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injuriés et diffamés de la manière la plus sanglante dans les actes et écritures du procès, que les esprits étant dans un tel état d'exaspération, il était impossible de maintenir la vie commune.

On applique les mêmes principes au demandeur. Sa plainte, quand elle est fondée, n'est certes pas une injure, puisque c'est l'exercice d'un droit. Mais si, tout en usant de son droit, il se livre à des outrages qui dépassent les nécessités de la cause, il pourra y avoir divorce pour injure grave. C'est ainsi que la cour de cassation a jugé qu'il y avait injure grave quand le mari, pendant l'instance en divorce, a tellement outragé la femme que le maintien de la vie commune ferait craindre de grands malheurs (1).

192. Les faits qui constituent l'injure doivent s'être passés après la célébration du mariage. Ce principe résulte de la nature même des causes de divorce. C'est, comme l'a dit Portalis, la violation des devoirs que le mariage impose, qui justifie la dissolution du lien conjugal. Peut-on dire que celui qui n'est pas marié manque à ses engagements? Cela n'a pas de sens. Cependant cette opinion est consacrée par la jurisprudence. Il a été jugé que la séparation peut être prononcée par le motif qu'au moment du mariage, la femme était inscrite sur les registres de la police comme fille publique, et qu'elle n'avait point révélé ce fait à son futur mari (2). Il a encore été jugé que lorsque la femme est enceinte, lors du mariage, d'un autre que de son futur époux et qu'elle dissimule sa grossesse, y a lieu à séparation de corps pour injure grave (3). Sans doute la réticence de la femme, dans l'un et l'autre cas, est une infamie; mais cette conduite infâme est-elle une injure grave dans le sens de l'article 231? C'est, d'après le texte, l'injure d'un époux envers l'autre qui est la cause du divorce. Cela suppose la célébration du mariage. L'esprit de la loi est tout aussi évident; il n'y a pas,

il

(1) Arrêt de rejet du 10 juin 1824 (Dalloz, au mot Séparation de corps, no 194, 7).

(2) Árrêt de Paris du 25 mai 1837 (Dalloz, ibid., no 61, 1o).

(3) Arrêt de Bordeaux du 22 mars 1826 (Dalloz, ibid., no 61, 2o).

III.

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dans l'espèce, violation d'un droit conjugal, donc pas de cause de divorce. Vainement dit-on que l'injure accompagne le mariage, et qu'elle se continue par le silence de l'époux coupable (1). Pour qualifier un fait, il faut considérer le moment où il s'est passé. L'inconduite de la femme est antérieure au mariage, donc elle n'est pas une injure entre époux. Elle est coupable de réticence, dit-on; oui, mais cette faute encore est antérieure au mariage. Comment une faute commise avant le mariage serait-elle une infraction aux obligations que le mariage produit entre les époux?

193. La dernière condition exigée pour que l'injure soit une cause de divorce, c'est qu'elle soit grave (art. 231). Quand l'injure est-elle grave? Cette question est de fait plutôt que de droit. Tout ce que l'on peut dire, c'est que l'injure doit impliquer une violation des devoirs conjugaux. La violation doit avoir un caractère de gravité tel, que la vie commune devienne désormais impossible pour l'époux outragé. C'est au juge à décider dans chaque cas si l'injure présente ces caractères. Il est impossible de poser des règles générales à cet égard, tout dépendant des circonstances de la cause. Ainsi, dira-t-on que les injures doivent être continues, en ce sens qu'une parole ou un fait unique serait insuffisant? Cela a été jugé ainsi par la cour de Bruxelles; elle a écarté une injure grossière pour laquelle la femme avait été condamnée à une amende par le tribunal de simple police, parce que cette insulte était la seule dont le mari se plaignît dans un espace de neuf années (2). Mais il y a d'autres arrêts qui ont admis le divorce ou la séparation de corps pour une injure unique, quand il en devait résulter une animosité irréconciliable entre les époux. Il a été jugé qu'une accusation d'adultère, lorsqu'elle n'est pas appuyée de preuves, est, de la part du mari, une injure grave qui autorise la femme à demander le divorce (3). En effet, le reproche d'adultère,

(1) C'est l'opinion de Demolombe, t. IV, p. 493, no 332, et de Dalloz, no 61. (2) Arrêt du 14 avril 1832 (Pasicrisie, 1832, 2, 102).

