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de dettes alimentaires? L'article 208 veut que les aliments. soient accordés dans la proportion de la fortune de celui qui les doit; donc quand il y a plusieurs débiteurs, chacun est tenu d'une manière différente; ce qui exclut toute idée de solidarité, car au lieu d'une dette, la même pour tous, nous avons deux, trois ou quatre dettes dont le montant diffère d'un débiteur à l'autre. L'un doit payer 200 francs, un second 300, un troisième 500. Comment ces trois dettes différentes feraient-elles une seule et même dette? Celui qui ne doit que 200 francs sera-t-il tenu d'en payer solidairement 1,000? Il se peut qu'aucun des débiteurs ne soit en état de payer ces 1,000 francs. Que deviendra alors la solidarité? La jurisprudence décide généralement que la dette n'est pas solidaire (1), et telle est aussi la doctrine des auteurs modernes (2).

68. Il y a des auteurs qui, tout en avouant que la dette n'est pas solidaire, soutiennent qu'elle est indivisible. Sur ce point, nous concevons qu'il y ait, sinon doute, du moins discussion. Il règne tant d'obscurité sur la matière de l'indivisibilité des obligations! Dans l'espèce, il y a toutefois un moyen bien simple de s'éclairer, c'est de consulter Dumoulin. On sait que c'est sa doctrine, vulgarisée par Pothier, qui a passé dans le code Napoléon. Eh bien, le grand jurisconsulte enseigne que la dette alimentaire est divisible. Il est vrai, dit-il, que l'on ne peut pas vivre pour partie; mais cela n'empêche pas que les aliments ne soient divisibles, en ce sens que la pension alimentaire soit payée par partie, par plusieurs personnes (3). » Les textes du code suffisent pour décider la question dans ce sens. On sait qu'il y a trois espèces d'indivisibilité. L'indivisibilité est absolue quand l'obligation a pour objet une chose qui dans sa livraison n'est susceptible de division ni matérielle, ni intellectuelle (art. 1217).

(1) Arrêt de Bordeaux du 14 décembre 1841 (Dalloz, au mot Mariage, no 698, 8o). Arrêt de Toulouse du 14 décembre 1835 (ibid., no 699. 2o). Arrêt de Limoges du 19 février 1846 (Dalloz, Recueil périodique, 1846, 4, 15). Arrêt de Bruxelles du 10 août 1852 (Pasicrisie, 1853, 2, 30).

(2) Duvergier sur Toullier, t. I, 2, p. 5, note.

(3) Dumoulin, Extricatio labyrinthi dividui et individui, pars II, no 228 (Op., t. III, p. 152).

Il ne peut pas être question d'indivisibilité absolue en fait. d'aliments, car il est bien évident que les denrées fournies en nature ainsi que les pensions alimentaires sont divisibles. Les dettes sont encore indivisibles quand le rapport sous lequel la chose, quoique divisible, est considérée ne la rend pas susceptible d'exécution partielle. C'est ce que l'on appelle l'indivisibilité d'obligation; elle a son principe dans la volonté des parties contractantes, ce qui suppose une obligation contractuelle. La dette alimentaire est légale, il faudrait donc que le législateur eût manifesté la volonté de la rendre indivisible; c'est-à-dire qu'il faudrait un texte qui déclare la dette indivisible, ou qui du moins implique nécessairement l'indivisibilité. Or, les textes prouvent, au contraire, que la dette se divise. En effet, aux termes de l'article 208, les aliments sont accordés dans la proportion de la fortune de ceux qui les doivent. Le juge doit donc apprécier les facultés de chacun des débiteurs, et condamner chacun suivant sa fortune :

qui implique la division de la dette. Reste l'indivisibilité de payement. Il y a des cas où une dette, bien que divisible, doit être acquittée pour le tout par l'un des héritiers du débiteur (art. 1221). L'indivisibilité de payement ne concerne donc que les héritiers, partant elle est étrangère à notre question. En définitive, il n'y a aucun texte d'où l'on puisse induire que la dette alimentaire soit indivisible (1).

Que dit-on dans l'opinion contraire? On reproduit l'objection à laquelle Dumoulin a déjà répondu. L'obligation alimentaire, dit Duranton, est indivisible, parce qu'elle a pour objet quelque chose d'indivisible, la vie, et qu'on ne peut pas vivre pour partie (2). Sans doute, on ne peut vivre pour partie; mais les aliments qui nous font vivre peuvent nous être fournis par diverses personnes, comme l'a déjà dit Dumoulin. De plus, les aliments qui procurent la vie ne sont pas quelque chose d'absolu; le nécessaire même varie, il comporte un plus ou moins, et par suite une division. On allègue les inconvénients de

(1) Zachariæ, édition d'Aubry et Rau, t. III, p. 695, note 18, § 552. (2) Duranton, Cours de druit français, t. II, p. 392, n' 425.

cette division: l'un des débiteurs peut ne pas payer, de quoi vivra alors le créancier? Il vivra comme vivent les rentiers auxquels on ne paye pas leurs rentes; il empruntera. Ces inconvénients n'empêchent pas la divisibilité de la dette ni les conséquences qui en résultent.

La cour de cassation a jugé en ce sens que, la dette alimentaire étant divisible, celui qui est actionné n'a pas même le droit de mettre en cause les autres débiteurs; chacun est tenu personnellement dans la limite de ses facultés. S'il est condamné dans cette limite, il n'a pas le droit d'exercer un recours contre les autres débiteurs, dès lors il ne peut pas les mettre en cause (1). Cela n'est pas sans inconvénient, et peut-être le législateur aurait-il dú ordonner la mise en cause de tous ceux qui doivent les aliments, afin que les facultés de chacun soient judiciairement établies. Mais en l'absence d'un texte, la décision de la cour suprême est inattaquable. Si la loi donne lieu à des inconvénients, cela regarde le législateur; l'interprète n'a pas le droit de corriger la loi.

