Caen du 14 août 1848 (Dalloz, Recueil périodique, 1850, 2, 185). En sens contraire, arrêt de Pau du 11 mars 1863 (Dalloz, Recueil périodique, 1863, 2, 193).

(4) Zachariæ, édition de Massé et Vergé, t. Ier, p. 219, note 4. Demolombe, t. IV, p. 124, n 105.

92. On demande si la femme peut être condamnée à des dommages-intérêts jusqu'à ce qu'elle réintègre le domicile conjugal? Il y a des arrêts et des auteurs qui admettent cette voie d'exécution. A vrai dire, ce n'est pas une voie d'exécution, c'est une peine, une amende, comme le dit la cour de Bruxelles, laquelle a condamné la femme à payer une somme d'argent par chaque jour de retard qu'elle mettrait à remplir l'obligation de cohabiter avec son mari (1). Ce mot de peine, que la cour prononce, n'aurait-il pas dû lui rappeler qu'il n'y a point de peine sans loi pénale? Et comment des jurisconsultes ont-ils pu concevoir l'idée d'appliquer au mariage les principes sur les dommages-intérêts (2)? Comme le dit très-bien la cour de Colmar, il suffit de lire les articles du code sur les dommages-intérêts pour se convaincre qu'il est impossible d'en faire l'application au devoir que la femme a d'habiter avec son mari (3). Aux termes de l'article 1149, les dommages-intérêts dus au créancier sont de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé. Le mari est-il un créancier? Quelle est la perte qu'il fait? Quel est le gain dont il est privé? Ces questions, si naturelles quand il s'agit d'une dette d'argent, deviennent absurdes quand on les pose au sujet d'une obligation morale. De quoi s'agit-il, en définitive? De forcer la femme à rentrer au domicile conjugal. Supposons qu'elle le fasse; est-ce que sa présence matérielle dans la maison qu'habite son mari rétablira cette vie commune qui de deux êtres n'en fait qu'un? Quoi! la femme a déserté la maison conjugale parce qu'elle ne voulait plus de la vie commune, et elle y rentre, non pas parce qu'elle veut la rétablir, mais pour ne pas payer de dommages-intérêts! S'il reste au mari un sentiment d'honneur, ne devrait-il pas être honteux de devoir à l'intérêt ce qu'il demande en vain à l'affection? La vie commune n'est-elle pas une question d'affection? Et comment concilier l'affection avec des peines et des amendes?

(1) Arrêt du 1er avril 1824 (Dalloz, au mot Mariage, no 759 3o). (2) Duranton, t. II, p. 412, no 440. Demolombe, t. IV, p 125, no 106. En sens contraire, Zachariæ, édition d'Aubry, t. III, p. 320, note 4, § 471. (3) Arrêt du 10 juillet 1833 (Dalloz, au mot Mariage, no 761).

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