(3) Arrêt de Rennes du 15 septembre 1810 (Dalloz, au mot Séparation de corps, no 437). Jugé dans le même sens, par la même cour, en matière de séparation de corps (arrêt du 17 mars 1826, dans Dalloz, ibid., no 30, 1o).

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comme le dit la cour de Metz, est le plus intolérable outrage qu'un mari puisse adresser à sa femme (1).

194. On pose d'ordinaire comme principe que, pour apprécier la gravité de l'injure, le juge doit considérer la condition sociale des conjoints; on dit que telle injure qui, entre époux de la classe élevée, serait un outrage sanglant et les diviserait pour toujours, ne ferait, entre personnes de la classe inférieure, qu'une impression passagère (2). Nous protestons contre ce principe. Il y a, comme dit Vauvenargues, de la canaille en gants jaunes, et il y a aussi chez les ouvriers des cœurs haut placés. Gardonsnous donc de généraliser une distinction qui aboutirait à une révoltante iniquité. Ce n'est pas la position sociale que le juge doit prendre en considération, c'est l'éducation, ce sont les habitudes, les sentiments des parties qui sont en cause (3). La distinction contre laquelle nous nous élevons vient de l'ancien droit; Pothier la formule en termes presque méprisants pour les gens du bas peuple, et Merlin reproduit cette doctrine (4). Notre état social n'est plus celui du vieux régime; l'aristocratie a fait place à la démocratie, l'inégalité méprisante à la sainte égalité; les sentiments et les idées s'égalisent, l'instruction populaire, qui est aussi une éducation, répand le sentiment de la dignité humaine dans tous les rangs de la société. Le juge doit tenir compte de ce changement, la plus bienfaisante et la plus légitime des révolutions.

Il faut ajouter qu'il y a des injures qui, dans toutes les classes de la société et quelle que soit l'éducation des époux, constituent une injure grave. Un mari abandonne sa femme pendant ses couches, à ce point que des personnes charitables doivent faire une quête pour subvenir à ses besoins les plus urgents; à ce cruel abandon le mari ajoute des imputations d'adultère et des propos odieux. Ce sont là, dit très-bien la cour de Dijon, des injures graves,

(1) Arrêt du 7 mai 1807 (Dalloz, au mot Séparation de corps, no 35, 1o). (2) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. IV, p. 488, n° 385. (3) Arrêt de Bruxelles du 31 juillet 1850 (Pasicrisie, 1851, 2, 141). (4) Pothier, du Contrat de mariage, no 509. Merlin, Répertoire, au mot Séparation de corps, § ler, no 3.

quelle que soit la condition sociale des parties, parce qu'elles impliquent l'oubli des devoirs et des sentiments qui forment l'essence même du mariage (1).