C'est donc mal raisonner que de se prévaloir des inconvénients qui résultent de la divisibilité pour déclarer la dette alimentaire indivisible. C'est ce qu'a fait la cour de Liége (2). Il y a des décisions plus étranges encore. La cour de Rennes a jugé que la dette alimentaire est indivisible quant au payement; puis elle invoque l'article 1222 (3), aux termes duquel chacun de ceux qui ont contracté conjointement une dette indivisible en est tenu pour le total. Or, il est certain, et cela est élémentaire, que l'article 1222 ne s'applique pas à l'indivisibilité de payement, qu'il suppose une indivisibilité absolue ou d'obligation. Donc, d'après la cour de Rennes, la dette alimentaire serait tout ensemble indivisible quant au payement, c'est-à-dire divisible par sa nature, et indivisible. La cour de Toulouse s'est tirée d'embarras d'une autre manière; elle a jugé qu'il y avait, dans la dette ali

(1) Arrêt du 15 juillet 1861 (Dalloz, Recueil périodique, 1861, 1, 469). (2) C'est ce qu'a fait la cour de Liége (arrét du 17 janvier 1833, dans Dalloz, au mot Mariage, no 698, 2o).

(3) Arrêt du 30 mars 1833 (Dalloz, au mot Mariage, no 698, 7o).

mentaire et dans son exécution, tout au moins une indivisibilité de fait (1). Ainsi on est obligé d'imaginer une nouvelle indivisibilité, comme d'autres cours ont inventé une nouvelle solidarité. N'est-ce pas une preuve évidente que la dette n'est ni solidaire ni indivisible? La question ne peut pas faire le moindre doute; il suffit des principes élémentaires de droit pour la décider en ce sens. Cela prouve l'importance des principes.

SIV. De l'action alimentaire.

No 1. CONDITIONS.

69. Celui qui réclame les aliments, dit le code, doit être dans le besoin (art. 205-207), c'est-à-dire qu'il doit se trouver dans l'impossibilité de pourvoir lui-même à sa subsistance, en tout ou en partie. Que faut-il pour la subsistance? Nous avons déjà dit que c'est là une question de fait, que les tribunaux décident d'après les circonstances. Un arrêt a jugé que par aliments on entendait les choses. nécessaires aux premiers besoins de la vie (2). Mais l'idée de nécessité et de besoins, comme le dit Portalis, est essentiellement relative: c'est donc une question de fait plutôt que de droit. Toutefois dans l'application il se présente quelques difficultés d'une nature générale qui doivent être décidées par les principes juridiques.

70. Le besoin peut être réel, mais s'il provient de la faute de celui qui réclame des aliments, doit-on les lui accorder? En principe, la faute n'empêche pas les besoins, par suite il n'y a pas de motif légal de refuser les aliments. Jugé en ce sens, par la cour de Bruxelles (3), qu'alors même que l'enfant a dissipé l'héritage paternel, la nécessité de vivre doit lemporter sur toutes les considérations morales; quels que soient les torts de l'enfant,

(1) Arrêt du 25 juillet 1863 (Dalloz, Recueil périodique, 1863, 2, 140). (2) Arrêt de Bordeaux du 10 janvier 1843 (Dalloz, au mot Mariage, n° 678, 1).

(3) Árrét du 31 décembre 1850 (Pasicrisie, 1852, 2, 154).

le père ne peut lui refuser les choses nécessaires à la vie. La cour de Bruxelles a encore décidé que le fils qui se marie malgré l'opposition de ses parents peut réclamer des aliments, s'il est dans le besoin. Il y a cependant, non un motif de douter, mais une réserve à faire. Aux termes de l'article 204, l'enfant n'a pas d'action contre ses père et mère pour un établissement par mariage. Si l'enfant se marie malgré ses père et mère, et si, ne pouvant pourvoir aux dépenses de son mariage, il vient leur demander des aliments, ne sera-ce pas éluder la disposition de l'article 204? Non, autre chose est la dot, autre chose sont les aliments: la dot est une libéralité qui ne se mesure point d'après les besoins de l'enfant doté, tandis que les aliments ne sont accordés, dit l'article 208, que dans la proportion du besoin de celui qui les réclame. Le tribunal, en accordant des aliments, en fixera la quotité de manière à ne pas donner indirectement une dot sous le nom de pension alimentaire (1).

71. Le besoin suppose que celui qui l'invoque est dans l'impossibilité de pourvoir lui-même à ses nécessités. Comment faut-il entendre cette impossibilité? Suffit-il que les revenus soient insuffisants, alors même que le demandeur aurait un capital en immeubles qu'il pourrait réaliser? La question est controversée. M. Demolombe, après l'avoir examinée sous toutes ses faces, conclut, d'après son habitude, en disant les tribunaux apprécieront. Sans doute, c'est au juge à décider s'il y a besoin; est-ce à dire qu'il jouisse d'un pouvoir tellement discrétionnaire qu'il ait le droit d'accorder des aliments à celui qui pourrait s'en procurer en réalisant un capital immobilier? Non, car la loi lui impose une limite; il faut que le demandeur soit dans le besoin, et celui qui possède des immeubles n'est certes pas dans le besoin, s'il peut se procurer les moyens de vivre en les vendant (2).

Le travail est aussi un capital. Il est certain que celui qui peut se procurer les choses nécessaires à la vie en

(1) Arrêt de Bruxelles du 19 janvier 1811 (Dalloz, au mot Mariage, no 665). (2) Demolombe, Cours de code Napoléon, t. IV, p. 51, no 44.

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