195. Il y a aussi des faits injurieux qui sont une cause de divorce quand il en résulte une violation des devoirs imposés par le mariage. Tel est le refus du mari de recevoir sa femme dans la maison conjugale, et le refus de la femme de cohabiter avec son mari. La cohabitation est de l'essence du mariage; quand elle devient impossible par le refus de l'un des conjoints, il n'y a plus de vie commune, il y a divorce moral; le juge, en prononçant la dissolution du mariage, ne fait que consacrer un fait accompli. La doctrine et la jurisprudence admettent le principe, mais les circonstances viennent parfois le modifier. Il a été jugé par la cour de Liége que si, dans une dispute violente, le mari somme sa femme de quitter le domicile conjugal avec son fils, il y a une injure grave suffisante pour autoriser le divorce (2). Il y a de nombreux arrêts en ce sens (3). La cour de Metz a même décidé, en confirmant un jugement de première instance fortement motivé, que le refus du mari de recevoir sa femme était une cause de séparation. de corps, quoique les époux eussent vécu séparés pendant plus de trente ans, et que cette séparation volontaire fût due à la femme. Le tribunal avait jugé en sens contraire, en posant comme principe que la loi ne dit pas que le seul fait du refus de cohabiter est une cause de séparation; qu'elle n'admet comme telle que l'injure grave, et qu'il résultait des circonstances de la cause qu'il n'y avait rien d'injurieux dans le refus du mari, parce que le seul mobile de la femme était son intérêt pécuniaire, et non le désir de rétablir la vie commune. La cour d'appel décida en principe qu'il y a injure grave du mari envers sa femme quand, au mépris de la loi, il refuse de la recevoir

(1) Arrêt du 30 juillet 1868 (Dalloz, 1868, 2, 247). Comparez arrêt de la cour de cassation du 11 avril 1865 (Dalloz, 1866, 1, 166).

(2) Arrêt du 22 janvier 1851 (Pasicrisie, 1851, 2, 212).

(3) Dalloz, Répertoire, au mot Séparation de corps, nos 434 et 45. Arrêts de Bordeaux du 5 avril 1848 (Dalloz, 1850, 5, 422); de Colmar du 1er juillet 1858 (Dalloz, 1858, 2, 212).

dans la maison conjugale (1). Cette décision n'est-elle pas trop absolue? Sans doute, en règle générale, il y a injure dans le refus du mari de recevoir sa femme. Toujours est-il que la loi ne le dit pas. C'est donc une question de fait; dès lors, le juge peut tenir compte des circonstances et déclarer que le refus n'est pas injurieux. Ainsi jugé par la cour de Paris (2).

Ce que nous disons du refus du mari reçoit son application au refus de la femme. Les juges doivent voir s'il implique une injure. D'ordinaire il en sera ainsi. Toutefois il y aurait danger à ériger ce fait en règle absolue, car il pourrait y avoir collusion entre les époux pour arriver au divorce par concours de consentement. Il faut donc voir si le refus de cohabiter est réel, puis s'il constitue une injure. Quand la femme déserte le domicile conjugal, que le mari fait de vaines instances pour rétablir la vie commune, et que la femme refuse en termes injurieux, il n'y a pas de doute; le divorce doit être prononcé (3). Mais le juge peut décider en fait qu'il n'y a pas injure grave (4). Il n'y en aurait pas si le mari, par sa conduite, avait en quelque sorte forcé la femme à abandonner le domicile conjugal. Dans ce cas, il y a lieu d'appliquer les principes que nous exposerons plus loin sur les torts réciproques des époux.

196. Le refus du mari de procéder au mariage religieux est-il une injure grave qui autorise la femme à demander le divorce? M. Demolombe enseigne l'affirmative, et son opinion a été consacrée par un arrêt de la cour d'Angers (5). Cela est inadmissible. L'injure grave, comme toute cause de divorce, suppose la violation d'un devoir imposé aux époux par la loi. Où est la loi qui fait aux époux un devoir de célébrer le mariage religieux? C'est

(1) Arrêt du 5 avril 1865 (Dalloz, 1865, 2, 99).

(2) Arrêt du 10 janvier 1852 (Dalloz, 1852, 5, 498, 5')

(3) Arrêts de Bruxelles du 1er mars 1854 et de Liége du 1er février 1855 (Pasicrisie, 1855, 2, 77 et 98).

(4) Arrêt de Rouen du 16 juillet 1828 (Dalloz, Répertoire, au mot Séparation de corps, no 48).

(5) Arrêt du 29 janvier 1859 (Dalloz, 1860, 2, 97). Demolombe, t. IV, p. 491, no 390.

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